dimanche 11 décembre 2011

La subversion du panafricanisme


Alors que l'on continue à annoncer que le Colonel Kadhafi serait vivant; que son fils Seïf el Islam serait prisonnier, agonisant des suites d'infection, voire libéré par les rebelles de Zenten qui sont devenus des opposants farouches aux fantoches du CNT; qu'Aicha la fille du Guide lance des philippiques qui tantôt n'émaneraient pas d'elle, tantôt recoupent sa stratégie belliqueuse intégrant le rachat d'une radio de la résistance irakienne; et je passe sur les diverses autres rumeurs qui mélangent la famille Kadhafi avec la résistance libyenne à l'occupation purement coloniale de l'OTAN et de son prolongement famélique le CNT. Je croyais que l'arrogance désaxée du Colonel était reconnue, de même que sa file Aicha n'était pas surnommée pour rien la Claudia Schiffer du désert. De son côté, Seïf a commis des erreurs invraisemblables dans sa stratégie de libéralisation de la Libye depuis plus de dix ans : sous contrôle des élites de l'Empire britannique, on l'a vu libérer les islamistes proches de Belhadj (l'actuel gouverneur militaire de Tripoli, récemment blessé puis sous-traité dans des ingérences en Syrie) et adouber dans le gouvernement les futurs dirigeants du CNT.
Et c'est ce dirigeant si peu perspicace qui devrait prendre la suite de son père - en sus des accusations de népotisme qui courent sur son compte? Soyons lucides : c'est à cause du népotisme des Kadhafi, du fédéralisme intertribaliste de la Jamahiryia et de l'arrogance sans borne de ses dirigeants que la Libye se trouve détruite par la folie sanguinaire de l'OTAN et qu'elle n'a pu se défendre contre cette agression étrangère. Ce n'est pas parce que le Colonel est mort en martyr qu'il s'est comporté d'une manière cohérente dans le gouvernement de son pays pendant ses quarante ans de pouvoir. N'ayant cessé de mener les doubles jeux et de financer les déstabilisations terroristes, il est étrange de le présenter en défenseur éclairé du panafricanisme, assassiné parce qu'il incarnait les valeurs portées par les authentiques panafricains que furent les Lumumba, les Olimpio, les Nkrumah ou les Sankara.
Ce n'est pas parce qu'il faut s'élever contre ceux qui soutiennent l'intervention de l'OTAN pour des motifs humanitaires et démocratiques (Sarko, Cameron, Berlusconi ou Obama sont des anti-impérialistes notoires) qu'il faut soutenir le régime de Kadhafi, qui au-delà du cas libyen s'érige en défenseur inconditionnel des valeurs panafricanistes alors qu'il reposait sur le népotisme, la corruption, le terrorisme, le double jeu et l'arrogance. Toutes valeurs qui expliquent les atermoiements et l'impéritie de la Jamahiryia dans son renversement, en particulier son incapacité à lutter contre l'invasion occidentale soutenue par le CNT : parce que le ver était dans le fruit et que c'est le rejeton Seïf al Islam Kadhafi qui a le plus oeuvré pour que l'ennemi intègre la direction de son pays. Ce n'est pas parce qu'il a reconnu se erreurs par la suite qu'il convient de le réhabiliter au point d'en faire le futur dirigeant de la Libye.
La Libye doit certes résister contre l'actuelle campagne militaire de colonisation et rétablir sa souveraineté. Elle ne pourra y parvenir qu'avec de nouveaux dirigeants, plus intègres et plus cohérents que le clan Kadhafi, pieds et poings liés par ses activités de double jeu avec l'impérialisme occidental qu'ils prétendent combattre (impérialisme dominé par l'Empire britannique). Ce n'est qu'en établissant en Libye (et dans l'Afrique) le système de l'État-nation supérieur au tribalisme, y compris dans des systèmes fédéraux, que le peuple libyen se trouvera enfin défendu et représenté. La preuve que le tribalisme est inférieur à l'Etat-nation : le népotisme qui a envahi la Libye au point qu'on considère légitime que les enfants Kadhafi succèdent à leur père-Guide et représentent l'alternative à l'impérialisme. Mais peut-on être oligarque africaniste et anti-impérialiste? Et peut-on suivre les conseils du défunt Guide quand il appelait au fédéralisme panafricain seul en mesure de contrecarrer le militarisme impérialiste occidental - quand on se rend compte que sa conception du panafricanisme est oligarchique?
De ce point de vue, la chute et le lynchage de Kadhafi, aussi tragique soient-ils pour son peuple comme pour son entourage, constituent une bonne nouvelle à terme pour la Résistance libyenne à l'envahisseur de l'OTAN : elle signifie que c'est une vraie nouvelle génération qui va prendre les rênes du pouvoir, et pas que le vieux dictateur (fût-il assez éclairé et moins sanguinaire qu'un Saddam) soit remplacé par ses enfants et ses amis. La confusion des avis sur le dossier libyen est inquiétante : on confond l'anti-impérialisme légitime avec les victimes troubles de l'impérialisme occidental (et sa bannière de l'OTAN), fussent-elles oligarchiques, corrompues ou inconséquentes (comme c'était le cas de la faction Kadhafi en Libye). Désolé pour la mémoire du Colonel : il a certes renversé la monarchie corrompue de son pays et établi une certaine prospérité dans son pays, mais il a aussi versé dans les pires travers de la dictature, assassinant ses opposants avec une férocité qui n'a d'égale que le traitement abject qui lui fut réservé par l'OTAN (et leurs soudards présentés comme des soldats de Misrata). On cite la générosité visionnaire de Kadhafi à l'égard de la cause panafricaine comme une illustration de son caractère éclairé, voire prophétique (le rédacteur du Livre vert, le fondateur du gouvernement de la démocratie directe, etc.).
Le sociologue camerounais Pougala a rédigé un article pénétrant expliquant que l'agression barbare de l'OTAN contre la Libye contrecarrait le panafricanisme que Kadhafi commençait à mettre en place contre l'impérialisme occidental, notamment les politiques génocidaires du FMI secondées par la force de l'OTAN. Cette cause du développement et de la souveraineté de l'Afrique n'aurait pu être menée par Kadhafi, du fait de ses méthodes oligarchiques, népotiques et contradictoires (anarchiques ou anarchisantes?). Kadhafi aurait mélangé et mêlé le panafricanisme intègre de Lumumba avec ses antiennes retorses et destructrices (on se rappelle à l'inverse de Lumumba et, un ton en dessous de Kadhafi, des prétentions africanistes du tyran Mobutu). Aucune des nombreuses et variées ambitions de Kadhafi n'a été réalisée sur la durée, même si l'on retiendra de manière mineure dans son action d'ensemble sur quatre décennies certains objectifs comme les projets de banques de financement panafricaines ou la volonté d'intégrer l'Afrique au développement technologique de pointe, en particulier à son essor dans l'espace (les satellites africains).
La stratégie de Kadhafi pourrait se résumer comme suit : mener double jeu pour rouler l'impérialisme dans la farine du nationalisme le plus critiquable, aux antipodes de la netteté de Lumumba (Kadhafi finançait entre autres depuis quarante ans des mouvements néo-fascistes et néo-nazis en Europe, de même qu'il se trouvait soutenu par les réseaux du financier nazi suisse Genoud). Selon ce raisonnement, la destruction se trouve intégrée dans la construction, qui figure de fait un jeu dangereux et improductif, voué à l'échec, ce qu'illustre la fin infamante (pour les commanditaires de l'OTAN) de Kadhafi. Le panafricanisme n'a pas besoin de ces atermoiements paradoxaux et troubles, lui qui déjà doit lutter contre l'association entre le lumineux Lumumba et le trouble Kadhafi. Le panafricanisme n'est une cause universelle et cohérente que si elle s'intègre à l'humanisme. L'Afrique ne peut se développer que si elle intègre sa quête à la quête de l'homme dans son ensemble. Si elle se ferme sur son seul développement, elle verse dans la contradiction du racialisme au moins implicite et contre-productif. Si je devais retenir une leçon de l'action politique de Kadhafi en presque un demi siècle d'autocratie, ce serait le fait que l'on ne peut diriger avec succès un pays en versant dans la contradiction.
Il faut que les panafricains de tous horizons se trouvent bien perdus en ce moment pour qu'ils embrassent au nom du panafricanisme l'action idéoillogique d'un Kadhafi. Car le panafricanisme exige qu'on lutte à la fois contre l'impérialisme et qu'on propose des figures cohérentes - à l'inverse de ce qu'illustra Kadhafi et de ce que ses enfants prétendent perpétrer, en nous faisant croire qu'ils peuvent parce qu'ils s'appellent Kadhafi et qu'ils ont profité de la manne népotique libyenne prendre la relève de leur père martyrisé et agir pour le développement pérenne de leurs frères africains. Le clan Kadhafi, pour violenté qu'il soit, illustre la manipulation du panafricanisme par l'oligarchie interne, en particulier la récupération du panafricanisme par des oligarchies africaines qui s'opposent à la tentative de mainmise mondialiste de l'oligarchie occidentale, non à des fins républicaines panafricaines ou plus largement universalistes, mais à des fins d'oligarchie fédérale panafricaine.
Le panarabisme d'un Kadhafi, qui se réclamait de l'action d'un Nasser en Egypte, s'est appuyé sur les réseaux du néo-nazisme et du communisme en Europe pour prospérer et instaurer la zizanie. Kadhafi a participé à l'action de ceux qui ont discrédité le panarabisme sous prétexte de mener une lutte anti-impérialiste. J'ai bien peur que ses velléités panafricaines n'aient obéi au même irrationalisme souvent criminel et qu'il ne faille en aucun cas confondre l'impérialisme scandaleux de l'Occident hégémonique et l'anti-impérialisme tortueux de ceux qui entendent promouvoir l'oligarchie régionaliste de leurs propres intérêts et pas la cause des peuples d'Afrique ou du monde. Pour ce qui est de l'état d'abandon dramatique de l'Afrique en ce moment, la cause panafricaine mérite bien mieux que des personnages de l'acabit Kadhafi.
Elle ne pourra se relever que si elle rattache la cause humaniste plus universaliste que le panafricanisme (ce qui était l'ambition d'un Lumumba ou d'un Nkrumah) et si elle s'oppose à sa récupération par des intérêts qui pour anti-occidentaliste qu'ils soient n'en demeurent pas moins oligarchiques, troubles et contre-productifs. De ce point de vue, le meilleur service à rendre à l'impérialisme occidental serait de lui opposer la figure d'un Kadhafi, soit de quelqu'un qui par son action violente ne sera jamais capable de proposer l'inverse de l'oligarchie, le système républicain, seulement une oligarchie inférieure et antagoniste d'un point de vue interne. Le projet de fédéralisme oligarchique panafricain que défendaient les intérêts Kadhafi et leur manne rentière énergétique, loin de contrecarrer le projet d'oligarchie mondialiste des factions de l'Empire britannique, les sert plutôt en laissant croire que la seule alternative oscille entre le modèle d'oligarchie inférieure régionaliste et le modèle d'oligarchie supérieure mondialiste 

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