samedi 30 juin 2012

Les branches de la nouvelle métaphysique

Si l'on examine la question de la métaphysique à l'aune de sa régénérescence moderne, l'importance de Descartes peut se concevoir comme le nouvel Aristote. Loin de rompre avec la tradition scolastique qui le précède et qui l'a éduquée, Descartes constate que la tradition issue de l'aristotélisme est en fin de course. Il convient de la régénérer pour éviter qu'elle disparaisse, non de la remplacer par une invention supérieure. Loin d'être l'ennemi de la métaphysique, Descartes adhère aux principes selon lesquels le rationalisme est dominé par l'irrationalisme. La connaissance n'est possible que dans un périmètre restreint.
Le doute précède l'exigence de refondation, ne l'oublions pas. Descartes ne doute pas que la connaissance soit possible, mais il a compris qu'il convenait d'adapter la théorie métaphysique à des résultats réétudiés, alors que la tradition scolastique se bornait avec érudition et pédantisme à avaliser les résultats périmés. En particulier, Descartes pose la question : pourquoi la métaphysique se périme-t-elle si son cadre théorique est juste?
Pourquoi le fini défini par Aristote se révèle-t-il aussi éloigné des résultats auxquels il parvient et que l'on validera comme scientifiques à sa suite pendant plus de mille ans - avec des modifications mineures? Réponse de Descartes : le cadre est juste, mais Aristote a opposé l'être au non-être. Alors qu'il définit l'être (le fini), il ne définit nullement le non-être. Descartes propose sa définition du non-être : ce sera le Dieu irrationnel, qui change d'un miracle les lois de la physique régissant l'univers physique quand il convient de remonter le pendule épuisé. Le nouveau cadre métaphysique est posé : Descartes ne se conçoit pas comme fidèle successeur d'Aristote, mais comme rénovateur, de la même manière qu'un Luther dans le christianisme insuffle la révision protestante.
S'il s'oppose à la scolastique, c'est qu'il s'oppose à la fidélité pieuse par rapport à l'héritage aristotélicien. Descartes se veut révolutionnaire métaphysique. Voir en lui un philosophe qui romprait avec la métaphysique par-delà la scolastique relève de l'aimable plaisanterie. Tout son schéma consiste au contraire à rénover la métaphysique. Il y parvient avec succès, en voyant la philosophie s'orienter pour une large partie autour de sa réforme, ce qui empêche l'ontologie de proposer une suite majoritaire au platonisme. La révolution scientifique a détruit la physique aristotélicienne, mais pas la métaphysique. La rénovation cartésienne agit comme une renaissance qui empêche le changement et qui poursuit sur la même erreur initiale : l'erreur métaphysique.
Si Pascal ou Leibniz s'opposeront à Descartes, les courants majoritaires en philosophie partiront du cartésianisme, non pour s'y opposer, mais pour en proposer des versions plus radicales. Le tort de Leibniz, plus armé que Pascal en philosophie pour produire un système, consiste à avoir affronté les erreurs de Platon en physique et en ontologie par des productions qui demeurent incertaines. Si Leibniz tente de définir l'Etre par sa monade, cette définition ne répond pas à la question que pose l'ontologie : comment expliquer de manière homogène le réel?
A partir de Descartes, on peut esquisser trois courants qui partent de la métaphysique moderne :
1) La nouvelle métaphysique, qui commence avec le cartésianisme par rendre le réel irrationnel, puis qui tend vers la négation du réel extérieur à la représentation. Le kantisme culmine avec la phénoménologie. Autour de ce processus qui cherche dans une faculté rationaliste le centre de la subjectivité, s'agrège les philosophes qui escomptent clore la philosophie selon le voeu initial d'Aristote. Ils sont métaphysiciens modernes en ce qu'ils entendent trouver une faculté rationaliste qui permette à l'homme de se mouvoir dans l'irrationalisme : cas de Hegel ou Bergson.
2) L'immanentisme, qui résulte d'un schisme entre le cartésianisme et un disciple plus radical. Spinoza reproche à Descartes de concilier le réel extérieur et la représentation. Le doute cartésien annonce les excès du kantisme, puis la tentative phénoménologique de faire de l'investigation scientifique avec la raison. L'immanentisme commence par résoudre tous les problèmes de la nouvelle métaphysique en décrétant que le réel est immanent, incréé (fini l'indéfini) et que seul intéresse pour l'homme dans le réel la sphère connaissable de son désir. Le but que fixe Spinoza est éthique, par opposition à la morale ontologique et transcendantaliste : il s'agit d'acquérir son désir complet, ce qui se mesure par l'accroissement de sa puissance personnelle.
3) La philosophie analytique, qui entend révolutionner la métaphysique en rénovant la logique aristotélicienne, tout comme la science expérimentale a bouleversé la science antique. L'analytique propose une manière de philosopher qui rendrait obsolète la métaphysique moderne. Sa méthode repose sur l'idée que l'analyse logique du langage permet de proposer une vision supérieure du monde. Mais cette vision oscille entre sophistique et positivisme, deux positions qui n'ont rien de supérieur; et dans les cas où les philosophes analytiques sont plus importants que la ribambelle quantitative remplaçant la qualité singulière, ils se montrent plus impressionnés par les débats de la philosophie classique que par l'innovation analytique. Du coup, la philosophie analytique est la conclusion de la pensée britannique, qui découle de l'empirisme comme branche de la métaphysique moderne et qui se trouve dans une impasse théorique : ne proposant rien de nouveau, les philosophes analytiques sont condamnés au destin des sophistes.
La métaphysique rénovée par Descartes et poursuivie par ses divers courants s'achève avec Heidegger, dont on peut dire qu'il agit par ses égarements nazis passagers et oligarchiques définitifs comme le dernier des avatars d'Aristote. Le Dasein de Heidegger est l'être-là qui agit comme l'être fini. Il est explicitement entouré de néant selon Heidegger, qui dans sa jeunesse dispense un cours de fascination pour Aristote et qui se montre également fasciné par le retour aux présocratiques comme ceux qui peuvent sauver l'Occident de sa fin et corriger les erreurs de la métaphysique.
En échouant à corriger la métaphysique d'Aristote, Heidegger réussira au moins à amalgamer métaphysique et ontologie, ce qui fait que un demi-siècle plus tard même les historiens de la philosophie mélangent ces deux termes antithétiques et confondent philosophie et métaphysique, faisant de l'ontologie une discipline prestigieuse, absconse et savante de la philosophie. Les accès de rage de Heidegger à la fin de son existence s'expliquent parce qu'il a échoué à rénover la métaphysique et qu'il escomptait clôturer tant la philosophie que la métaphysique en parvenant à sortir de l'ornière phénoménologique.
Heidegger ne sera pas le nouveau Descartes issu d'Arsitote. Il rester le dernier des métaphysiciens, qui ayant échoué à rénover la métaphysique moribonde, sait qu'elle se trouvera prolongée moins d'un siècle par la philosophie analytique, mais que la philosophie analytique ne peut rien contre l'effondrement métaphysique. Elle ne propose rien de nouveau, rien d'autre que la rénovation de la sophistique antique combinée à une pincée de positivisme.
Quant à l'immanentisme, il est la branche issue du cartésianisme (en tant que source de la métaphysique moderne et rénovée) qui présente le plus de potentialités de durer parce qu'il propose du novateur par rapport aux idées métaphysiques et même par rapport à l'histoire du nihilisme. Mais être plus pérenne que la métaphysique n'implique pas que l'on soit pérenne pour autant. L'immanentisme est condamné dès ses limbes, puisque sa complétude centrée sur le désir ne peut manquer d'aboutir à la destruction de ce désir et de la société dans laquelle il s'épanouit. L'immanentisme se trouvait déjà condamné à l'époque de Nietzsche, qui fonda la phase tardive et dégénérée pour sauver l'immanentisme de son effondrement programmatique.
De nos jours, la génération terminale entérine l'effondrement en pariant que l'on peut vivre avec la destruction et le chaos, tout en en profitant. Cette perspective n'est possible que si l'on est oligarque. Bien entendu, cette littérature immanentiste qui se réclame beaucoup de Nietzsche et Spinoza se place du côté des dominateurs; pas du côté des beaufs 2.0 et des ploucs, qui essayent de montrer qu'on peut être dominés et heureux, mais dont le témoignage rappellera plus Zola que l'émancipation du désir. L'apologie de la lucidité, du réalisme, de l'inégalitarisme émanent des rares conservateurs assumés (comme Rosset).
Les gauchistes, plus hypocrites dans leur légitimation progressiste de la domination, diffèrent incessamment, à l'image de Derrida, ce qui revient à se condamner à la destruction. Le progrès devient l'expression du déni. On veut bien se montrer progressiste à condition que l'on relève des dominateurs et que nos positions courageuses nous valent profit, reconnaissance et gloire. Les postmodernes gauchistes se révèlent des progressistes de coteries et de salons. Le postmodernisme prend acte que les problèmes de fond ne seront pas affrontés. Au nom de l'inégalitarisme, selon le postmoderne lucide. Au nom de la différAnce, selon le postmoderne progressiste.

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