mercredi 5 octobre 2011

L'intelligence de l'ignorance

S'il ne s'agit pas sous prétexte de critiquer le savoir de réhabiliter le non-savoir, si l'on distingue l'ignorance de la bêtise (ce qui n'implique pas qu'il faille réhabiliter la bêtise, plutôt la définir) :
- La bêtise se définit en référence à l'intelligence ou à la connaissance. L'intelligence est dynamique (une des meilleures définitions de l'intelligence que je connaisse désigne la "faculté d'adaptation", qui signe la supériorité de l'homme sur les autres espèces animales).
- L'ignorance renvoie à son contraire : le savoir.
La différence entre bêtise et ignorance? Ne pas confondre savoir et intelligence/connaissance signifie que l'intelligence est supérieure au savoir. Il ne s'agit pas d'amoindrir la valeur du savoir, plutôt de reprendre cette belle citation de Montaigne (à propos des savants de l'Antiquité), dans un sens opposé à la pensée oligarchique de Montaigne (qu'on présente à tort comme un diplomate qui aurait contribué à résoudre les conflits religieux et civils en France, alors qu'il prônait un certain détachement oligarchique, l'ordre oligarchique contre le désordre tout bonnement chaotique) : "Je les aime bien, mais je ne les adore pas". 
La bêtise, comme en témoigne sa référence pénétrante à l'animal, est statique. C'est une approche qui recoupe l'ensemble du réel. L'ignorance se révèle tout aussi statique, mais son contenu est limité à un domaine délimité. Le réel de la bêtise est statique au sens où il ne conserve du réel que ses éléments fixes; l'ignorance dénote un élément singulier et limité, dont la particularité est de se trouver inadéquat par rapport au réel figé - tandis que le savoir consiste à demeurer dans le figé, mais en conservant une tranche de réel dynamique.
La différence entre bêtise et intelligence saute aux yeux plus facilement : l'intelligence est dynamique et tendue vers l'infini en ce qu'elle promeut un objet en croissance constante; quand la bêtise en revient à la certitude du fini statique et figé en instaurant une démarche destructrice et suicidaire. Mais l'ignorance serait l'inverse du savoir en ce que tous deux s'attachent au fini, mais que le savoir serait du fini défini, quand l'ignorance serait du fini non défini, vague, caractérisant la structure hétérogène du réel, qui comprend à la fois le réel formé et le réel malléable.
Cependant, personne ne revendique l'ignorance en tant que mauvaise forme ou refus de forme. Comment le processus de la bêtise peut-il repousser l'ignorance qui exprime le creux et le vide - et se targuer plutôt du savoir plein? Tant la bêtise que l'intelligence se réclament du savoir, soit du quelque chose, mais l'intelligence prétend que le savoir est une forme inférieure du plein, quand la bêtise prend le savoir pour la forme suprême (la fin) du plein. Loin de se réclamer de l'ignorance, la bêtise se gargariserait de ses performances de haute volée en matière de savoir; quand ce serait plutôt l'intelligence qui en appellerait à l'ignorance pour rappeler le caractère infini du réel - le fait que l'infini dépasse tout savoir.
La bêtise équivaudrait à l'exigence de savoir d'autant plus pur qu'il se pare d'un haut niveau de maîtrise; quand l'intelligence signifierait que le savoir, pour plein qu'il soit, pour quelque chose qu'il soit, est assujetti à la dimension hétérogène du réel. Le propre de la fixité est d'isoler un contenu bel et bien plein, mais dont la plénitude est encadrée par des contraires antagonistes et irréconciliables. Le propre de l'intelligence est de reconnaître que le blocage fixiste instaure un schéma réducteur et que tout savoir se trouve certes encadré, mais par du plein, du quelque chose : l'infini est en ce sens du plein hétérogène.
Le propre de la bêtise ne revient pas tant à s'opposer à l'intelligence qu'à prétendre en être son expression privilégiée. La bêtise dénote moins la stupidité bornée et simpliste que l'usage dégénérée et dénaturée de l'intelligence à des fins fixistes. L'imbécilité serait moins l'archétype de la bêtise qu'une forme particulière de bêtise, le mauvais usage de l'intelligence. La différence entre bêtise et intelligence s'établit au niveau du vide : l'intelligence réfute le vide, quand la bêtise la reconnaît en la déniant. Le vide remplace l'infini dans la différence de conception entre bêtise et intelligence. Quant au déni, il se manifeste dans l'expression de la bêtise : comme le constata encore (assez) récemment le métaphysicien Bergson, rien ne sert de parler du non-être puisqu'il n'y a rien à en dire. Ne rien dire, c'est non seulement se condamner à ne pas comprendre l'inadéquat et mal formulé non-être; c'est en outre détruire ce qu'on dit, puisque ce qu'on dit se trouve relié autant que rejeté par ce qu'on en peut dire.
La bêtise consiste à opposer le réel en deux formes antagonistes : ce qu'on peut dire et ce qu'on ne peut dire. Du coup, la destruction se forme autour de ce qu'on ne peut dire, renvoyant à ce qu'on ne peut dire. Ce qui est correspond à ce qui peut être dit, à de l'immobile autant que du tronqué. De ce fait, la véritable opposition se situe entre savoir et intelligence, car la bêtise constitue l'approche dégénérée et inférieure de l'intelligence; tandis que l'ignorance n'est revendiquée par aucun des deux partis. La différence cardinale entre l'intelligence et la bêtise, c'est que l'intelligence ne reconnaît pas la possibilité de l'existence du vide, du rien, du creux. Pour elle, tout est plein (même si l'apport néanthéiste consiste à énoncer que le plein n'est pas homogène, mais répond à une structure hétérogène); alors que le propre de la bêtise est de reconnaître l'ignorance en la déniant, soit de considérer qu'il existe du plein et du creux, du non-être à côté de l'être.

Tant que perdurera cette attitude métaphysique consistant à penser qu'il existe du creux à côté du plein, la connaissance se trouvera bloquée à un stade donné vite archaïque (par exemple le nôtre). Le métaphysicien se condamne à la bêtise. Une des caractéristiques remarquables de la bêtise consiste à s'épanouir non pas contre l'intelligence, mais en se servant de l'intelligence. C'est que l'ignorance ne caractérise pas le combustible utilisée par la bêtise pour former son raisonnement. La bêtise utilise comme fin détournée et subvertie le savoir; et comme moyen, l'intelligence - quand l'intelligence utilise comme moyen le savoir pour se développer. Cette inféodation de l'intelligence au savoir se retrouve dans la fascination que la bêtise propose envers le savoir : un savoir élevé est tenu pour d'autant plus valorisant que le savoir constitue la fin du réel; tandis que dans le système de l'intelligence, il n'est pas question de bloquer le réel selon des limites fausses et arbitraires - puisque le réel est infini.
L'inféodation de l'intelligence au savoir est conséquente dans un système fixiste et figé, selon lequel l'être est fini. Ce schéma devient faux si l'on s'avise que ce que le nihilisme prend pour du non-être est en fait du réel qu'il ne comprend pas et qu'il rejette arbitrairement en refusant de le comprendre, soit en le décrivant sommairement comme incompréhensible. Cette manière de procéder rend l'intelligence superfétatoire et secondaire, puisque l'intelligence est la faculté consistant à croître, exactement la faculté consistant à accroître le savoir. Le savoir inféodé à l'intelligence recoupe l'adage populaire selon lequel le savoir ne fait pas l'intelligence.
L'inexistence de l'ignorance signale que la bêtise ne se fonde pas sur un système alternatif cohérent à celui de l'intelligence, mais qu'elle subvertit et pirate le dispositif de l'intelligence : la seule chose positive que signale le schéma de la bêtise, c'est qu'elle est incomplète, soit qu'elle est inférieure au schéma concurrent de l'intelligence. Son efficacité rhétorique se fonde sur l'inféodation de l'intelligence au savoir. Soit : sur l'inféodation de l'incertitude à la certitude. Rosset propose dans ses Principes de sagesse et de folie de distinguer entre la philosophie adhérant au principe de certitude et la philosophie adhérant au principe d'incertitude. Et il fait de la philosophie qu'il soutient, philosophie moins minoritaire qu'il ne pense si l'on parcourt l'histoire moderne de l'immanentisme, une philosophie incertaine plus que certaine - quand la philosophie platonicienne adossée au christianisme serait certaine au sens de dogmatique, voire fanatique.
Redoutable illusion que de distinguer certitude et incertitude. Les deux sont liés : la certitude, c'est le fini, le statique, le figé, le fixe, l'immobile; l'incertitude, c'est le non-être. Dans le système dynamique de l'intelligence, pas de certitude ni d'incertitude : la certitude est fixiste, l'incertitude tout autant. L'intelligence considère que rien n'est incertain, puisque l'incertain renvoie au creux ou au vide; le quelque chose implique lui que l'incertitude n'existe pas. Pour que l'incertitude existe, il faudrait que la structure du réel soit homogène. Son hétérogénéité ruine la possibilité de la certitude comme modèle final viable. Au maximum, la certitude est un modèle provisoire et approximatif, qui ne peut que suivre le changement général et fondamental des choses. La certitude comme modèle incomplet et imparfait ne peut que se trouver accompagnée de l'incertitude comme complément irrationaliste et opportun.
S'il est si dur de définir la bêtise en référence à l'intelligence, c'est que nous n'avons pas affaire à deux schémas autonomes et concurrents, mais à un schéma classique, celui de l'intelligence, qui se trouve piraté et déformé (subverti) par le schéma de la bêtise. Du coup, le concurrent de la bêtise, c'est l'intelligence. Raison pour laquelle la bêtise entend user d'intelligence. Mais cette intelligence dont se réclame la bêtise n'est pas l'intelligence en tant que telle, l'intelligence comme fin; c'est l'intelligence comme moyen. Tout savoir pour être défini et appris nécessite l'usage de l'intelligence; mais cette intelligence est l'intelligence du savoir, intelligence certes précieuse, mais qui est inférieure à l'intelligence finale, l'intelligence de la connaissance.

Connaître, c'est accroître le savoir. Le changement, c'est la croissance. L'intelligence du savoir est l'intelligence dont s'empare la bêtise pour prétendre qu'elle use de l'intelligence comme d'un moyen - et que le savoir est la fin de l'intelligence. Mais le savoir n'est pas la fin de l'intelligence. Le savoir est une courroie de l'intelligence. En ce sens, il en constitue un moyen. Ce qui lui confère son prestige et sa supériorité sur l'intelligence plus vague et moins définissable, prestige trompeur et controuvé, c'est qu'il se révèle plus immédiatement riche en teneur réelle, plus identifiable parce que plus proche et dense. Mais le dense se révèle creux, le proche approximatif. L'intelligence parvient à subvertir l'intelligence parce qu'elle réduit l'intelligence à son niveau et son objectif : le savoir limité et défini. 
L'intelligence de la bêtise désigne cette réduction, qui explique pourquoi la bêtise prospère : car si la bêtise se résumait à débiter des sornettes et à agir comme un imbécile, voilà longtemps que la bêtise aurait été, sinon éradiquée, du moins identifiée et tancée. Au lieu que l'intelligence de la bêtise agit comme un masque protecteur et confusionnel : en séparant des atours d'une certaine intelligence, la bêtise se réclame de l'intelligence et fait parade d'intelligence. Du coup, on peine à identifier précisément la bêtise, soit à séparer bêtise et intelligence on peine à démêler l'écheveau complexe et inextricable de l'adage populaire (le savoir ne fait pas l'intelligence). Seul moyen d'y parvenir : trancher le noeud gordien. Séparer l'intelligence comme croissance du savoir de la bêtise comme blocage du savoir (au nom du principe de réalité).
En agissant de la sorte, on trouve deux confusions : celle précédemment énoncée de la confusion entre savoir et intelligence, qui permet à la bêtise de prospérer; mais celle aussi de la confusion entre ignorance et bêtise : car la bêtise, si elle a pour fin le savoir pur, est en fait le véritable inverse du savoir - quand l'ignorance constituerait l'inverse asymétrique et gémellaire de la connaissance/intelligence : l'ignorance serait moins l'inverse du savoir que l'exacte définition du rien. De ce fait, si l'ignorance fait horreur, c'est qu'on estime que le néant existe; mais si l'on pense que le néant constitue une définition inadéquate d'une forme réelle confusément observée, alors l'ignorance est plus une manière de mal poser le problème qu'une manière alternative positive. Cette curieuse et paradoxale manière renvoie en fait davantage à l'envers illusoire de l'intelligence, un processus ou une dynamique qui serait à jamais condamné à ne pas exister, quand la bêtise est une déformation grave du savoir qui condamne le savoir à dégénérer sous couvert d'exiger sa meilleure effectivité : la bêtise bloque le savoir à l'immobilisme de sa fin.
Du coup, la bêtise est seule dans son schéma et l'ignorance est une fausse alternative, une alternative creuse et vide. D'un côté, l'intelligence engloberait le savoir; de l'autre, la bêtise remplacerait le savoir par l'intelligence et ne pourrait pas utiliser l'ignorance. La bêtise serait une forme confuse et hybride de forme moniste remplaçant la distinction dualiste annoncée bêtise/ignorance. Le monisme jouerait comme la simplification simpliste se vantant de simplicité alors qu'elle accroît la confusion.

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