mardi 6 décembre 2011

La théorie finie


De la méontologie (suite).

La méontologie réduit le réel au physique - la théorie au physique. La métaphysique établit la possibilité de théorisation du réel fini, ce qui permet sa conciliation avec le monothéisme, tant dans l'Islam que dans le christianisme. La théorie métaphysique consiste à estimer que l'être fini recèle une unité et une connaissance, aussi limitée soit-elle. La méontologie nie la connaissance au profit du savoir et la théorie générale au profit de la théorie particulière. Quand Démocrite énonce (de manière péremptoire d'après les sources) que l'Etre est inconnaissable même s'il existe, il signifie que la possibilité d'unité du réel n'existe pas - que seuls le particulier et le singulier existent dans l'entreprise de connaissance. Parlons de savoirs multiples s'opposant à l'unité de connaissance en tant que le savoir désigne des morceaux érudits et particuliers sans lien envisageable entre eux. Le propre de tout nihilisme consiste à tenir le réel pour morcelé, tandis que la définition divine, pour vague qu'elle soit, consiste à parier sur l'unité du réel. Si le réel est morcelé, alors il est légitime de ne s'intéresser qu'au seul réel d'intérêt humain. La question revient à savoir si le réel d'intéressement humain est théorisable ou pas. Si l'unité du réel morcelé est possible, l'unité ne serait plus totale, mais fragmentaire. Quand on parie sur le réel seulement physique, on aboutit à un réel non théorisable, qui est morcelé et dont l'unité n'est pas possible. Aristote fera le pari inverse et sera réputé métaphysicien et non méontologue : on peut théoriser le réel fini et fragmentaire, le réel d'environnement humain.
Cette approche n'est pas ontologique : l'unité ici en question est unité finie. La théorie du réel finie s'oppose à la théorie du réel infini (ontologique) et l'opposition entre la méontologie et la métaphysique est une opposition interne à l'histoire du nihilisme. Avant Aristote, les traditions nihilistes que l'on retrouve en Grèce, comme la tradition abdéritaine ou la tradition de sophistes, notamment de Gorgias ou sa variante Protagoras (qui vient d'Abdère mais ne s'inscrit pas dans la filiation abdéritaine), réunissent pour point commun notable de parier sur l'absence d'unité possible. Deux options sont proposées : l'option physique avec l'école d'Abdère - l'option rhétorique avec les sophistes dénoncés par Platon. Les deux écoles professent que le réel peut se rapporter en guise d'unité à des agrégats sans lien entre eux et sans logique d'ensemble. La théorie n'est pas possible au sens où l'unité se trouve remplacée par le hasard. Le hasard signifie que l'ensemble existe quand même, au sens où l'agrégat est entouré, mais que l'unité d'ensemble n'existe pas au sens où il n'existe pas d'ensemble, seulement des points de rencontre. La théorie des atomes propose que les corps soient des agrégats d'atomes en tant que l'atome serait l'unité indivisible et inexplicable. Il n'y a pas d'unité possible signifie que l'unité n'est pas la règle du réel, soit que la régularité n'est pas la règle. L'étymologie est d'ailleurs approchante et commune.
La théorie cherche la règle, mais la règle relative à un ensemble fini n'est pas identique à la règle totale. La règle totale implique qu'il y ait une régularité qui excède le monde de l'homme, soit que ce qui est insuffisant et incomplet soit complété par quelque chose de non irrégulier et arbitraire; tandis que la règle relative propose que la règle retenue concerne seulement le domaine circonscrit au monde de l'homme. La théorie s'inscrit dans l'idée selon laquelle une régularité finie est possible et discernable; tandis que les théories purement nihilistes prônent l'absence de règle au sens où le réel est seulement morcelé - bien que ce morcelé soit inexplicable. En fait, l'irrégularité comme règle reprend la règle qu'il n'y a pas de règle. Et cette contradiction, le nihilisme ne peut s'en dépêtrer, au sens où l'on ne peut falsifier le réel dans son fondement sans entrer en contradiction. De sorte qu'il existe deux chemins dans le réel : un chemin pavé de contradictions et un chemin qui propose une règle levant les contradictions. Le multiple est contradictoire. Le un est réglé. Si l'on en peut falsifier le réel, c'est que la falsification signifie la réduction du réel à sa primauté contradictoire. "Il n'est que deux sens dans le réel, l'un croissant, l'autre décroissant" signifie que le réel ne supporte pas la contradiction.
La faute de la contradiction (méthode de falsifiabilité) consisterait à rendre praticable le contradictoire. Quand Popper définit la méthode scientifique expérimentale comme ce qui ne se falsifie pas, il introduit une réhabilitation de la logique physique généralisée au philosophique typiquement métaphysique : le logique serait le fini alors que l'illogique serait l'infini. L'opposition logique/illogique ne recoupe pas ce débat, car le physique est toujours logique à condition de préciser que la logique physique n'est pas la logique suprême, au sens de règle suprême, mais qu'elle est une règle particulière - une logique particulière. Ce n'est pas le fini contre l'infini, mais plutôt le fini est-il l'unique réel ou est-il compris dans l'unique réel de l'infini? La théorisation devient inexplicable dans le système nihiliste parce que l'explication a besoin d'un référentiel sans quoi la faculté d'explication est impossible. Aristote découvre que l'on peut théoriser le réel fini à condition que l'on omette d'ajouter que le théorisable fini est vite caduc et périmé. La théorie est compatible avec le non-être et l'irrationalisme à condition que l'on forge un réel aussi complet et suffisant que faux (fondé sur la contradiction).
Historiquement la science aristotélicienne est d'autant plus parfaite en son temps qu'elle devient caduque et sclérosée à partir de la Renaissance. Cette particularité pratique recoupe sa consistance théorique. Quand un Popper maître de logique reprend et prolonge sa méthode aristotélicienne, il couple le réel et la science comme si la science pouvait aller de pair avec la définition du réel finie. Ce coup de force, Démocrite l'érudit le manque parce qu'il ne parvient pas à expliquer le réel dans son ensemble. Aristote y parvient avec sa théorie du multiple : si le réel est multiple, alors ce qu'il nomme théorie ne s'applique qu'à l'une des innombrables strates du multiple. La théorie finie contredit la théorie tout en sauvegardant l'exigence de théorie. Le régulier comme condition du théorique est préservé au milieu de l'irrégulier du non-être avec plus de consistance que si c'était du régulier infini tenu pour incertain et impalpable. La théorie métaphysique jouit du prestige de paraître plus rationnelle et scientifique que l'ontologie parce qu'elle serait plus à même de délimiter le réel.
En contrepartie, chaque historien des idées, en particulier dans l'épistémologie, est obligé de constater, s'il ne veut pas sombrer dans la mauvaise foi, que ce n'est pas un hasard si le théoricien de l'incomplétude mathématique Gödel tente de renouer avec le platonisme des origines et s'oppose frontalement à ceux qui parmi la communauté scientifique reprennent à leur compte l'approche métaphysique : tel Wittgenstein, plus profond que son maître Russell, de plus en plus propagandiste de l'Empire britannique et de moins en moins logicien, qui énonce que les idées mathématiques existent relativement à l'homme. Gödel énonce au contraire que les idées mathématiques existent en dehors de l'homme. Cet affrontement traduit le problème du nihilisme en tant qu'approche théorique : en limitant la régularité théorisable au domaine de la complétude, le nihilisme ne se rend pas compte que le propre de toute évaluation implique la comparaison.
L'intervention de Gödel dans le débat épistémologique et philosophique in fine met en déroute l'attitude des logiciens comme Popper qui entendaient proposer une rénovation de l'aristotélisme de manière plus encore radicale et épurée que la métaphysique. L'incomplétude chère à Gödel vise la complétude de l'immanentisme spinoziste et derrière cet énoncé, l'aristotélisme fondateur de la métaphysique, qui entendent, explicitement et implicitement, définir le réel comme fini et complet. L'immanentisme radicalise la métaphysique comme couronnement du nihilisme antique (compromis avec l'ontologie) en situant la complétude dans le désir humain, à l'intérieur du réel fini (en réduisant le fini au désir). Il n'y a pas de complétude dans le fini, ce qui ruine la théorie nihiliste sous toutes ses moutures.
La théorie métaphysique ne peut que proposer une régularité isolée et bloquée, figée, inerte, qui du fait de son opposition avec le non-être voit le non-être se retourner contre elle en tant qu'élément étranger, souvent dénié, toujours porteur de la direction générale du sens. Le vice du nihilisme consiste à opposer le domaine fini au non-être, soit à opérer le contresens du non-être indéfini et indéfinissable, irrationnel et irrationaliste en lieu et place de l'infini de l'Etre ontologique. Alors que le propre du réel est de fonctionner en passant d'un domaine à un autre supérieur, de l'être fini à un être plus important, développé et croissant, sous l'effet du changement. La frontière interprétative entre le système nihiliste et le système ontologique est ténue. La vertu du nihilisme (isoler le fini) cache son vice fondamental (ne pas définir le non-être en tant que substitut de l'Etre et de l'infini). Tandis que la parenté de l'ontologie avec cette version métaphysique du nihilisme accroît son vice ou sa fragilité théorique (ne pas définir son fondement l'Etre) et amoindrit sa vertu (définir le non-être comme l'autre avec Platon).

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