mercredi 30 mai 2012

Le succès de l'échec

Pourquoi a-t-on coutume de répéter selon un paradoxe que le succès est plus dangereux que l'échec : on peut apprendre de l'échec, quand le succès n'a rien à vous apprendre et vous donne l'illusion de tout maîtriser au moment où vous vous trouvez sur la pente descendante? Le caractère pernicieux de cette remarque de bon sens intervient du fait que la vérification du succès est différé par rapport à sa conséquence immédiate : on sait si le succès a provoqué des effets néfastes sur le long terme, assez longtemps après le succès.
Le titulaire d'un diplôme de grande école acquis en bon rang, comme l'inspecteur des finances de l'ENA, n'est pas préparé à mesurer que son succès louangé risque de lui apporter de la positivité sociale sans bénéfice en termes de créativité. Lui s'en moque sur le moment, puisqu'il a validé des éléments qui tiennent compte de son intelligence mimétique brillante, nullement de sa créativité. Ses titres académiques lui permettent de mener une carrière professionnelle et sociale valeureuse, mais qui dès le départ lui ont d'autant plus fermé les portes de la créativité qu'il n'a pas conscience de l'existence supérieure de la créativité par rapport au mimétisme.
Un coup d'oeil sur son parcours indiquera qu'il a brillé mimétiquement (socialement et professionnellement), mais qu'intellectuellement il lui a manqué la créativité pour que son mimétisme ne devienne répétitif, roboratif et déclinant. Le mimétisme est condamné, du fait de son caractère figé, à décliner, ce qui explique la doctrine pessimiste (cohérente dans l'univers fini). Cette caractéristique du brillant diplômé permet de monter que le succès manque de l'essentiel.
Obtenir le succès, c'est se condamner à dépérir sous le redoutable sentiment d'être parvenu au faîte de la réussite : d'avoir réussi, non seulement professionnellement et socialement - mais intellectuellement. Le succès empêche de progresser, quand l'échec encourage (sans la garantir) la progression. Progression qui ne sera plus mimétique, mais créatrice, ce qui explique qu'elle se déploie selon des formes différentes, pas forcément identifiées d'un point de vue social.
Il ne s'agit pas de verser dans l'extrême opposé, consistant à louer le raté sous prétexte de condamner le succès et de revaloriser l'échec. Le raté est celui qui n'obtient rien. En termes scolaires, si la réussite scolaire ne sanctionne pas l'expression supérieure de l'intelligence et de la connaissance, il serait aberrant par contrecoup compensatoire de tenir le raté pour supérieur au réussi. Il est plus fondé de rappeler le caractère inférieur du réussi mimétique par rapport au créatif - issue vers laquelle peut tendre l'échec, à condition qu'il soit correctement analysé et qu'il débouche sur la répudiation du ratage. 
Pourquoi le succès empêche-t-il la croissance qualitative et donne-t-il à penser que l'on est parvenu au faîte de la puissance, pour les succès les plus marqués (l'excellence académique) - tout du moins à un accroissement de la puissance et de la liberté, pour parodier ce Spinoza, qui ne peut passer pour un maître en démystifications et illusions que quand l'on n'a pas compris qu'il se positionne en faveur du plus fort et qu'il se tient en politique du côté des oligarques?
La réussite à l'intérieur du donné est relative, voire trompeuse, quand cet ensemble, du fait de sa stabilité, tend vers la décroissance. La réussite comprise dans la décroissance aboutit au ratage, tout comme l'aristocrate dégénéré au moment de la Révolution française, n'ayant rien vu venir, finit dans le discrédit, voire sous la guillotine. Pourquoi le désormais surcélébré Einstein fut-il si contesté par les élites physiques au début de sa découverte capitale, au moment pourtant où il se montre le plus créatif et le plus supérieur? Parce qu'il développait l'innovation qui contredisait le savoir de son temps.
Quand Einstein fut reconnu, quand son innovation fut académisée pour le meilleur (intégration théorique) et pour le pire (célébration sociale), sa renommée crut d'autant plus que la qualité de ce qu'il affirmait dès lors décroissait. Il versa dans les travers de la célébrité et personnifia l'intellectuel distribuant son avis sur tous les sujets, alors que son message était nul et que l'innovation physique qu'il avait promue avait depuis belle lurette laissée place à de la répétition, qui plus est de la plus médiocre expression philosophique.
Le cas d'Einstein illustre ce que signifie le danger du succès : l'apport intervint quand il était non reconnu, puis décrut qualitativement quand survint le succès, au point que ses dernières interventions scientifiques sont avortées et qu'il verse carrément dans le frou-frou philosophique. Le succès empêche le progrès, à moins qu'il ne soit radicalement mis en question, critiqué au sens d'évalué : le poids de l'influence sociale se mesure à la difficulté, quand on supporte le poids du succès, d'opérer cette critique qui permet de comprendre que le seul mérite du succès académique consiste à autoriser une certaine reconnaissance sociale, mais qui a pour principal inconvénient théorique d'incliner à la médiocrité qualitative au moment où il obtient l'objet qu'il convoite.
Le social laisse croire, avec le poids récent (le succès) de la sociologie, que le substrat du réel serait le social. Si le social était le substrat au réel, alors le succès serait le juste marqueur de la valeur. Si le succès peut exprimer le découplage entre qualitatif et quantitatif, le succès quantitatif aboutissant à la médiocrité qualitative, le constat exprime l'inverse de ce qu'on est en droit d'attendre de la validité du succès : ce dernier devrait exprimer au contraire l'adéquation entre la réussite quantitative et la valeur qualitative.
Si tel n'est pas le cas, c'est que le succès est dangereux car il laisse croire que le donné est le réel et qu'en réussissant à détenir un titre de gloire, on a réussi à dominer le réel et à accroître sa puissance. L'erreur cardinale que charrie le succès est le fixisme - l'idée selon laquelle le réel n'évolue pas, ne change pas, ne croît pas, mais demeure stable et pérenne de manière inexplicable. Mais le succès bien compris n'évolue pas automatiquement vers son échec, au sens où la prise de conscience des limites du succès peut engendrer une relativisation qui conduit à prendre le succès pour le gage du mérite dans un certain donné, nullement de manière absolue et éternelle.
En ce cas, le succès est relatif à un objectif, mais n'a pas de valeur absolue, ce qui signifie que l'on reconnaît que l'objectif vaut dans un objet mais que l'objet du donné est un tout provisoire dans le réel Le fini n'est pas le réel. Le réel est infini. L'échec ne garantit en aucun cas que son expérience va délivrer d'une manière oscillant entre souffrance et négativité la vérité sur l'infini. Mais l'échec est un formidable et paradoxal stimulant en ce qu'il peut permettre de prendre conscience du caractère relatif de ce que sanctionne le succès et de l'existence mystérieuse de l'infini, à condition de relever deux principaux traits :
1) l'infini n'est pas pour autant défini;
2) l'échec est une expérience propédeutique, nullement la positivité nécessaire découlant de son propre fondement.
L'échec peut permettre de progresser en comprenant que le succès laisse la représentation fausse de l'homogénéité du réel (je suis parvenu en haut du donné homogène, donc je suis parvenu en haut du réel). Telle est sa vertu, qui ne garantit nullement son efficacité : l'échec peut croître vers l'innovation, mais aussi sombrer dans le ratage. L'échec peut indiquer que l'homogénéité relève de l'erreur. C'est par l'échec plus que par le succès que l'on peut parvenir à l'intuition de l'hétérogénéité du réel, hétérogénéité de structuration en enversion.
Le succès est échec face à l'intuition qu'il comporte du réel; et l'échec est succès face à la possibilité de compréhension de l'infini (en tant que spécificité à définir du réel). L'échec est possibilité : il mène vers la compréhension, il n'est pas la compréhension. De ce point de vue, le seul moyen que le succès accède à la compréhension plus fine du réel que son action ne l'indique, c'est qu'il se commue en un certain échec social, l'incompréhension que la société voue à la compréhension intellectuelle - plus profonde que les vérités sociales du moment. A condition de préciser que la vérité se manifeste comme parcellaire (du fait de la constitution du réel en enversion) : le succès se voulant définitif et total ne peut accéder au cheminement vers la vérité.

jeudi 24 mai 2012

Editorâle

Je joins l'éditorial en fin de note.

Sans trop perdre mon temps à noter que cet éditorial manifeste la purulence idéologique et morale des élites journalistiques parisiennes, dont Frachon est un cas attristant, j'aimerais dresser le catalogue de quelques mensonges que propage Frachon dans cet éditorial abominable d'un point de vue moral et qu'il intitule toute honte bue : "Le réalisme moral d'Alain Juppé". La morale platonicienne ou la morale néo-conservatrice issue de Bloom et de Strauss? Cherchez l'erreur.
Frachon nous fait le coup du journaliste qui connaît de près la situation en Libye pour l'avoir personnellement vécue : "On permettra d'abord à un journaliste qui a quelques années de Proche-Orient au compteur - et a travaillé plusieurs fois en Libye". Cette observation sinistre, quand on s'avise du chaos et des dizaines de milliers de morts (plus de 100 000) de l'opération OTAN en Libye, vise à légitimer une situation, alors qu'on procède par approximations néo-coloniales: depuis combien de temps connaît-on un pays pour y avoir travaillé plusieurs fois? Quand?
N'importe quoi, surtout. Ce ton néo-colonialiste de bobo de la gauche ultralibérale parisianiste devrait d'autant moins tromper que Frachon l'éditorialiste d'un journal se voulant la référence du centre-gauche libéral français est favorable à ... Juppé, qui en l'occurrence s'est aligné sur les positions de Cameron, un ultraconservateur libéral ... britannique.
Alors, on y va, dans le délire qui évoque le ton de la décadence et le Titanic :

- "Bien sûr, c'est Nicolas Sarkozy qui, début mars 2011, prend, avec le Britannique David Cameron, la décision d'appuyer militairement les rebelles libyens". 
Ah bon? Je croyais que le général américain et ancien commandant des forces européennes de l'OTAN Wesley Clark avait mentionné en 2007 que ces projets de remodelage du Moyen-Orient remontaient à au moins 2001 et émanaient des idéologues du PNAC et de ceux qui les inspirent, comme le sympathique Bernard Lewis, mentor de Huntington.


- "Après s'être assurés du soutien, indispensable, essentiel, des Etats-Unis" : 
ce ton comminatoire et péremptoire pour nous faire avaler de la propagande grossière : l'opération est décidée depuis plus de dix ans par des commanditaires anglo-saxons qui n'ont ni attendu le feu vert de Sarko et Cameron, ni celui d'Obama, encore moins l'imprimatur vérolé de l'ONU. Et dire que Frachon se présente dans cet éditorial comme analyste chevronné de la stratégie diplomatique mondiale. S'il est sincère, c'est un naïf. S'il ment, c'est un propagandiste. 
- "Le Guide avait promis un bain de sang" : 
l'aimable Frachon pourrait-il nous fournir la référence exacte dans laquelle Kadhafi, dont je ne suis nullement le défenseur, promet un bain de sang aux gens de Benghazi? Puis, il a promis un bain de sang à qui de Benghazi? Aux mercenaires qui étaient entrés en Libye et qui terrorisaient la majorité désarmée? Aux islamistes se revendiquant d'al Quaeda? A l'ensemble de la population innocente? De qui se moque-t-on avec ces généralités, qui montrent le niveau lamentable de réflexion auquel se livre Frachon pour le compte du Monde?
- "Compte-tenu de ce qu'ont été les quarante-deux ans de tyrannie kadhafiste - tueries, terrorisme et torture" : 
que le régime de Kadhafi soit une tyrannie par certains aspects indéfendables, c'est une certitude. Qu'il ait eu recours à l'assassinat politique, au terrorisme et à la torture, c'est une évidence (même si l'affaire la plus fameuse de Lockerbie est une fumisterie judiciairement attestée). Mais peut-on seulement résumer le bilan de Kadhafi à ces trois termes négatifs, quand on sait que la Libye était selon l'OCDE avant la guerre le pays d'Afrique le plus prospère, ce qui est un constat relatif, ou que Kadhafi avait engagé des travaux de construction de son pays colossaux et peu en rapport avec l'action d'un dictateur fou et détruisant son peuple? Frachon pourrait-il nous communiquer le nombre d'assassinats auxquels Kadhafi s'est livré pendant ses quarante-deux ans d'exercice du pouvoir? Combien d'actes de tortures? Combien d'actes de terrorisme? Quand on est un journaliste, le premier devoir est d'informer, pas de déformer. Alors, chiche, Frachon, forme.
- "On n'ose pas non plus imaginer les réactions des opinions arabo-musulmanes si Américains et Européens étaient restés bras croisés devant Benghazi pilonnée..." : 
Frachon fait du BHL, ce qui dénote le niveau de cet éditorial. C'est, comment dire?, très gentil et généreux de se mettre à la place des opinions arabo-musulmanes, qui se soucieraient de Benghazi. Encore du grand n'importe quoi, du néo-colonialisme du plus bas étage. Comme si les populations indigènes d'Orient étaient unanimement à défendre le parti de BHL et comme si elles attendaient des Occidentaux et de l'OTAN de l'aide désintéressé, démocratique et généreuse.
On a vu le résultat : en Libye,  plus 50 000 bombes, plus de 100 000 morts. Aucune révolution populaire. En Tunisie et en Egypte, là où les révoltes ont vraiment été populaires, les contre-révolutions qui ont suivi indiquent que les puissances occidentales refusent la démocratie pour les peuples d'Afrique au sens large. Cette tirade n'est envisageable que depuis le point de vue déconnecté d'un bobo parisien reprenant le point de vue du plus fort en oubliant que la vérité factuelle diverge du plus fort et lui est supérieure.
- "La Libye n'est pas non plus en proie à la guerre intérieure" : 
pour tout lecteur informé de la situation actuelle en Libye, c'est une insulte primaire et désespérée. Comment appelle-t-on le chaos et la guerre civile?
http://www.afrique-asie.fr/actualite/2925-chaos-en-libye.html
Frachon devrait aller réciter son article infâme à travers les tribus de Libye, en se baladant au fil de ses lignes, entre Syrte la rasée, Tripoli la massacrée (combien de morts lors de la prise de la capitale fin août?), le Sud abandonné et l'Est aux moins des commanditaires d'al Quaeda : les grandes compagnies d'énergie et les grandes banques anglo-saxonnes condamnées pour trafic de drogue et terrorisme. On l'exterminerait pour prix de la vilenie de ses propos et du décalage propagandistes entre ce qu'il raconte et la réalité, que tous peuvent vérifier depuis octobre 2011. 
- "C'est une position qui s'inscrit dans l'Histoire, pas dans le temps journalistique" : 
il a raison Frachon, de rappeler que ses propos n'ont aucune autre valeur que leur médiatisation du moment. Mais qu'il se rassure : sa grandiloquence ne saurait permettre à Juppé d'accéder ni à l'Histoire, ni à l'action mémorable. Juppé fut au mieux le petit bras armé français de l'impérialisme occidental. Et Frachon? Un porte-voix famélique de cet impérialisme terminal, qui a pour nom médiatique "ingérence démocratique" et qui correspond à la R2P, chère à l'actuelle Samantha Power et à l'oligarchie britannique qui promeut derrière des financiers philanthropiques comme Soros ces billevesées contradictoires dans les termes (la démocratie vient de l'intérieur ou n'est pas).

Voilà pour quelques mensonges patents, qui ne sont pas exhaustifs, dans cet éditorial qui réussit l'exploit d'associer le centre-gauche avec le néo-conservatisme, de promouvoir Juppé tout en se prétendant de la gauche, une certaine gauche, la gauche bobo, celle de DSK, de BHL, de Bruni, d'Attali, Lamy, de ces libéraux de gauche proches du progressisme pervers de Blair ou d'Obama, qui ont réussi l'exploit de s'associer avec les pires cercles conservateurs, notamment pour le cas libyen.
Je voudrais synthétiser les sornettes de propagande déversées par cet éditorial, emblématique d'une certaine manière de penser, revenir sur trois cas qui permettent de légitimer le point de vue de la R2P, de l'ingérence démocratique et de la guerre humanitaire en Libye. Que fut cette guerre? En Libye, l'OTAN décida de renverser le régime. Pour ce faire, il finança via les cercles saoudiens des milliers de mercenaires qui déstabilisèrent le pays et profita du tribalisme pour acheter certains clans, fort minoritaires, dans la société libyenne.
C'est suite à cette supercherie médiatique que l'on décréta que le peuple libyen s'était soulevé contre son horrible dictateur Kadhafi, alors que les manifestations de juillet 2011 réunirent malgré les bombardements et le chaos des millions de Libyens défavorables à la guerre et  au chaos. On les comprend, comme on se trouve estomaqué que l'on puisse penser que les Libyens aient pu dans leur majorité se montrer favorable au bombardement de leurs infrastructures, à l'assassinat de dizaines de milliers d'entre eux, à la guerre civile et à des opérations d'ingérence qui ne peuvent qu'être militaires, jamais démocratiques.
Je vois trois grands travers qui permettent de poursuivre l'entreprise de propagande, malgré ses travers grossiers et ses incohérences patentes :

1) La première consiste à amalgamer le peuple libyen à la personne de Kadhafi.
Si Kadhafi = dictature, toute guerre contre Kadhafi = guerre pour la démocratie. On en arrive à des équivalences commodes, qui réduisent les nuances à l'opposition de Kadhafi et de la démocratie. Le recours à la nuance rétablit la possibilité qu'une guerre coloniale ait été menée contre un peuple détruit (plus de 100 000 morts) et un régime autoritaire agressé.
Il est par ailleurs impérialiste de considérer que la seule démocratie est libérale, comme si l'Occident seul pouvait apporter la démocratie. En l'occurrence, les réalisations que l'Occident a apportées au reste du monde par la force sont impérialistes et coloniales, jamais démocratiques. En Libye, la guerre n'était pas une guerre pour que le peuple libyen accède à la démocratie libérale occidentale, mais une guerre coloniale pour détruire le régime de la Jamahiryia et installer en lieu et place un régime fantoche sous la coupe des intérêts qui financent l'OTAN.
Quand Kadhafi a été lynché et assassiné à Syrte, la guerre de l'OTAN s'est terminée. Le cas du peuple libyen n'a pas été résolu, surtout d'un point de vue démocratique. On voit mal comment en détruisant la niveau de vie, on pourrait installer la démocratie, alors que la démocratie suppose au contraire une hausse significative du niveau de vie.

2) Comment se fait-il qu'un dictateur ait fini en résistant ?
La Jamahiryia n'avait pas instauré un modèle de démocratie directe supérieur à la démocratie libérale de forme représentative. Elle a utilisé le terrorisme, la torture, le népotisme, la corruption, les coups tordus et les doubles jeux, les relations avec les services secrets et les officines des États occidentaux.
Kadhafi, loin du révolutionnaire opposé à l'impérialisme occidental, était un satrape qui entendait jouer le double jeu : collaborer avec l'Occident en lui rendant certains services; protéger le peuple libyen à condition que cette protection soit assurée par son clan seul. Le satrape est le prolongement du pouvoir impérialiste; Kadhafi était un satrape rebelle, mais c'était un satrape. Toute son action politique a été menée grâce à l'appui des services secrets occidentaux.
Bien qu'il s'en défende, il a constamment collaboré avec les services secrets favorables à l'Occident (dont ceux israéliens), qui l'ont aidé à se maintenir au pouvoir et à éliminer ses opposants internes. Raison pour laquelle l'action intentée au nom de la démocratie par les puissances occidentales ne peut être dénoncée : il faudrait alors mettre à jour les soutiens hypocrites, bien avant la réhabilitation des années 2000, de ceux qui soudain décidèrent qu'il fallait renverser leur ancien allié pour des raisons qu'ils avaient toujours connues et qu'ils exagéraient subitement : mobiles stratégiques - non démocratiques.
C'est faux, l'éditorialiste Frachon, ou convient-il de soutenir la morale si hautaine, pardon, si haute - de Juppé?
Dès lors, comment expliquer qu'un satrape soit parti en résistant - qu'il se soit opposé à ses alliés occidentaux? En s'opposant à la guerre impérialiste menée par l'OTAN, il s'est réhabilité. C'est dire à quel point cette guerre fut sale : pour réussir à réhabiliter un type aussi trouble que Kadhafi, il faut que le parti de l'ingérence démocratique (expression de l'impérialisme) ait agi de manière arbitraire, violente et illégale.

3) Peut-on ingérer la démocratie de l'extérieur?
Cette question, Frachon l'idéologue de l'impérialisme de gauche, tendance blairiste (les collusions entre Blair et le clan Kadhafi sont du domaine public), y répond d'une manière plus que partiale, en défendant l'indéfendable et manipulable Juppé, en lui donnant une indépendance qu'il n'a jamais eue (il fut au mieux un sous-fifre de l'atlantisme en France) et en fournissant aimablement une bibliographie orientée, partiale, exprimant le même point de vue que le sien. Du travail de journaliste. Frachon estime peut-être que le format de l'éditorial l'autorise à verser dans la propagande sous couvert d'engagement.
La théorie de l'ingérence démocratique contient une contradiction qui ne peut être levée que par l'usage de la force : on ne peut imposer la démocratie de l'extérieur pour la raison que l'accroissement d'un corps ne peut venir que de l'intérieur.
Accroître un ensemble de l'extérieur relèverait soit d'une puissance de création dont l'homme ne dispose pas, soit de l'impossibilité logique : l'homme n'est pas capable d'inspirer la croissance d'un domaine intérieur depuis un point extérieur sans que les deux domaines n'entrent en conflit et n'engendrent la destruction. Il ne peut créer que des domaines finis à l'intérieur de son propre domaine fini englobant; et il ne peut faire croître son domaine d'existence qu'en s'attaquant à un élément étranger à sa nature. De ce fait, la théorie de lignage impérialiste de l'ingérence démocratique (Grotius pour le compte de la Compagnie des Indes hollandaises, puis l'Empire britannique contre l'Empire ottoman) est contradictoire.
La définition du terme d'ingérence en dit long sur l'action que recouvre cette expression bigarrée : il s'agit d'introduire une substance dans le corps, voire de se mêler de quelque chose sans en avoir le droit, l'autorisation (selon Wiktionnaire). L'introduction d'une substance dans le corps ne peut avoir que des effets destructeurs pour l'intérieur. Soit que la destruction concerne une partie (jugée ou non néfaste), soit que la destruction concerne l'ensemble. Si c'est l'ensemble, comme ce fut le cas en Libye, où l'OTAN n'a pas éradiqué le clan Kadhafi mais le peuple libyen, l'action ne peut être positive pour le corps; si c'est une partie, l'action ne peut alors toucher l'ensemble, ce qui fut le cas en Libye, où la guerre lancée contre la Jamahiryia dura huit mois. Un chiffre officiel : plus de 50 000 bombes furent larguées - pour la démocratie. Quant au nombre de combattants (mercenaires plus forces spéciales de l'OTAN) qui au sol permirent le renversement du régime et son replacement par le chaos, il faudra attendre pour qu'on ose avouer leur nombre et leurs exactions.

Conclusion :
- si la guerre de l'OTAN baptisée "ingérence démocratique" fut en tous points une guerre coloniale visant au remodelage plus générale de la région et à l'exploitation des matières premières par les multinationales ad hoc, son seul élément positif est paradoxal : la rédemption de Kadhafi, qui après avoir réussi une révolution spectaculaire en 1969, avait basculé dans l'exercice du pouvoir violent - au discrédit historique.
- Sinon, l'éditorial de Frachon est un symbole parmi tant d'autres du glissement du journalisme parisianiste à vocation médiatique vers l'exercice de la propagande. C'est triste, la décadence, surtout quand elle prend les formes de la collaboration idéologique.


"Le réalisme moral d'Alain Juppé.

Quelques heures avant de quitter le Quai d'Orsay, voix sourde, ton serein, propos déterminé, il dit : "Je suis fier de ce que nous avons fait en Libye." Alain Juppé est direct, un rien rugueux. Analytique et clair dans l'exposé, droit dans ses bottes et les dossiers sur le bout des doigts. Il aime les affaires étrangères. Il a dirigé deux fois le ministère - de mars 1993 à mai 1995, puis de février 2011 à mai 2012. Il y a un lien entre ces deux mandats à la tête de la diplomatie française. Il y a quelque chose qui les rassemble, une affaire grave : l'ingérence. Comment répondre à la question : quand faut-il intervenir militairement dans les affaires d'un autre Etat ?
Bien sûr, c'est Nicolas Sarkozy qui, début mars 2011, prend, avec le Britannique David Cameron, la décision d'appuyer militairement les rebelles libyens. Après s'être assurés du soutien, indispensable, essentiel, des Etats-Unis, Paris et Londres obtiennent le feu vert du Conseil de sécurité de l'ONU. Mais Alain Juppé orchestrera cette politique avec d'autant plus d'efficacité et de conviction qu'il a sans doute la mémoire taraudée par deux précédents : le Rwanda et les Balkans. Lors de ces deux conflits, il était le ministre des affaires étrangères de François Mitterrand. Dans un cas comme dans l'autre, dans l'Afrique des Grands Lacs et dans la Bosnie assiégée, l'intervention est venue trop tard.
Quand il se confie à France Inter, mardi 15 mai, juste avant de quitter son bureau du 37, quai d'Orsay - rez-de-chaussée lumineux avec porte-fenêtre sur le jardin -, Alain Juppé dit encore : "En Libye, nous avons évité un massacre, nous avons évité ce qui se passe aujourd'hui en Syrie." A-t-il raison ?
Ceux qui dénoncent aujourd'hui l'opération avancent plusieurs arguments. L'intervention aurait dû se borner à défendre la population de Benghazi, que Kadhafi avait promise au massacre. Elle s'est transformée en campagne aérienne destinée à renverser un régime. Ce n'était pas prévu. Moscou et Pékin se sont sentis trahis. Du moins l'ont-ils clamé haut et fort. Exceptionnellement, ils s'étaient abstenus d'apposer leur veto à la résolution autorisant l'emploi de la force en Libye. Il s'agissait de mettre en application le principe onusien de la responsabilité de protéger les populations civiles.
Chinois et Russes imaginaient qu'on allait instaurer une zone de sécurité aérienne au-dessus de Benghazi, pas autre chose. On ne les y reprendra pas. Ils ne voteront plus aucune résolution au titre de cette responsabilité de protéger. Ce principe-là est mort et enterré dans les sables de Libye. Et sans doute les Syriens en sont-ils les premières victimes.
La France ne se serait engagée en Libye que pour faire oublier sa complaisance passée à l'égard des dictatures locales, poursuivent les contempteurs de l'intervention. "Printemps arabe" oblige, Paris aurait voulu redorer son blason dans la région. En vain. A en croire les enquêtes de l'institut Pew, l'intervention a été condamnée par les opinions de tous les autres pays arabes.
L'acte d'accusation fait encore observer que la Libye post-Kadhafi s'annonce comme un cauchemar : pagaille et règne des milices. L'absence de pouvoir fort à Tripoli favoriserait la déstabilisation de la zone sahélienne en Afrique. Enfin, concluent les critiques, rien ne prouve que Kadhafi aurait perpétré un massacre à Benghazi. Après tout, le Guide est un habitué des formules à l'emporte-pièce, un familier des mots d'ordre fantasques, un homme d'images, un poète.
L'argumentaire est intéressant. Mais il nous semble faux, point par point, sans exception. On permettra d'abord à un journaliste qui a quelques années deProche-Orient au compteur - et a travaillé plusieurs fois en Libye - de faire état de cette observation personnelle : en général, les dictateurs font ce qu'ils disent. Le Guide avait promis un bain de sang. Compte tenu de ce qu'ont été les quarante-deux ans de tyrannie kadhafiste - tueries, terrorisme et torture -, c'était prendre un gros risque que de laisser sa soldatesque entrer dans Benghazi. Ce pari, mieux valait ne pas le tenter.
On n'ose pas non plus imaginer les réactions des opinions arabo-musulmanes si Américains et Européens étaient restés bras croisés devant Benghazi pilonnée - comme ils l'ont été durant les trois ans du martyre de Sarajevo... Enfin, les cris de trahison poussés par Moscou et Pékin ne doivent pas impressionner : dès lors qu'il s'agit d'un de leurs alliés, comme l'est le Syrien Bachar Al-Assad, ils n'auraient de toute façon jamais autorisé la moindre ingérence.
Quelle était l'alternative ? Au fil des semaines et de l'insurrection, la Libye se serait figée dans la guerre civile. Des milliers de morts plus tard, les forces du régime, mieux armées, auraient fini par regagner l'est de la Libye, qui se serait de nouveau retrouvée sous la botte de Kadhafi. Scénario sinistre. Aujourd'hui, le pays n'est pas devenu un modèle de démocratie, loin de là ; le gouvernement a du mal à s'imposer aux miliciens, certes. Mais la Libye n'est pas non plus en proie à la guerre intérieure. Quant au Sahel, il faut être singulièrement naïf pour imaginer le Guide en garant de la stabilité d'une région qu'il n'a cessé de vouloir subvertir !
Il n'y a pas de doctrine de l'ingérence, dirait volontiers Hubert Védrine. Il n'y a que des situations singulières, du cas par cas. "Je n'ai aucun regret qu'il ait été mis finau régime de Kadhafi", confie Alain Juppé. Il a bien raison. Au Quai, où il est unanimement salué, il aura été l'homme du revirement de la politique arabe de Paris. Il a été l'avocat déterminé du soutien aux Arabes en lutte contre des dictatures cruelles et corrompues.
C'est une position qui s'inscrit dans l'Histoire, pas dans le temps journalistique. Elle comporte des risques, bien sûr - il n'y a pas de transition démocratique qui soit un fleuve tranquille. Mais elle est conforme à ce que la France prétendincarner. Alain Juppé l'a défendue avec brio. PS. Sur l'ingérence, la Libye, l'islam, la France et le "printemps arabe", trois ouvrages : Dans la mêlée mondiale, d'Hubert Védrine (Fayard), L'An I des révolutions arabes, de Bernard Guetta(Belin), et Le Choc des révolutions arabes, de Mathieu Guidère (Autrement).
frachon@lemonde.fr"

mardi 22 mai 2012

Le mimétisme et la linéarité

Le mimétisme est le meilleur moyen d'empêcher la création. A cette aune, qu'est-ce que la création? Réponse moderne issue du cartésianisme : c'est le fait de contacter l'intervention irrationaliste et miraculeuse de Dieu. Aristote avait déjà commencé par nier l'existence de la créativité dans le réel, prétextant qu'après le Premier Moteur, le champ physique du réel est soumis au mimétisme. Dans le schéma cartésien, la régénération de la métaphysique moribonde (sous les traits de la scolastique) passe par la reconnaissance d'un Dieu monothéiste, mais à condition que ce Dieu soit contraire aux principes chrétiens définis par Saint Augustin et qu'il réponde au contraire aux critères de l'irrationalisme (ce que l'on a appelé le deus ex machina).
La créativité s'apparente à de l'irrationalisme, ce qui n'est pas bon signe pour la possibilité de connaissance, quand on s'avise que ce qui est rendu négatif dans le nihilisme (le non-être ou l'irrationalisme) n'est pas accessible à la théorisation. On retrouve cette inclination pour le mimétisme et contre la création exprimable chez René Girard. En ce sens, Girard pourrait à bon droit être tenu pour l'héritier du cartésianisme bien qu'il se défende de reproduire les erreurs métaphysiques et préfère qu'on parle de ses travaux en termes anthropologiques.
Son mimétisme est certes constaté et décrit de manière approfondie, mais à aucun moment Girard ne se demande si le mimétisme est ou non la loi fondamentale régissant le comportement humain. En ce sens il fait fi de la créativité et il n'oeuvre pas en anthropologue, mais en théologien prônant une pensée chrétiennes des plus spécifiques et majoritaires, tournées vers le rénovateur de la métaphysique dans l'époque moderne. Dieu peut certes créer et inspirer certaines créatures, mais la créativité en dehors de l'intervention divine ne régit pas l'univers physique.
Si Girard n'a rien inventé de théorique, se contentant de reprendre le positionnement métaphysique moderne de Descartes, la principale critique qui peut être adressée à son oeuvre repose sur cette approche qui critique la philosophie depuis les sciences humaines avec un fort préjugé en faveur de l'irrationalisme, en particulier quand l'on sort du champ humain (auquel s'attache la démarche des sciences humaines, qui sont du positivisme accru : les faits sont réduit au champ humain, quand le positivisme entendait définir le réel comme factuel).
Si la création est un acte supérieur au mimétisme, Girard est là en personne et par son oeuvre pour attester que le mimétisme peut se révéler de l'excellence trompeuse, puisque de l'excellence inférieure à l'excellence créatrice, donc à ce qui devrait être le critère de jugement de l'excellence. On comprend pourquoi tant de scoliastes si érudits et si excellents du point de vue mimétique se révélèrent en fait des savants d'autant plus impeccables que leur savoir reposait en fait sur des données de plus en plus faussées (plus que fausses au départ). La métaphysique initiale est certes fausse au sens de lacunaire, mais c'est la volonté d'en faire un donné intangible qui la rend de plus en plus fausse.
Le constat prouve que l'infini existe et que le réel n'est pas fini. De même, l'érudit qui se trompe de plus en plus à mesure qu'il accorde sa confiance, non pas au savoir, mais au savoir figé, indique que le savoir étendu qu'il signale dans un donné délimité n'est pas grand chose en regard de l'infini. Sans doute le sentiment de puissance qui définit le savant trop souvent provient-il de cette impression de dominer à l'intérieur du réel, alors que ce ce qui est pris pour le réel relève en fait d'un donné. Mais alors que fait Girard quand il explique le comportement humain par le mimétisme et qu'il va plus loin puisque Dieu n'est pas seulement le Créateur pour l'homme, mais pour le réel? Il soumet sa théorie à une explication qui est inférieure à ce que nombre de ses analyses particulières peuvent proposer, notamment quand il se consacre au bouc émissaire ou à certaines questions concernant le divin.
D'où la raison pour laquelle on lui reproche non seulement de tout expliquer par de l'inexpliqué, mais aussi de tourner en rond : il y tourne véritablement avec ce fondement qui n'est certes pas bancal, comme il s'en défend; mais qui est insuffisant dans ce qui existe déjà : la créativité est donnée, bien connue et très supérieure au mimétisme. L'insuffisance explicative consiste à tout expliquer par une cause unique qui explique d'autant plus qu'elle ne décrit pas l'ensemble des phénomènes. Le mimétisme selon Girard décrit de manière satisfaisante et adéquate les phénomènes guidés par le mimétisme, sans jamais chercher à interroger la réalité pourtant visible et première de la créativité.
Le phénomène de l'explication oiseuse et circulaire s'explique par le fait que le circulaire tend à réhabiliter le schéma du réel fini et à dénier l'existence de l'infini. Raison pour laquelle on retrouve ce schéma chez les antiques Indiens, mais aussi chez Nietzsche, qui tente de lui conférer une portée rénovée en substituant au cercle la sphère (ce qui ne change rien, ou qu'en tout cas il se garde de préciser). Ce qu'il manque à une explication non fondamentale qui tend à s'ériger en fondamental, son caractère insuffisant, comme c'est le cas pour le mimétisme selon Girard, mais aussi le mimétisme en général, c'est qu'il n'explique en rien son renouvellement.
Même si l'ontologie n'explique pas l'Etre comme prolongement de l'être, elle explique au moins la créativité par la puissance supérieure (et inexplicable) de l'Etre. L'inexplicable rationaliste, telle est l'apanage de l'ontologie. Aristote et sa métaphysique souffre d'un problème : comment expliquer que le réel fini ne s'épuise pas en stipulant par ailleurs que la créativité a été abolie avec le Premier Moteur et qu'elle set absente du domaine physique? Descartes résoudra la question d'une manière différanciée en instaurant le deux ex machina, soit le fait d'expliquer de manière miraculeuse l'intervention de Dieu dans le domaine physique.
De temps en temps, Dieu surgit pour remonter la pendule épuisée du sablier physique... La faiblesse de l'explication d'obédience métaphysique (métaphysique antique ou métaphysique rénovée et moderne) ne perdure que parce que la créativité n'est pas expliquée de manière satisfaisante par l'ontologie. L'insatisfaction le dispute à l'insuffisance. D'une manière pragmatique assez déstabilisante pour une théorie qui se réclame de la supériorité du principe de l'ontologie proclamait que le dialogue débouche pratiquement sur le nouveau et que la création de ce point de vue s'observe en action. Platon crée ainsi son système ontologique.
Il reste à préciser que l'insuffisance théorique que charrie la métaphysique s'explique parce que le non-être n'est pas défini et ne peut être défini : le réel est forcément du quelque chose. Ce que vise le non-être c'est l'idée selon laquelle le réel n'est pas formé de manière homogène, mais par deux parties différentes. Différentes - pas distinctes. Le non-être résulte de l'incompréhension de la différence, que le nihilisme rapporte sous la forme déformée de l'antagonisme. Le nihilisme témoigne d'une incompréhension résultant d'une intuition au départ juste et d'une volonté d'expliquer le réel en rejetant tout ce qui n'est pas inexplicable immédiatement comme de l'inexplicable définitif.
Comment se fait-il que le réel ne puisse être que du quelque chose et que l'absence n'existe pas? L'absence supposerait que le réel soit l'état, l'ordre, approche déformante et réductrice qui ne retient pas le caractère hétérogène du réel, seulement une seule partie, et qui n'est pas le propre du réel, dont le mode de fonctionnement repose sur le décalage, le va-et-vient, le reflet, à condition de préciser que le mouvement incessant d'échange repose sur la croissance, l'augmentation, et non sur un face à face d'équivalence.
Empiriquement, cette résolution du conflit de contradiction initial provient du fait que l'état stabilisateur et conservateur aboutirait à la destruction du réel : le réel suscite la création augmentatrice pour échapper à l'état de contradiction initial (en termes de temporalité finie). D'où vient que le réel trouve la solution et échappe au chaos destructeur? Dieu serait celui qui résout et précéderait l'état de crise, qui définirait un état théorique imaginable, non pas dans l'état d'infini de type divin, mais dans l'état de finitude physique qui nous caractérise.
L'état de crise chaotique originel et fondamental n'a jamais existé dans le déroulement du réel en tant qu'il se révèle infini : l'infini est caractérisé par la résolution de la crise finie. Dieu est l'infini en ce qu'il se montre le malléable. Cette caractéristique n'est pas une solution à l'état initial, mais est la caractéristique du réel. Le réel n'est pas état, c'est le constat qu'il convient de dresser. Le réel est malléable, plastique, élastique. La ductibilité serait un terme technique convenable si elle ne désignait les propriétés de déformation plastique et de résistance contre la rupture d'un matériau, donc d'un objet.
Si la ductibilité contiendrait la malléabilité dans le domaine technico-scientifique, la malléabilité en philosophie est supérieure à la ductibilité, au sens où la ductiblité renverrait aux propriétés de résistance et de plasticité d'un objet, alors que dans le cas du réel, le réel n'est pas un ensemble défini, un domaine d'analyse ou de compétence, mais un domaine dans lequel tout domaine supporte une malléabilité contingente. L'infini renvoie à cette malléabilité hétérogène de l'ordre, qui implique que l'ordre naisse nécessairement de la malléabilité, mais que le réel fonctionne sur le mode complexe de la malléabilité.
Est-ce qu'il existe de la malléabilité à côté de l'ordre, tout comme le réel est hétérogène? Ou toute malléabilité se transforme déjà en ordre? C'est ce qui expliquerait la difficulté à déceler l'hétérogénéité du réel et à comprendre pourquoi l'hypothèse des multivers est biaisée : on aperçoit de l'ordre en estimant que l'ordre est la constante première du réel, alors que la constante première est sa malléabilité. La créativité n'est pas aperçue parce que la loi première qui régit l'ordre est le mimétisme - mais le mimétisme n'est pas la loi qui régit le réel du fait de son hétérogénéité.
L'hétérogénéité engendre la disjonction entre l'ordre et le malléable, que les nihilistes nomment de manière mal comprise le non-être. Pour se demander si le réel existe toujours à l'état d'ordre se superposant sur le malléable, ou si l'infini est ordonné, il faut réfléchir de manière linéaire. Mais si l'on s'avise de la distorsion dans le réel entre le malléable et l'ordre, il convient de comprendre que le déploiement de l'ordre est une particularité qui ne recoupe pas la manifestation du malléable. Si l'ordre se présente comme ce qui est, le faire ne suit pas le même mode. Il n'est pas, il fait.
Du coup, la question de savoir si le malléable existerait à côté de l'ordre, d'une manière parallèle, mais linéaire, ne tient pas : l'antagonisme suppose ainsi la linéarité. Au contraire, la texture en disjonction et en hétérogénéité du réel implique que ce qui n'est pas de l'ordre n'est pas étendu, mais au contraire se trouve ramassé en un point dense et coordonné avec l'étendue. De ce fait, l'étendue ordonnée semble infinie, car elle peut toujours se développer sous l'effet de son lien avec le point dense de malléabilité.
Le schéma de l'enversion permettrait ainsi de caractériser le point dense de l'infini, qui est relié avec l'ordre et qui n'est stable que dans la mesure où il contient à la foi l'infini et l'infiniment petit. L'intuition de la monade selon Leibniz serait juste à condition de préciser que la monade n'intègre pas l'ordre de l'Etre, mais constitue la disjonction entre l'ordre et le malléable, qui permet d'expliquer l'infini sur un autre mode que la linéarité.
L'infini est ce qui est dense. seul ce qui est infiniment petit peut être en même temps dense. L'infini réside dans cette problématique qui résulte d'une manière de concevoir assujettie aux normes de l'ordre - mais ce constat de limitation est aussi optimiste : l'ordre est capable de penser le malléable avec difficulté et par paliers. Raison pour laquelle la conscience présente autant de difficultés pour saisir les questions universelles comme le divin : si le réel est formé de manière hétérogène, en enversion et disjonction, il n'est pas possible de parvenir à comprendre par un raisonnement linéaire. La difficulté provient justement de cette enversion, mais le lien en enversion implique que la connaissance soit possible. Elle s'effectuera de ce fait seulement de manière lente, ardue, progressive, inégale et pénible.

vendredi 18 mai 2012

Vieilles lunes


http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/15/les-vieilles-histoires-de-jpmorgan_1701494_3232.html

Dans un article conformiste, l'honorable correspondant du Monde à la City de Londres Marc Roche explique qu'il n'a jamais apprécié les méthodes de la banque Morgan et qu'à titre personnel, il a même subi l'opprobre de son arrogant P-DG, l'inénarrable Dimon, parangon du spéculateur financier qui se prend en toute ubris pour le maître du monde, voire un dieu régnant sur l'Olympe des marchés dérégulés. Pour Roche le plus important n'est pas là. 
Le plus important réside dans l'antisémitisme forcené qui marque la maison Morgan, surtout aux temps de sa splendeur, à la fin du dix-neuvième siècle, quand il fut le plus grand conglomérat de l'histoire financière mondiale. Roche précise qu'une évolution importante a eu lieu depuis (... la dérégulation du Big Bang de la City de Londres, mais cette précision est superflue, n'est-ce pas), et qu'à la ségrégation religieuse a succédé le cosmopolitisme utilitariste. Cette évolution est-elle vraie?
Un journaliste avisé des intrigues de l'oligarchie britannique ne peut ignorer que la banque américaine Morgan est issue de la City de Londres, plus précisément de sa branche Morgan Grenfell, et que cet empire américain n'est pas dirigé depuis Wall Street et la Côte est des Etats-Unis, à moins d'ignorer ce que Roche précise lui-même : les élites de cette Côte est oligarchique regroupent les grandes familles WASP et les lords issus de la tradition de l'aristocratie britannique et formés par les plus prestigieuses écoles de cet univers feutré. 
C'est dire à quel point l'influence historique de l'Empire britannique sur la banque Morgan recoupe la suprématie de la City de Londres sur Wall Street comme deux places financières liées par une hiérarchie qui n'a jamais évolué. Les oligarques britanniques ont tellement influencé le milieu de la Côte est américaine qu'il est oiseux d'un point de vue historique d'envisager  une domination financière qui n'a jamais existé (la suprématie de Wall Street) et qui ne saurait s'expliquer par des motifs aussi improbables que la domination WASP.
Parler de "suprématie de Wall Street", c'est oublier que les valeurs dominantes de la Côte est américaines sont issues de l'Empire britannique, avec un mimétisme qui évoque le petit frère singeant son aîné. C'est oublier également que la domination politique des États-Unis est intervenue chaque fois qu'ils ont suivi leur propre modèle de développement et qu'ils se sont affranchis de la tutelle britannique - comme lors de la politique de Roosevelt, qui permit de sortir de la crise financière ayant amené la Seconde guerre mondiale. Le principal problème à l'heure actuelle des États-Unis provient du fait qu'ils sont sous la coupe des intérêts financiers de l'Empire britannique qui régissent Wall Street et l'empire Morgan (désormais empire plus protéiforme, hétéroclite et morcelé).
Don't forget it : le monde de la finance a toujours été apatride. Deux de ses secrets ne sont jamais répercutés par les bien informés journalistes : 
1) l'Empire britannique existe toujours depuis son démantèlement politique, sous une forme mondialisée, avec ses paradis fiscaux, sa City névralgique et son Commonwealth très influent.
2) les banques américaines centrées autour de Wall Street, l'omnipotente place financière de la Côte est (méprisant les codes de sous-prolétaires frustrés du rap US se réclament lui aussi, par un mimétisme de capitalisme frustré, de cette proverbiale Côte), proviennent de racines britanniques, à tel point que l'oligarchie britannique fonctionnant en réseaux complexes et mouvants contrôlent les intérêts Morgan (ce que les complotistes simplificateurs présentent comme la subordination stable, pyramidale et cachée des intérêts Morgan aux intérêts Rothschild).
Quand on énonce qu'il n'y a pas de fumée sans feu, on oublie de mentionner quelle est cette fumée et d'où elle vient - la fumée indique l'existence d'un feu, non son identité. Ce qu'il convient de comprendre dans cette subordination stratégique des milieux financiers à la City de Londres (notamment les milieux américains de la Côte est), c'est que, contrairement à ce qu'assène Roche, les relations ont été fondées par l'intérêt utilitariste et libéral, transcendant les clivages entre obédiences religieuses (souvent voisines). Outre qu'il serait bon de rappeler le lien entre les WASP et l'anglicanisme, il serait surtout avisé de comprendre que le monde financier suit l'intérêt comme fin première et que les clivages d'ordre religieux sont assujettis à cet utilitarisme financier.
Quand on pointe du doigt l'antisémitisme de la maison Morgan, non sans bien-pensance de nos jours, on oublie que les milieux catholiques, qui ont ressenti d'hypocrites réserves vis-à-vis du monde de l'argent et de ses méthodes de spéculation (les princes veulent bien du pouvoir que procure l'argent, à condition de fermer les yeux sur les méthodes de leurs collaborateurs). Pourtant, la judéophobie (terme plus exact que l'antisémitisme) s'est accommodé des intérêts supérieurs de la spéculation financière. On connaît l'usage que les familles régnantes d'Europe firent de certains milieux juifs pour leur confier les basses-oeuvres déconsidérées de la gestion bancaire.
Si l'on confiait à des minorités aisées (comme certaines milieux juifs, mais pas seulement) la gestion d'aspects fondamentaux, quoique méprisés des affaires publiques, la culture protestante a assoupli d'une manière très hypocrite la mentalité catholique, en valorisant le mérite personnel et en permettant l'enrichissement valorisé à condition qu'il profite aux dominants. La constitution de l'Empire britannique valorise le pouvoir financier autour de la City de Londres à condition qu'il bénéficie à l'oligarchie britannique : l'aristocratie des lords et ladies réunie autour de la Couronne.
Dans cet enchevêtrement de valeurs classiques (religieuses) et balbutiantes (idéologiques), l'on encouragea, pour les mêmes raisons sociales sus-mentionnées, l'accession de petits milieux juifs à la gestion financière, de telle sorte qu'ils pouvaient servir de paratonnerre à l'oligarchie les contrôlant et qu'ils commencèrent à jouer leur rôle historique au service des puissants. C'est ainsi que certains milieux juifs introduits dans l'expertise bancaire, comme les fameux et fantasmés Rothschild (même si lord Jacob Rothschild est une locomotive du monde des affaires, selon l'expression de Roche, et le symbole métonymique du Big Bang de la City), ont joué un rôle important dans le milieu financier, bien que leur pouvoir soit sous la coupe constante des intérêts de l'oligarchie qu'ils servaient.
Les banquiers juifs depuis presque mille ans ont appris à servir les intérêts de ceux qui les utilisaient et n'hésitaient pas en cas de problèmes à les traiter en boucs émissaires. Du coup, ce que Roche présente comme un fait récent, le caractère cosmopolite de la finance mondialisée, résulte d'un processus connexe au développement moderne de la finance. Dans ces milieux, on travaille de manière utilitariste. Cet oubli de Roche lui permet de glisser sur le fait que les Morgan ont travaillé sans vergogne avec des banquiers juifs (comme certains banquiers de la maison Lazare), avec cette précision que ce beau monde ne raisonnait pas en termes d'identité religieuse, mais d'intérêt financier à court terme.
L'antisémitisme est subordonné à l'utilitarisme dénié, inhérent à la mentalité des réseaux financiers. La maison Morgan n'a pas été un cartel bancaire antisémite, au sens où elle aurait refusé de travailler avec des juifs, mais un milieu soumis à la loi du plus fort : on travaille cependant avec des juifs s'ils sont adoubés par les milieux britanniques dont on est issu et dont on revendique sur la Côte est les valeurs si délicieuses et traditionnelles. C'est ce qui s'est passé avec les intérêts Morgan, qui ont travaillé avec des milieux juifs dans la haute finance, pourvu qu'ils soient adoubés par la City et l'oligarchie britannique.
Cette évidence historique n'est pas antithétique avec le fait que ces milieux juifs (promoteurs du sionisme mélangeant idéologie et religion) aient travaillé avec des antisémites ou se soient accommodés de l'antisémitisme de certains de leurs parrains et supérieurs : ces milieux juifs sont mus par l'enrichissement personnel et l'utilitarisme. Ils se moquent tellement d'autres types de valeurs, sinon de manière secondaire, qu'ils agissent par intérêt et qu'ils furent capables de soutenir des causes antisémites du moment qu'ils estimaient qu'elles satisfaisaient à leurs intérêts à court terme - et tant pis s'il fallut ensuite retourner casaque du fait du caractère destructeur du régime nationale-socialiste et de l'engagement de l'Empire britannique dans la Seconde guerre mondiale du côté des Alliés et contre le bellicisme des fascismes au sens large.
L'inconséquence de la stratégie financière s'explique par sa vision à très court terme : l'utilitarisme. Cette stratégie put pousser certains financiers de l'Empire britannique à soutenir le sionisme non pas par attachement à la cause idéologique ou par philanthropie judéophile, mais parce que cette oligarchie estimait que le sionisme se trouvait utile. Idem avec les fascismes, dont le nazisme.
3) Il eût été bon que Roche mentionnât cette particularité : l'on peut être antisémite et travailler par utilitarisme avec des financiers juifs, qui eux-mêmes ne sont pas mus par le communautarisme religieux ou idéologique : tous ont pour point commun de poursuivre la fin de l'utilitarisme.
Roche aurait dû se rappeler que certains de ses confrères ont diffusé un instrutif documentaire sur France 5 qui rappelle que la City de Londres constitue le fondement du système mondial des marchés financiers et que Wall Street n'en est qu'un dérivé puissant, mais secondaire. Roche serait cohérent avec son raisonnement : il convient d'identifier le fondement du processus (la City et l'oligarchie afférente), non de s'en tenir aux émanations, aussi influentes soient-elles (Wall Street & Co.).
Roche devrait accepter de perdre son prestigieux emploi de correspondant à la City pour le compte du plus prestigieux des journaux du progressisme oligarchique français. On prétend que dans la vie, c'est soit l'honneur, soit les honneurs. Roche a fait son choix. Il lui reste à nous entretenir, avec gourmandise, des évolutions de la royauté britannique ou à s'en prendre aux activités toxiques de certaines grandes banques américaines (Goldmann Sachs servant de bouc émissaire à des pratiques généralisées). Il nous divertit avec le secondaire en omettant de le relier au principal : non l'antisémitisme, non l'hégémonie des institutions financières de Wall Street, mais les pratiques autour de la City de Londres, notamment les marchés des devises et des produits dérivés.
Ce serait plus courageux. Emblématique de la plupart des grands journalistes français, Roche aura voué sa vie aux honneurs : la loi du plus fort, le prestige social, l'arrivisme médiatique. Ce n'est pas ainsi qu'on rend témoignage à la vérité. Mais c'est ainsi qu'on collabore au journal français qui, après avoir dénoncé la Collaboration, est devenu le porte-voix des intérêts financiers internationaux, certains français, et qui finira lui-même en collaborateur attitré de ce qu'il a initialement dénoncé.

Je joins l'article en question :

"Les "vieilles histoires" de JPMorgan

LE MONDE |  • Mis à jour le 

JPMorgan, première banque par les actifs aux Etats-Unis.
La banque américaine JPMorgan Chase est aujourd'hui l'objet de toutes les moqueries. Depuis l'annonce, le 10 mai, de la perte d'au moins 2 milliards de dollars dans les opérations de courtage de sa filiale londonienne, son PDG, Jamie Dimon, fait rire - jaune - à la mesure de son arrogance donneuse de leçons et de l'autoproclamation de son génie. Surtout, du haut de son Olympe, "Jamie le magnifique" ne souffrait aucune critique.
L'auteur de ces lignes a fait l'expérience du mépris affiché par Jamie Dimon à l'égard de ses contradicteurs. Un article intitulé "Une vieille rivalité entre banque protestante et banque juive" en avait été la cause. Ce texte, publié dans Le Mondedu 8 octobre 2008, à propos du rôle de JPMorgan dans la faillite, trois semaines auparavant, de Lehman Brothers, avait mis en exergue l'antisémitisme affiché de la maison Morgan au XIXe siècle et jusqu'à la seconde guerre mondiale.
"Comment osez-vous remuer ces vieilles histoires ?", s'était plaint le porte-parole de la banque sur un ton péremptoire. Du jour au lendemain, pour avoir rappelé un fait historique indéniable, le correspondant du Monde à Londres était devenu persona non grata à la cour du roi Jamie. Il y avait pourtant beaucoup à dire.
ANTISÉMITISME
A la fin du XIXe siècle, la maison Morgan, alors le plus grand conglomérat de l'histoire financière mondiale, et ses acolytes protestants bon chic bon genre sont omnipotents. J. Pierpont Morgan (1837-1913) représente alors l'Amérique des mille et une nuits, mais aussi ses excès, ses abus, ses "barons voleurs" tant honnis.
Sa puissance repose sur trois banques : JPMorgan à New YorkMorgan Grenfellà Londres et Morgan & Compagnie à Paris. A l'époque, cet univers huppé américano-européen mêle grandes familles WASP ("White Anglo-Saxon Protestant", c'est-à-dire Blanc, anglo-saxon et protestant) de la Côte est desEtats-Unis, lords passés par Eton puis Oxford ou Cambridge et continentaux au sang bleu.
J. Pierpont Morgan est aussi un virulent antisémite. Ce fleuron du protestantismedit haut et fort le malaise qu'il ressent en présence de ses confrères juifs. Morgan, mais aussi Kidder, Peabody & Co, First Boston ou George F. Baker, précurseur de Citigroup, refusent de traiter avec les compagnies juives. Sujets alors à une véritable ségrégation, les établissements israélites sont systématiquement exclus des grands financements industriels, l'automobile, l'acier, le pétrole.
Ils doivent se contenter des secteurs moins nobles de la distribution, du textile ou de l'agroalimentaire. Les Kuhn Loeb, Lehman ou Goldman Sachs feront avec, en se montrant particulièrement novateurs en matière de montages financiers au profit des nouveaux acteurs économiques, en particulier dans le secteur desservices, alors en voie de création.
Les catholiques ne sont guère mieux lotis. Confrontés au même ostracisme, ils se réfugient dans la banque commerciale. La seule banque d'affaires "papiste" estMerrill Lynch, fondée par un Irlandais.
SOUTIEN DISCRET AU REICH
Dans les années 1930, Morgan critique en public la persécution des juifs dans l'Allemagne nazie. Mais, en privé, l'enseigne s'accommode très bien d'un régime qui, à l'écouter, combat le même ennemi : le communisme. L'entreprise Morgan à Londres espère que ce soutien discret au Reich et à la politique d'apaisement envers Hitler lui permettra de se faire rembourser l'énorme paquet de dette allemande liée aux réparations de la première guerre mondiale qu'elle détient.
Il faudra attendre 1984 pour qu'un dirigeant juif accède au poste de numéro deux de JPMorgan. A Londres, au même moment, Morgan Grenfell (aujourd'hui intégrée à la Deutsche Bank) n'employait pas de juifs à l'international.
Heureusement, l'époque où le facteur religieux dominait la vie des affaires est bel et bien révolue. Sous les coups de la déréglementation et de la mondialisation, la religion a disparu comme valeur dominante. Seule reste la compétence. Une salle de marché est aujourd'hui une tour de Babel (... mais où tout le monde parle anglais !). Tout se ramène au diptyque : acheter ou vendre. La finance est devenue un village "global", cosmopolite et transfrontalier. Ainsi, dans le scandale qui frappe actuellement JPMorgan, le courtier responsable, Bruno Michel Iksil, est français, son chef à Londres est grec et la responsable de son département, leChief Investment Office, est américaine.
PEU DE REPENTIR
Depuis longtemps, il n'est plus utile, pour faire carrière, d'être protestant chez JPMorgan - Jamie Dimon est grec orthodoxe - ou juif chez Goldman Sachs. L'hostilité historique entre les deux confessions concurrentes qui se partageaient la haute finance anglo-saxonne jusqu'aux années 1960, en raison notamment de la pudeur du catholicisme à l'égard de l'argent ou de l'hostilité de l'islam aux prêts à intérêts, a tout simplement disparu.
Reste que JPMorgan n'a jamais exprimé publiquement son repentir sur sa période antisémite, qui a correspondu à son âge d'or. D'ailleurs, à l'étage des salles àmanger, au siège de Park Avenue, J. Pierpont est omniprésent, par ses portraits, son secrétaire, ses livres rares. Plus on fait fortune avec l'avenir, plus on a tendance à se réfugier dans un passé qui autorise toutes les indulgences.
roche@lemonde.fr

mardi 1 mai 2012

Les deux intelligences : mimétisme et création

Nous sommes confrontés à deux types de bêtise : la bêtise qui ne comprend pas le réel, qui n'est pas capable d'interpréter; et la bêtise qui comprend ce qui est donné (déjà), mais qui est incapable de créer. D'où deux types d'intelligence connexes : l'intelligence qui comprend ce qui est donné et l'intelligence qui est créatrice. Comment se peut-il que des gens ayant reçu des diplômes soient considérés comme se comportant de manière bête? Parce que le diplôme sanctionne un niveau donné et renvoie à la bêtise anti-créatrice ou infracréatrice.
J'opposerais l'intelligence créatrice à l'intelligence mimétique pour mieux comprendre pourquoi il est deux types de bêtise : l'intelligence créatrice est supérieure à l'intelligence mimétique. La créatrice se caractérise par le fait de croître en créant. La mimétique, par le fait d'associer de manière pertinente des éléments qui existent déjà, ce qui explique pourquoi elle finit par s'étioler et sombrer dans la bêtise - et pourquoi Aristote estimait confusément qu'il frisait la fin de la philosophie en tant que science des sciences (métaphysique). 
On peut ainsi se montrer des plus brillants dans l'intelligence mimétique : il s'agira d'associer des éléments complexes pourvu qu'ils existent déjà. Raison pour laquelle on valide tant la synthèse de nos jours dans les milieux brillants d'Occident, notamment en France pour le prestigieux concours de l'ENA. A y bien regarder, l'exercice de synthèse se trouve plus dissimulé dans l'art de la dissertation, mais fondamentalement présent : il s'agit d'épreuves historiques et non créatrices, où l'on attend des candidats plus qu'ils problématisent à partir du savoir donné qu'ils se lancent dans de la philosophie créatrice.
L'intelligent mimétique caractérisé ne peut que sombrer dans la bêtise, au sens où il associe avec virtuosité des éléments qui existent déjà sans jamais s'attacher à relever la supériorité de la création. Son activité débordante finit par engendrer la dégénérescence. Ce qui sauve l'appréciation sur sa qualité s'explique par le fait que le processus de dégénérescence durera plus longtemps que sa propre action mimétique, évitant un jugement pour le coup inféodé au mimétique : immédiat. On relève souvent que l'action de fort brillants académistes consiste à sombrer dans une certaine forme de bêtise totalement inexplicable : c'est qu'ils dégénèrent au fi du temps.
Par ailleurs, le manque de jugement est souvent remarqué comme principale critique à adresser aux excellents mimétiques : il est normal que les intelligents mimétiques manquent de jugement car ce qu'ils ont appris et qu'ils savent reproduire avec brio réside dans le mimétisme, pas dans l'évaluation que signifie le jugement. Pour s'intéresser à la pertinence du jugement, il convient de prendre en compte la supériorité de l'intelligence créatrice.
L'intelligence créatrice ne désigne pas tout acte revendiqué tel de création, car nombre de créations repose sur le mimétisme, soit le fait de prétendre créer tout en demeurant confiné dans l'espace donné et préexistant. La création désigne physiquement la capacité à croître et à proposer théoriquement des principes qui permettent à l'homme de subsister dans le réel. A quoi sert l'homme? A permettre la pérennisation du réel en encourageant sa propre domination sur son espace.
La supériorité de l'intelligence créatrice sur l'intelligence mimétique implique que l'on soit intelligent dans le mimétisme, mais que la limite au mimétisme revienne à prôner la contradiction. L'intelligence créatrice commence par reprendre le mécanisme mimétique, mais rapidement elle le dépasse et passe à autre chose, ce qui explique pourquoi le changement de paradigme et la discontinuité sont les deux caractéristiques majeures de la création.
Le mimétisme continue à approfondir le donné jusqu'au moment où il arrive à son impasse qu'il prend pour son faîte : la fin peut être glorifiée, mais son résultat effectif ne sera ni efficient ni glorieux - fini. La création suppose le changement de paradigmes, de fondements, d'axiomes, qui n'est pas un changement de type immanent, ou métaphysique, au sens où le meta s'oppose au transcendant, mais un changement croissant, au sens où la création surmonte et domine - donc englobe. L'intelligence créatrice est incomprise par l'intelligence mimétique au sens où elle représente un changement paradigmatique, donc une remise en question du domaine dans lequel s'ébat le mimétisme.
Le mimétisme ne peut comprendre la création, comme l'académisme passe à côté de ce qui est original et nouveau (supérieur et croissant). L'infériorité du modèle mimétique est d'autant plus scandaleuse pour l'excellence mimétique que le mimétisme tend précisément à l'excellence dans la limite du mimétisme. Il est impossible pour un érudit qui a tant travaillé pour maîtriser le champ vaste et impressionnant de son savoir d'admettre le changement créatif, qui passe par le dépassement de son donné et par la production d'un domaine supérieur et englobant. Il est impossible pour un scientifique sorbonnard d'admettre soudain que son modèle scientifique va être remplacé et dépassé par la science expérimentale.
C'est un affront pour l'intelligence mimétique que d'admettre que son modèle est inférieur, alors qu'elle a accompli tellement d'efforts pour maîtriser son savoir. La distinction entre connaissance et savoir recoupe la différence qualitative entre mimétisme et création. Le mimétisme apporte des savoirs : des contenus figés. La création apporte la connaissance, soit la faculté de croître et de passer d'un domaine délimité à un modèle englobant et supérieur. Que le mimétisme finisse en bêtise est plus difficile à comprendre que la bêtise pure ou que l'intelligence créative supérieure à son modèle.
Le constat implique que la bêtise soit aussi intelligente, soit que l'on intègre dans le raisonnement non-contradictoire la contradiction. Mais c'est que le moyen de sortir de la contradiction passe par la créativité, comme le propre du mimétisme est de demeurer dans la contradiction, et que son action finit dans la destruction. C'est ce qui est survenu avec la métaphysique, qui pour avoir décrété que le réel était fini a inscrit son action dans la finitude, si bien que l'on peut proclamer que la métaphysique est finie, non le réel.
La mentalité mimétique empêche de voir la dimension créatrice qui est inscrite dans le réel et qui se révèle supérieure au mimétisme : selon elle, le domaine fini n'est pas soumis à la contradiction, ce qui lui permettrait de percevoir la nature impossible de son raisonnement et de son inclination, mais elle est au contraire le seul moyen de trouver de la non-contradiction en l'expurgeant d'un domaine délimité vers le non-être indéfini et indéfinissable. Ce que le mimétique a du mal à comprendre, c'est qu'il rétablit la contradiction entre être et non-être, car s'il ne définit pas le non-être positivement, il l'oppose négativement à l'être.
La créativité est supérieure au mimétisme en ce que le mimétisme ne permet pas de sortir de la contradiction et agit comme une mentalité de reproduction qui est inférieure à l'opération de prise de conscience (conscientisation, selon un terme peu élégant). Seule la créativité permet l'opération de prise de conscience, pour une raison qui a trait à la conscience partielle : seule la conscience totale (divine) pourrait cerner l'ensemble du réel. La conscience partielle ne peut accéder à la conscience en tant que processus total puisqu'elle fait partie de ce qu'elle entend analyser. Elle utilise pour ce faire l'opération de décalage, qui consiste, non pas à différer au sens de la différance postmoderne (mineure mais emblématique d'un mode de diversion confusionnel), mais à croître par le décalage produit.
La conscience partielle n'est pas totale, tant s'en faut; mais permet d'obtenir un savoir suffisant pour poursuivre la croissance physique et la pérennité du réel (dont le mode d'action humain n'est qu'un des moyens dans un ensemble qui le dépasse et que l'homme impute au divin, faute de pouvoir pour le moment l'expliquer mieux). Quand on entend que la connaissance progresse, la progression en question désigne la croissance physique, ce qui implique que le décalage relève de la progression. C'est cette démarche consciente qui traduit l'intelligence créatrice, quand l'intelligence mimétique se place dans la volonté métaphysique ou immanentiste de demeurer dans un certain donné, un certain ordre, de la stabilité.