mercredi 30 mai 2012

Le succès de l'échec

Pourquoi a-t-on coutume de répéter selon un paradoxe que le succès est plus dangereux que l'échec : on peut apprendre de l'échec, quand le succès n'a rien à vous apprendre et vous donne l'illusion de tout maîtriser au moment où vous vous trouvez sur la pente descendante? Le caractère pernicieux de cette remarque de bon sens intervient du fait que la vérification du succès est différé par rapport à sa conséquence immédiate : on sait si le succès a provoqué des effets néfastes sur le long terme, assez longtemps après le succès.
Le titulaire d'un diplôme de grande école acquis en bon rang, comme l'inspecteur des finances de l'ENA, n'est pas préparé à mesurer que son succès louangé risque de lui apporter de la positivité sociale sans bénéfice en termes de créativité. Lui s'en moque sur le moment, puisqu'il a validé des éléments qui tiennent compte de son intelligence mimétique brillante, nullement de sa créativité. Ses titres académiques lui permettent de mener une carrière professionnelle et sociale valeureuse, mais qui dès le départ lui ont d'autant plus fermé les portes de la créativité qu'il n'a pas conscience de l'existence supérieure de la créativité par rapport au mimétisme.
Un coup d'oeil sur son parcours indiquera qu'il a brillé mimétiquement (socialement et professionnellement), mais qu'intellectuellement il lui a manqué la créativité pour que son mimétisme ne devienne répétitif, roboratif et déclinant. Le mimétisme est condamné, du fait de son caractère figé, à décliner, ce qui explique la doctrine pessimiste (cohérente dans l'univers fini). Cette caractéristique du brillant diplômé permet de monter que le succès manque de l'essentiel.
Obtenir le succès, c'est se condamner à dépérir sous le redoutable sentiment d'être parvenu au faîte de la réussite : d'avoir réussi, non seulement professionnellement et socialement - mais intellectuellement. Le succès empêche de progresser, quand l'échec encourage (sans la garantir) la progression. Progression qui ne sera plus mimétique, mais créatrice, ce qui explique qu'elle se déploie selon des formes différentes, pas forcément identifiées d'un point de vue social.
Il ne s'agit pas de verser dans l'extrême opposé, consistant à louer le raté sous prétexte de condamner le succès et de revaloriser l'échec. Le raté est celui qui n'obtient rien. En termes scolaires, si la réussite scolaire ne sanctionne pas l'expression supérieure de l'intelligence et de la connaissance, il serait aberrant par contrecoup compensatoire de tenir le raté pour supérieur au réussi. Il est plus fondé de rappeler le caractère inférieur du réussi mimétique par rapport au créatif - issue vers laquelle peut tendre l'échec, à condition qu'il soit correctement analysé et qu'il débouche sur la répudiation du ratage. 
Pourquoi le succès empêche-t-il la croissance qualitative et donne-t-il à penser que l'on est parvenu au faîte de la puissance, pour les succès les plus marqués (l'excellence académique) - tout du moins à un accroissement de la puissance et de la liberté, pour parodier ce Spinoza, qui ne peut passer pour un maître en démystifications et illusions que quand l'on n'a pas compris qu'il se positionne en faveur du plus fort et qu'il se tient en politique du côté des oligarques?
La réussite à l'intérieur du donné est relative, voire trompeuse, quand cet ensemble, du fait de sa stabilité, tend vers la décroissance. La réussite comprise dans la décroissance aboutit au ratage, tout comme l'aristocrate dégénéré au moment de la Révolution française, n'ayant rien vu venir, finit dans le discrédit, voire sous la guillotine. Pourquoi le désormais surcélébré Einstein fut-il si contesté par les élites physiques au début de sa découverte capitale, au moment pourtant où il se montre le plus créatif et le plus supérieur? Parce qu'il développait l'innovation qui contredisait le savoir de son temps.
Quand Einstein fut reconnu, quand son innovation fut académisée pour le meilleur (intégration théorique) et pour le pire (célébration sociale), sa renommée crut d'autant plus que la qualité de ce qu'il affirmait dès lors décroissait. Il versa dans les travers de la célébrité et personnifia l'intellectuel distribuant son avis sur tous les sujets, alors que son message était nul et que l'innovation physique qu'il avait promue avait depuis belle lurette laissée place à de la répétition, qui plus est de la plus médiocre expression philosophique.
Le cas d'Einstein illustre ce que signifie le danger du succès : l'apport intervint quand il était non reconnu, puis décrut qualitativement quand survint le succès, au point que ses dernières interventions scientifiques sont avortées et qu'il verse carrément dans le frou-frou philosophique. Le succès empêche le progrès, à moins qu'il ne soit radicalement mis en question, critiqué au sens d'évalué : le poids de l'influence sociale se mesure à la difficulté, quand on supporte le poids du succès, d'opérer cette critique qui permet de comprendre que le seul mérite du succès académique consiste à autoriser une certaine reconnaissance sociale, mais qui a pour principal inconvénient théorique d'incliner à la médiocrité qualitative au moment où il obtient l'objet qu'il convoite.
Le social laisse croire, avec le poids récent (le succès) de la sociologie, que le substrat du réel serait le social. Si le social était le substrat au réel, alors le succès serait le juste marqueur de la valeur. Si le succès peut exprimer le découplage entre qualitatif et quantitatif, le succès quantitatif aboutissant à la médiocrité qualitative, le constat exprime l'inverse de ce qu'on est en droit d'attendre de la validité du succès : ce dernier devrait exprimer au contraire l'adéquation entre la réussite quantitative et la valeur qualitative.
Si tel n'est pas le cas, c'est que le succès est dangereux car il laisse croire que le donné est le réel et qu'en réussissant à détenir un titre de gloire, on a réussi à dominer le réel et à accroître sa puissance. L'erreur cardinale que charrie le succès est le fixisme - l'idée selon laquelle le réel n'évolue pas, ne change pas, ne croît pas, mais demeure stable et pérenne de manière inexplicable. Mais le succès bien compris n'évolue pas automatiquement vers son échec, au sens où la prise de conscience des limites du succès peut engendrer une relativisation qui conduit à prendre le succès pour le gage du mérite dans un certain donné, nullement de manière absolue et éternelle.
En ce cas, le succès est relatif à un objectif, mais n'a pas de valeur absolue, ce qui signifie que l'on reconnaît que l'objectif vaut dans un objet mais que l'objet du donné est un tout provisoire dans le réel Le fini n'est pas le réel. Le réel est infini. L'échec ne garantit en aucun cas que son expérience va délivrer d'une manière oscillant entre souffrance et négativité la vérité sur l'infini. Mais l'échec est un formidable et paradoxal stimulant en ce qu'il peut permettre de prendre conscience du caractère relatif de ce que sanctionne le succès et de l'existence mystérieuse de l'infini, à condition de relever deux principaux traits :
1) l'infini n'est pas pour autant défini;
2) l'échec est une expérience propédeutique, nullement la positivité nécessaire découlant de son propre fondement.
L'échec peut permettre de progresser en comprenant que le succès laisse la représentation fausse de l'homogénéité du réel (je suis parvenu en haut du donné homogène, donc je suis parvenu en haut du réel). Telle est sa vertu, qui ne garantit nullement son efficacité : l'échec peut croître vers l'innovation, mais aussi sombrer dans le ratage. L'échec peut indiquer que l'homogénéité relève de l'erreur. C'est par l'échec plus que par le succès que l'on peut parvenir à l'intuition de l'hétérogénéité du réel, hétérogénéité de structuration en enversion.
Le succès est échec face à l'intuition qu'il comporte du réel; et l'échec est succès face à la possibilité de compréhension de l'infini (en tant que spécificité à définir du réel). L'échec est possibilité : il mène vers la compréhension, il n'est pas la compréhension. De ce point de vue, le seul moyen que le succès accède à la compréhension plus fine du réel que son action ne l'indique, c'est qu'il se commue en un certain échec social, l'incompréhension que la société voue à la compréhension intellectuelle - plus profonde que les vérités sociales du moment. A condition de préciser que la vérité se manifeste comme parcellaire (du fait de la constitution du réel en enversion) : le succès se voulant définitif et total ne peut accéder au cheminement vers la vérité.

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