vendredi 31 août 2012

La tautologie contre le réel

Dans Le Monde de la tautologie, Rosset suggère que selon son innovation, la philosophie deviendrait d'inspiration tautologique, autour du principe : A est A (à ne pas confondre avec A = A, l'égalité différant de l'identité par son équivalence seulement interne à l'objet, quand l'identité renvoie au mystère extérieur des choses). La faiblesse du discours tautologique tiendrait à la limite du mystère qu'il ne résout pas et qu'il légitime. Si le tautologue, porteur d'anti-ontologie (pour désigner un discours sur le réel qui s'en tient à la singularité), s'arrête devant le mystère, il reconnaît une limite à son discours : dire que le langage est autotélique revient à considérer que le manque exprimé serait complet, mais aussi que la négativité est positive.
Rosset ajoute aussitôt qu'à partir du modèle tautologique, les possibilités de variation sont légions. Je me suis toujours demandé quelle réalité pouvaient recouvrir ces variations : je veux bien qu'à partir de A est A, on entende plusieurs interprétations d'un énoncé reconnu comme infiniment pauvre (ne rien dire) ou infiniment riche (tout dire), mais si l'on s'en tient à l'interprétation que propose Rosset, il n'y aurait rien à rajouter de fondamental à l'assertion : A est A. Qu'ajouter alors comme variations? Ne risque-t-on pas d'en demeurer à la tautologie comme expression insurmontable, ce qui rendrait le discours philosophique limpide, voire minimaliste (la fameuse formule dont rêvaient les scientistes pour dévoiler le réel), mais en même temps qui supprimerait l'intérêt philosophique au silence?
Si encore la philosophie se trouvait résolue! Passerait à la limite que l'on ait plus rien à rajouter! Le risque demeure, suite à la proposition de Rosset, que la tautologie ait conservé intacts les problèmes énoncés par Platon et n'ait pas avancé d'un iota face aux difficultés rencontrées par l'idéalisme (et que Platon reconnaît le premier)! La tautologie supprime-t-elle les problèmes ou les conserve-t-elle intacts? En ce cas, la tautologie serait le moyen de conserver le réel, tel un entomologiste, à condition d'en préciser l'aspect provisoire. La tautologie ne pourrait s'instituer en tant que méthode pérenne, mais en tant qu'éphémère, qui rappelle l'apologie du présent selon Rosset.
La tautologie devient une démarche philosophique féconde si l'on peut proposer un autre discours tautologique que l'option de Rosset. Ce dernier cite Wittgenstein pour se différencier de lui tout en le reconnaissant comme une influence, dont la position sur la carte indique qu'il cherche lui aussi à dépasser la métaphysique tout en restant dans son giron (que Rosset juge insuffisant, notamment par rapport à la tautologie) : outre qu'il défendit le nominalisme aristotélicien en mathématiques, Wittgenstein essaya plusieurs méthodes novatrices, autour de la new logique, pour régénérer la métaphysique, tout en reprenant les traditions continentales.
Wittgenstein n'est ni métaphysicien, ni immanentiste, ni même logicien au sens strict. Il se meut entre ces mouvances voisines, sans parvenir à les dépasser, ce qui le rangerait plutôt dans la catégorie des sceptiques. Il convient que le discours tautologique ne peut mener bien loin, disant tout et rien à la fois. Ce totalitarisme philosophique, au sens où le discours briserait le principe de non-contradiction, ne mène à rien qu'à l'impossibilité de variations. Sur ce point, je crains que Rosset ne se montre optimiste quand il lance son discours de la méthode.
Le discours tautologique, ne pouvant accoucher que d'un seul prolongement, rejette le dialogue, tant ses conclusions sont données dès l'introduction. En ce sens (particulier), Rosset propose la fin de la philosophie : la fin tautologique revient à ne rien résoudre et à laisser en état, en attendant que le pire arrive. Il n'est pas certain que Rosset, qui commence par louer le discours terroriste, n'en dévoile les limites.
N'est-il pas un nominaliste trop intégral pour que sa négation ne pétrifie toute pensée - bloque la philosophie dans l'impossible? La variation semblerait incompatible avec la tautologie, à moins de considérer que le dispositif très particulier de Rosset (jusqu'à tendre vers l'unique) remplace le fondement, pour que les variations deviennent la fin de la pensée. Le fondement serait la connaissance totale et unique, quand les variations désigneraient les savoirs. Ce que Rosset entend par variations désigne la formalisation à partir de la tautologie.
L'exclusivisme unilatéraliste cacherait-il une trouvaille? Rosset a rendu nulle la connaissance, en conférant aux savoirs le rôle primordial sur la connaissance, puisque si la tautologie dit tout (et non rien), il n'y a rien à en dire d'autre - que ce constat. La connaissance étant donnée une fois pour toutes, les savoirs seuls importent. Encore convient-il de préciser que les savoirs sont multiples à partir de la connaissance unique : la singularité se tire de l'unicité totale, la tautologie étant dans l'être la réduplication du non-être, irrationnellement un et total. Rosset est un des hérauts de l'immanentisme terminal : il reprend la caractéristique nihiliste consistant à évacuer la question des origines autant que celle, connexe, de l'infini, avec l'intention de la perfectionner - en lui apportant, enfin, le statut de la complétude.
Aristote avait imposé l'inconséquent Premier Moteur, Spinoza avait enfoui le problème grâce à l'incréé. Rosset pose la tautologie, détruisant l'origine en bloquant le sens. Curieuse manière de finir la philosophie que de l'achever? Le propre du nihilisme est de détruire la connaissance et de la remplacer par le couronnement des savoirs. Il désignerait le savoir le plus élevé : l'érudition. Les nihilistes ont privilégié l'érudition. Rosset est un érudit, normalien, agrégé, docteur. Il va le plus loin dans la destruction de la connaissance : son remplacement par le savoir.
La créativité se manifeste dans la virtuosité de l'assemblage, rapprochant les références hétéroclites pour composer un patchwork, original par rapport aux précédents essais. Rosset sous-entend que ses prédécesseurs ès fin de la philosophie ont échoué? N'indique-t-il pas dès lors que le changement existe? Rosset agirait dans l'immanentisme, comme Descartes venu corriger la métaphysique dégénérée - et érudite. Si Rosset entend abolir le changement, c'est qu'il estime avoir découvert le principe de stabilité et de fin (qui préside à la permanence de l'être) : le changement peut être résorbé par la compréhension de ce qui meut l'être, étant entendu que l'être coexiste avec le non-être.
Si les prédécesseurs ont échoué, c'est qu'ils sont trop rationalistes. Tort d'Aristote, qui borne le rationalisme dans le champ de l'être - et rejette l'irrationalisme dans le non-être. Descartes a progressé dans l'irrationalisme avec son deux ex machina, mais c'est Spinoza qui propose enfin la mouture la plus accomplie de l'irrationalisme, en l'intégrant dans l'être. La condition réside dans l'immanence : l'incréé sert de dispositif pour suggérer que la question des origines est assujetti au rationalisme. Mais Spinoza pèche par trop de rationalisme au sein de l'éthique, notamment autour du désir soi-disant complet. Vu l'échec de Nietzsche, production d'idéalisme contradictoire et impossible, Rosset en revient à des bases pragmatiques, dans lesquelles enfin, se montrer irrationaliste aboutira à un élément de discours, soit le plus immanent des produits : la tautologie.
Rosset essaye de couronner l'histoire de l'immanentisme en faisant en sorte que le maximum du rationalisme coïncide avec le maximum de l'irrationalisme. Tout et rien dire à la fois, c'est décréter le problème mal posé (selon l'héritage de Wittgenstein) et faire en sorte que seules les variations comptent. Rosset privilégie les anecdotes, les rapprochements les plus divers? Ce qui compte est ce qui est multiple : le style, la manière de raconter, non le fondement, toujours identique (tautologique). Il existe du changement à l'intérieur du donné, limité, mais suffisamment important pour permettre un certain renouvellement, même si la question du changement limité dans le fini n'importune pas Rosset : l'important est de profiter de la joie qui survient de manière irrationnelle du fait de la tautologie.

mercredi 29 août 2012

Le tartuffe et l'oligarque


Je transcris en le simplifiant l'échange entre BHL et Pulvar dans l'émission de Ruquier ONPC :
Pulvar conteste la démarche de BHL : - Dans ce livre, vous êtes le Bien, le Droit, le Juste...
BHL proteste copieusement : - Non, non, non!"
Avec raison? Au risque de surprendre, je pense que oui. BHL n'est pas un moraliste, croyant que son point de vue coïncide avec le Bien, mais un propagandiste ayant vendu sa verve au service des plus forts du moment : l'OTAN, les Occidentaux, les financiers. Que précise BHL pour prouver qu'il n'est pas un moraliste?
BHL : - D'abord je ne dis jamais que je suis le Juste, le Droit, le Bien, parce que je ne crois pas au Bien..."
Effectivement, si BHL ne croit pas au Bien, il ne peut se prendre pour moraliste. Il se revendique de Spinoza et Nietzsche contre Platon? C'est imparable, derrière le vernis philosophique, nous assistons aux aveux de BHL, propagandiste depuis plus de trente ans : s'il ne se prend pas pour le héraut du Bien, de quel principe est-il la voix? Pour montrer qu'il n'est pas moraliste, BHL nous délivre sa norme : la loi du plus fort. Gorgias vs. Platon.
Qui BHL sert-il? Cela nous permet d'écarter le judaïsme comme source d'inspiration, lui qui revendique le Bien de Yahvé. BHL servirait-il alors le sionisme, qui exprimerait l'inflexion idéologique du judaïsme, dont on peut se demander s'il se montre fidèle aux canons juifs? Au risque de déplaire à ceux qui voient en BHL un sayyan sous prétexte qu'il sert une soupe sioniste caricaturale et unilatérale, je pense que BHL ne sert pas en premier lieu le sionisme ou Israël au vu de son parcours : toute idéologie est encore attachée à un bien.
En outre, le sionisme n'exprime pas le parti le plus fort du moment. Certaines de ses lignes extrémistes, derrière la figure politicienne de Netanyahu, sont intégrées à des mouvances de l'establishment anglo-saxon, dans un rapport de forces dans lequel nos sionistes suggèrent leurs points de vue, sans guère de réussite : si les sionistes sont écoutés, c'est qu'ils sont manipulés. Le point de vue anglo-saxon a besoin d'un diviseur dans la région stratégique du Proche-Orient (selon les accords de Sikes-Picot). En cas de désaccord, il serait le premier à s'opposer à la domination régionale d'Israël et s'occuperait de rappeler que le sionisme est le valet (relativement influent), pas le maître, comme l'affaire DSK au FMI l'a exhibé avec cruauté.
Derrière la machine de guerre atlantiste de l'OTAN, nous tenons les plus forts du moment. Peut-être BHL espère-t-il concourir à accroître la puissance du sionisme et/ou d'Israël dans ce marigot oligarchique? Force est de constater, en suivant son parcours d'intellectuel engagé, qu'il soutient le parti de l'OTAN, dont Israël relève de plus en plus explicitement. Bien que sioniste, BHL ne sert que secondairement Israël et le reconnaît outrageusement. Loin de profiter des cations de l'OTAN, Israël sur le court terme se trouve de plus en plus détesté; et sur le long terme, les risques de son éclatement sont de plus en plus pressants (sans qu'on sache s'il faut s'en désoler quand on constate la politique d'apartheid que l'actuel régime impose aux Palestiniens, sous la férule des cercles financiers internationaux de la City et de Wall Street).
C'est ce que confirme BHL avec franchise, tant dans la crise libyenne que dans les autres guerres menées par l'OTAN :
"Les choses ne se font pas grâce à moi..."
Subite sincérité de BHL? Reconnaîtrait-il qu'il n'est qu'un relais français (discrédité) dans le dispositif atlantiste? Il lance un écran de fumée en donnant des noms trop franchouillards pour être représentatifs de l'internationalisation des plus forts :
"Grâce à Sarkozy, Martine Aubry..."
Faudrait-il corriger : derrière ces politiciens subalternes, l'on trouve les décideurs militaires, les généraux de l'OTAN qui coordonnaient l'attaque contre le peuple libyen depuis la base de Stuttgart? Et derrière ces militaires, les commanditaires émanent des forces financières anglo-saxonnes, d'autant que le clan Kadhafi était un cas de satrapie faisant croire à son système original de démocratie directe, alors qu'il collaborait sans vergogne avec les services secrets britanniques et américains?
Toute l'incohérence, la versatilité et l'arbitraire de la loi du plus fort se trouvent résumés pour une fois par Pulvar, qui n'hésite pas à contredire BHL, prouvant au passage que ce n'est pas le parti sioniste, loin d'exprimer la toute-puissance, travaille pour des intérêts mieux placés  :
Pulvar : - On est dans une espèce d'utilisation à géométrie variable du droit international. Quand ça nous arrange, on dit : "Ah il ne faut pas s'affranchir du droit international" (...). Quand ça nous arrange aussi, on  s'en affranchir, on y va.
Nous y sommes : Pulvar vient de définir la loi du plus fort et de rappeler pourquoi Platon condamnait ce droit versatile. Cette hétéronomie, que La Fontaine résume dans sa fable du Loup et de l'Agneau ("La raison du plus fort est toujours la meilleure/Nous l'allons montrer tout à l'heure"), indique qu'il repose sur un élément fragile, qui change parce qu'il ne repose sur aucun critère stable, mais qu'il prétend prospérer sur la pluralité de ses valeurs.
L'élément premier pourrait être le militaire, quand on sait que les oligarchies se fondent sur la caste militaire. Bientôt, le militaire montre qu'il travaille en lien avec les financiers, sans qu'on sache bien qui est l'élément premier, la hiérarchie se trouvant malmenée par le réseau de structure horizontale, tel le rhizome ou le réseau. La versatilité ne fait que souligner l'identité du plus fort : non pas une identité une, gage de stabilité, mais une fluctuation confuse et imprévisible se déployant dans un cadre fini, fixe et étriqué, je veux parler du social. Il ne faut pas chercher un cadre clair, qui permet de croître et qui tendrait vers l'infini. Sans quoi cette identité se trouverait démasquée comme plurielle et confuse; mais un cadre qui empêche l'identification et lui substitue l'insaisissable hétéronomie.
Quelle est la différence entre le moralisme et le plus fort? Le moralisme essaye de concilier le Bien et le plus fort, ce que montre le tartuffe de Molière, qui se revendique d'autant plus fervent catholique qu'il défend le parti le plus fort et précaire du catholicisme autour du Roi. La différence entre le moraliste et l'individu moral, c'est que le premier accorde au Bien une valeur d'autant plus forte qu'elle est adossée à l'hétéronomie; alors que le second possède un idéal qui est l'Etre et dont l'idée est l'expression dans le sensible.
Quant au moraliste, il croit encore au Bien (dégradé), quand le partisan du plus fort, comme Gorgias à l'époque de Platon, adhère juste au plus fort. Raison pour laquelle le moraliste passe pour un tartuffe : il ne cesse de changer son critère d'évaluation, entre le Bien et le plus fort (le Bien lui apporte de la stabilité, le plus fort du pragmatisme, les deux de l'hypocrisie); tandis que le partisan du plus fort revendique sa versatilité sans autre critère  de stabilité. Le plus fort n'est pas hypocrite, il encourage la destruction, qui mène au final à l'autodestruction. La preuve : l'Empire britannique, souvent déformé en américain, voire américano-sioniste, est en faillite irrémédiable. C'est ce qu'il faudra expliquer à BHL : non seulement ses actions sont dénuées de postérité, mais encore il connaîtra de son vivant la ruine des valeurs qu'il a promues (l'OTAN, la démocratie libérale, la guerre sans l'aimer...).

lundi 27 août 2012

Le monde de l'oligarchie terminale

http://algeriepatriotique.com/article/le-monde-appelle-la-france-soutenir-les-islamistes-par-interet

Je savais Le Monde coupable de multiples atteintes à la liberté d'expression depuis plus de vingt ans, ce qui est un comble quand on se veut le journal emblématique de la démocratie libérale de son pays. Je ne prendrai pour exemple que la censure de Cheminade en 2012, pour la raison unilatérale et arbitraire qu'il était un candidat sectaire. Comme la plupart des grands journaux parisiens, Le Monde répercute le point de vue oligarchique, qui peut varier en fonction des affinités, mais qui demeure contraire à la déontologie du journalisme. 
En gros, Le Monde se montre favorable à l'ultralibéralisme de gauche, quand Le Figaro répercute une ligne proche du néo-conservatisme. Cette fois, Le Monde franchit la ligne entre la propagande démocratisante et l'apologie de l'extrémisme politique (présenté avec tort comme religieux), ce qui n'est pas seulement antidémocratique, mais qui conduit à des conséquences dramatiques pour les peuples victimes des changements de régimes brutaux, des révoltes populaires instrumentalisées, des politiques de chaos.
1) Il n'est pas question de dresser l'apologie perverse de l'Islam terroriste, mais de déformer des moutures politiques sous le faux nom d'islamisme. L'islamisme désignerait des applications politiques de l'Islam. Ici, l'amalgame cautionne des dérives, concoctées par exemple depuis l'Arabie saoudite, et qui prennent leur source chez des stratèges de l'Empire britannique, depuis l'époque où il participait à la fondation des Frères musulmans, dont il infiltrait les confréries (ce qui continue à être le cas et qui en dit long sur l'authenticité de ces mouvements anti-impérialistes). Les dirigeants terroristes ne représentent rien de cohérent et se font manipuler par leurs ennemis déclarés, les stratèges anglo-saxons. Il vaudrait mieux appeler ces golems : les dirigeants de partis du chaos, pour ne pas les référencer islamistes, encore moins musulmans, mais montrer que le vernis qui leur est apposé entretient l'islamophobie. L'Islam est considéré comme une expression religieuse, donc dégénérée, par rapport à la laïcité. Elle-même est interprétée comme le mouvement de ce qui est supérieur au religieux (le postmodernisme?), sans qu'il ne soit défini positivement à quelque moment que ce soit.
2) Le Monde en avouant le point de vue qu'il défend (la politique du chaos remplaçant les dictatures baassistes par des terroristes déséquilibrés) avoue en filigrane la situation réelle des horribles événements qui endeuillent la Syrie (et avant en Libye) : si les oligarques anglo-saxons, dont Le Monde répercute les intérêts contre-nature en France, selon le projet de nouvelle alliance de 2010, veulent remplacer les dictateurs-satrapes, encore trop indépendants, par des fantoches trop confusionnels pour pouvoir échapper aux manipulations de leurs protecteurs. En défendant le terrorisme subventionné par les Anglo-saxons (et leurs alliés régionaux), Le Monde promeut le terrorisme intellectuel - se rend-il seulement compte qu'il s'est fait hara-kiri tant en tant que journal qu'en tant que référence intellectuelle?

dimanche 26 août 2012

La superstition du diable

Que pense l'immanentisme du diable? Nietzsche appelant au grand renversement de toutes les valeurs morales, le Mal deviendrait le bien. Mais le fondateur de l'immanentisme a déjà commencé dans cette voie, Nietzsche ne faisant que l'amplifier et la radicaliser pour tenir compte de l'effondrement de cette pensée, que l'on continue curieusement à présenter en histoire de la philosophie comme une pensée révolutionnaire et à étudier pour bâtir l'avenir.
Pour Spinoza, le diable est une illusion, qui de nos jours nous enjoint à crier au génie précurseur. Spinoza annoncerait la lutte contre les superstitions, l'obscurantisme, plus largement l'anthropomorphisme. Son rationalisme serait le couronnement du cartésianisme, qui ne clarifie pas encore les liens entre l'univers mécanique et le Dieu irrationaliste, que l'on dénote avec l'expression de deux ex machina. Spinoza nous explique que le diable n'existe pas en tant que puissance surnaturelle parce que la définition qu'il propose de Dieu est le fameux : "Deus sive natura".
Si Dieu est la nature, la nature est le réel, entendu comme une étendue infinie et horizontale, dépourvue de toute verticalité : l'immanence est un plan horizontal qui s'oppose à la verticalité de la transcendance. Du coup, le Dieu de Spinoza n'est autre que le principe supérieur de l'horizon... indéfini. Le vice de la définition saute aux yeux, une fois que l'on doute de la revendication de génialité, que réclament les spinozistes, comme si leur Maître avait enfin répondu aux dernières questions, suite à l'échec des références Platon, Aristote ou Descartes : Dieu, l'infini, le réel...
Spinoza pour définir la substance recourt à un terme dont le préfixe négatif souligne l'absence de sens : l'incréé ne fait que repousser le problème sans chercher à l'affronter, ni à le résoudre. On en arrive à l'équivalence selon laquelle, si Spinoza n'est pas athée, son Dieu correspond à la nécessité et contredit la définition classique du Dieu transcendant. Si le Dieu de Nature repose ne propose pas de définition supérieure à celle que produit le transcendantalisme, elle y ajoute l'inconvénient de ne pas affronter les manques du transcendantalisme, qu'elle commençait par dénoncer.
L'immanentisme, loin de dépasser le transcendantalisme, se révèle inférieur :
1) il ne définit pas le divin avec son incréé;
2) sa pseudo-définition revient à réfuter toute la partie dans le réel qu'il évacue comme indéfinissable et qu'il engloutit sous le générique irrationaliste de l'incréée, ce qui revient à réhabiliter l'influence cartésienne prétendument dépassée et, in fine, le recours au non-être comme moyen d'échapper à un problème difficile à résoudre.
Quant au diable, loin d'en proposer une approche rationaliste, étonnamment contemporaine, à moins de considérer que la contemporanéité relève du diabolisme, la définition de Dieu/Nature le rend étonnamment caduc. Si Dieu se réduit à la nécessité de la nature, immanente, le diable n'existe pas, moins au sens d'une créature surnaturelle et fourchue qui n'aurait pas lieu d'exister dans un système d'immanence, mais au nom de sa cause initiale : le diable ne saurait exister pour la simple raison qu'il se confond en tous points à l'exercice de la rationalité - et à rien d'autre. Le diable, c'est l'homme.
On comprend que Nietzsche appelle plus tard au renversement de toutes les valeurs, considérant que la préconisation originelle de Spinoza n'a pas été appliquée et qu'il convient d'aller au-delà de la critique éthique de la morale, en prônant l'avènement de l'artiste créateur de ses propres valeurs. En somme, le diable n'existe pas parce que c'est l'homme. C'est ainsi que Spinoza entend libérer l'homme : le supranaturel n'existe pas, le royaume de Dieu est un leurre transcendantaliste, tandis que le royaume du diable, le réel, renvoie à la sphère, mal comprise, de l'homme. Nietzsche tirera de cet enseignement toutes les adaptations en nous expliquant que le mal est bien à condition qu'il soit pratiqué par les oligarques, dont il affine le profil : ce seraient des intellectuels à connotation esthète.
La leçon dès Spinoza, que Nietzsche radicalise, c'est que Dieu étant indéfinissable, la bonne morale tend à promouvoir le mal. Le mal n'est pas supranaturel, c'est l'exercice de la domination et la destruction. Les conclusions auxquelles parvient Spinoza, loin de se révéler libératrices et innovantes, sont inquiétantes et réactionnaires (au sens où l'oligarchie préexiste à l'immanentisme). Nietzsche n'a rien inventé : il ne fera que les amplifier en leur donnant une inflexion plus stylisée et moins cristalline, multipliant les imprécations et les invocations oscillant entre le visionnaire et le puéril. Loin de produire la superstition entretenue par le diable, Spinoza remplace le supranaturel par la destruction : il a empiré une situation qui n'était pas parfaite, mais qui permettait un fonctionnement harmonieux, en amélioration sur le terme.
Ce que les spinozistes présentent comme une innovation majeure, qui viendrait clore les difficultés du système classique (notamment depuis Platon), se révèle une dégradation théorique et pratique du parti rival : l'ontologie marginale, voire élitiste, et les monothéismes.
- Pour le théorique, on en voit un volet avec la conception du diable : l'inexistence dévoile l'étendue du néant caché derrière l'incréé (qui renforce le déni cartésien, selon lequel il n'y a rien à dire du non-être).
- Pour la pratique, Spinoza milite pour le libéralisme balbutiant, qui incarne le pendant politique de sa philosophie. Le parti politique retenu correspond à la réduction idéologique, comme l'éthique réduit la morale. La philosophie de l'immanence est engagée dans une entreprise de réduction du réel, dont on mesure les applications en politique. Voilà qui dévoile l'impéritie de l'immanentisme : avec la fin du libéralisme, nous vivons l'agonie d'un système de prévarication, qui repose sur une théorie déficiente et faible.

vendredi 24 août 2012

Printemps djihadiste

http://www.alterinfo.net/La-Tunisie-prete-a-accorder-l-asile-politique-a-un-agent-du-MI5-britannique_a80136.html

Je mets en évidence ce lien, avec trois extraits :

1) "Selon un des dirigeants du mouvement salafiste armé en Jordanie, répondant au nom de Abou Mohamed Ettahaoui, le gouvernement tunisien aurait accordé l’asile politique au prédicateur londonien d’origine jordanienne Omar Mahmoud Othmane Abou Omar, plus connu sous le nom de Abou Qotada, un agent provocateur du MI-5 ayant quelques rôles à jouer dans des opérations d’infiltration et de manipulation de la nébuleuse islamiste établie en Angleterre et ses relais dans au moins dix pays arabes et musulmans".
2) "Le faux prédicateur est devenu en effet inutile pour Londres depuis la récupération d’Al-Qaida en tant qu’allié alors qu’elle a servi des années durant de prétexte et de justification de la “guerre sans fin contre la terreur”, un concept qui a montré ses limites et provoqué une crise financière alors qu’il était censé apporter plus de capitaux aux grands groupes industriels et financiers anglo-saxons".
3) "Abou Qotada a également servi la propagande européenne visant à créer des sentiments dits “islamophobes” au sein des sociétés européennes".

Commentaires :

1) On apprend, rien de moins, que la nébuleuse terroriste al Qaeda serait liée, directement (via le Londonistan) et indirectement (via ses accords de coopération avec les services secrets et militaires des Etats-Unis et de ses anciennes colonies, comme l'Arabie saoudite ou le Pakistan), aux services secrets britanniques, comme on savait qu'elle était liée aux services secrets américains, saoudiens ou pakistanais. Mais cette fois, on remonte à la pépinière terroriste du Londonistan et au fondement de l'opération al Qaeda - tout comme l'Arabie saoudite n'est pas l'alliée des Etats-Unis, plus exactement des factions britanniques implantées aux États-Unis, comme Wall Street.

2) L'exil protégé, voire doré, de notre agent provocateur rappelle l'élimination sans preuve du soi-disant Oussama, un dossier trop lourd pour être oublié. Une rumeur tenace, que je n'ai pu vérifier, affirme qu'il détenait un studio à Londres et s'y rendait de manière clandestine dans les années 90. Même fausse, elle perdure parce qu'elle souligne le lien entre Oussama, le Londonistan et les services secrets britanniques, affiliés au Foreign and Commonwealth Office et aux factions financières de la City, dans lesquelles on retrouverait les historiques et connotées industries BAE et British Petroleum.

3) Le rôle d'al Quaeda dans la stratégie de l'islamophobie méritait d'être souligné. On parle de la propagation de la peur, qui ne repose sur aucune base populaire, dans des pays musulmans aussi divers que le Pakistan, l'Arabie saoudite ou le Maroc, mais qui a permis de justifier le scénario du Printemps arabe, selon lequel les populations préféreraient de loin la guerre démocratique aux dictatures installées - entendre le chaos derrière la R2P. Et tant pis si les soulèvements relèvent de manipulations et si la promesse de démocratie aboutit à la certitude du chaos, comme on l'endure en Libye.

jeudi 23 août 2012

Le début de la métaphysique

De la méontologie (suite).

Plus on avance dans l'histoire de la méontologie et qu'on aborde l'innovation de la métaphysique, plus on clôt l'histoire de la - méontologie. La méontologie signe l'échec. Échec face à l'ontologie. Échec des courants nihilistes. Echec face à la métaphysique. La méontologie aurait voulu imposer le nihilisme à visage découvert, en proposant de rendre le discours philosophique physique, ce qui implique que le réel soit constitué d'un substrat objectif, les atomes (qui deviennent les faits dans le positivisme ou les structures dans le structuralisme), et que la théorie physique qui en découle soit définitive. La méontologie ne parviendra pas à expliquer pourquoi il y a des atomes, pourquoi ils côtoient le vide (terme physique du non-être) et oscillera entre plusieurs interprétations, sans jamais réussir à en isoler une satisfaisante.
Le nihilisme peut-il fonctionner à visage découvert, de manière explicite? La métaphysique intervient après l'échec de la méontologie et des sophistes, même si les sophistes n'ont jamais essayé de faire école et constituaient plutôt une inclination disparate se regroupant autour d'éléments épars, comme l'irrationalisme et le goût pour la rhétorique. Gorgias se moque de sa postérité et s'amuse de ses idées; Protagoras mise tout sur son aura de son vivant. La métaphysique tire les leçons de la faillite : le nihilisme pur n'est pas viable. Mais il recèle l'aspect le plus fondamental de ce que la pensée peut connaître.
La vérité du nihilisme, c'est que la connaissance ne peut être totale, car il existera toujours une part du réel, essentielle, qui échappe à la pensée. Le fondement du nihilisme, c'est l'intuition selon laquelle le réel n'est pas formé de manière homogène. A partir de cette intuition, le nihilisme bascule dans l'approximation théorique, en décrétant arbitrairement que l'hétérogénéité est antagoniste. Comme il n'y a rien à dire de plus à propos du non-être qu'il est indescriptible et impensable, le nihilisme est une expérience qui ne peut fonctionner.
La méontologie est la forme qui a été le plus loin dans la tentative de conférer au non-être une définition reconnue et assumée. Mais on ne peut définir l'indéfinissable et rendre le contradictoire cohérent. La tentative physique de la méontologie échoue. Aristote s'en souviendra et comprendra que le seul moyen d'intégrer les intuitions du nihilisme dans la philosophie consiste à en mélanger l'essentiel avec l'ontologie, de telle sorte que le discours sur le non-être accouche d'un discours sur l'être.
Il est coutumier parmi les métaphysiciens actuels, selon les codes de l'histoire de la philosophie, de présenter la métaphysique comme la duplication entre l'Etre et les étants. La métaphysique serait ainsi le fondement de la philosophie et se trouverait proche de l'ontologie. La différence entre les deux serait que l'ontologie tend plus à se pencher sur l'Etre, quand la métaphysique se focaliserait davantage sur la possibilité de théoriser l'être, étant plus concrète (insistant sur les sciences). La métaphysique serait plus moderne et moins abstraite que l'ontologie.
La différence entre métaphysique et ontologie serait ténue, pour ne pas dire confuse. Le conflit entre Aristote et Platon passerait pour l'opposition constitutive se déployant à l'intérieur de la philosophie. Quand deux mille cinq cents ans plus tard, Heidegger peut se présenter comme un philosophe cherchant à renouer avec l'ontologie présocratique - alors que son Dasein entouré de néant est typiquement métaphysique, la métaphysique est assimilée à la philosophie.
La critique contre Heidegger (comme celle du logicien Carnap) s'effectue depuis des points de vue qui ne s'opposent pas à la métaphysique en proposant d'en sortir, mais qui partent de la métaphysique, en proposant des hérésies qui prolongent, comme l'immanentisme le cartésianisme, sans sortir de l'argument central : on ne peut penser que l'être en postulant que le non-être le côtoie. Si l'on analyse la métaphysique, elle lance un aggiornamento au nihilisme, expliquant que la philosophie ne peut s'en passer, à condition de le frotter d'ontologie. 
Le discours philosophique n'est pas la forme rationaliste marginale, quoique supérieure, du religieux, mais le discours propre à la pensée religieuse la plus aboutie. Le religieux ainsi entendu n'est plus présenté, ni considéré, comme religieux, mais comme rationnel et indépendant (expression du progrès). Le discours religieux se fondant sur la révélation divine se trouve ainsi périmé, supplanté par le discours philosophique identifié avec la métaphysique. Cette conception relève de l'amalgame. L'immanentisme comme hérésie de la métaphysique moderne n'est pas identifié, ce qui permet aux immanentistes de prétendre s'opposer à la métaphysique tout en proposant un nouveau discours philosophique, fondé sur le spinozisme et le nietzschéisme. 
C'est ce modèle que défend de nos jours Rosset pour le modèle conservateur, tandis que Deleuze et les postmodernes lançaient dans l'après-guerre avec plus de succès médiatique la variation plus fumeuse du progressisme. La métaphysique enterre la méontologie en proposant un discours plus cohérent qui intègre le nihilisme, au lieu de le tenir pour total. La découverte d'Aristote, c'est que le seul moyen de réutiliser de manière centrale le nihilisme consiste à le faire évoluer dans un noyau de compromis contenant l'ontologie (reconnaissance de l'être, de la théorie philosophique, de la suprématie de la science de l'être). 
Pour sceller la suprématie de la métaphysique sur le nihilisme (la métaphysique couronne le nihilisme), Aristote va apporter un lien irrationaliste entre l'être et le non-être : ce sera le multiple. Puis il essaye de proposer ce que le nihilisme a échoué à fonder : offrir une théorie sur l'être. Aristote conserve l'option selon laquelle l'être est fini. Il y ajoute que la théorie sur l'être va au-delà du discours scientifique. Le discours scientifique se focalise sur un objet, quand l'être dépasse cette singularité et constitue le tout. Le multiple sert à rendre possible la théorisation, sans expliquer le donné - l'être, le multiple, le non-être, le Premier Moteur... 
Pour former sa métaphysique, Aristote s'est inspiré des présocratiques qui mélangent l'ontologie et le nihilisme, mais la spécificité de la métaphysique consiste à refuser de définir un élément physique comme explication à l'être : le feu, l'eau ou d'autres éléments naturels, à qui on donne une connotation symbolique, qui ne peut être rationnelle. Aristote va chercher à rationaliser le symbolique et à sortir de l'irrationalisme portant sur l'être et aboutissant à expliquer que le rationnel est irrationnel. 
Il n'y parviendra pas tout à fait; Il sépare l'être explicable de la partie du réel inexplicable, qui devient le fourre-tout de l'irrationnel. Son réel se voudrait d'autant plus rationalisé qu'il contiendrait un extérieur incohérent. Aristote veut à tout prix expliquer que la métaphysique est la science de l'être, mais de quel être? Il suffirait pour l'histoire de philosophie de rappeler quel est le coeur de la théorie métaphysique : le non-être existe, le faux existe.
Du coup, l'opposition entre métaphysique et ontologie est criante. Ce n'est plus une opposition interne, au fond en accord sur l'essentiel du programme, mais deux tendances inconciliables de la philosophie : l'ontologie tend vers le transcendantalisme, quand la métaphysique importe le nihilisme; l'ontologie s'oppose au nihilisme de manière définitive. La métaphysique cherche à donner une forme viable à la philosophie, qui intègre le nihilisme, mais qui n'en est pas. 
Le nihilisme le plus abouti (donc inabouti) de la crise monothéiste est incohérent, quand la métaphysique rend conciliable le cohérent de l'être fini avec l'incohérent du non-être. La fin de la méontologie instaure la primauté philosophique, non de l'ontologie, mais de la métaphysique. La métaphysique constituerait un compromis entre les diverses tendances nihilistes et l'ontologie. L'ontologie nie l'existence du non-être et en fait la mauvaise identification (de l'autre). En n'expliquant pas l'Etre, l'ontologie se condamne à ne pouvoir expliquer le changement.
La méontologie a voulu concurrencer l'ontologie. La métaphysique y parviendra en proposant une alternative qui possède pour moitié de la positivité (théoriser l'être fini et vaste). En parvenant à la métaphysique, on quitte la méontologie : c'était le but d'Aristote, qui ambitionnait de dépasser l'ontologie platonicienne en produisant la métaphysique et qui s'est demandé comment innover dans des bornes finies, en prenant acte de l'indéfinition de l'Etre. La méontologie n'était pas viable selon la logique. Aristote a remporté ce défi, parce qu'il a compris que l'exposition du nihilisme à la logique n'était pas possible.
Il a cherché une stratégie pour introduire le nihilisme dans la philosophie, tel le cheval de Troie  le nihilisme pourrait corriger l'ontologie sur le point du non-être rendant explicable l'être et superflu l'Etre. La principale critique que l'on peut intenter théoriquement contre la métaphysique s'est vérifiée pratiquement, par la science, un comble pour ceux qui se présentent comme des scientifiques et tirent de leur réalisme la preuve de leur sens philosophique. La métaphysique estimait dès Aristote proposer le savoir définitif grâce à l'apport de la métaphysique.
Les recherches scientifiques d'Aristote, qui reposent plus sur des compilations que sur des investigations nouvelles, se sont avérées si obsolètes qu'il a fallu, après des siècles d'autoritarisme obscurantiste, rénover en profondeur la méthode scientifique. En remplacement de l'argument d'autorité et du pédantisme, ce sera la méthode expérimentale, qui à la Renaissance entérinera la ruine de la pseudo-méthode aristotélicienne. Bien entendu, il ne faudrait pas caricaturer la démarche scientifique depuis Aristote jusqu'à la Renaissance en Europe comme une somme d'erreurs totales.
L'évolution ne fut pas aussi linéaire et connut des variations, parfois des polémiques. Mais il est intéressant de constater la période d'obscurantisme entre les débuts de la métaphysique et la révolution scientifique moderne. Elle provient du substrat nihiliste, qui est le principe actif de la métaphysique et qui bloque le changement autour du préjugé selon lequel la connaissance est donnée comme le réel. La pensée consiste, non pas à découvrir ce qui est soumis au changement, mais à retrouver ce qui a été donné de manière immuable. Le réel a été donné depuis le Premier Moteur, une proposition indémontrable, qui serait grotesque si elle ne se révélait aussi perverse.
La fin de la méontologie, loin de signifier la fin du nihilisme, tant en philosophie que dans le monothéisme, dénote plutôt la fin de la crise monothéiste. La philosophie a intégré le nihilisme dans son giron et l'a mélangé avec l'ontologie. Le résultat a été la métaphysique, qui domine l'histoire de la philosophie depuis lors. Le plus édifiant est de constater l'influence cardinale de la métaphysique dans les développements monothéistes, que ce soient chez les chrétiens ou les musulmans. Le sens de la philosophie a été dévoyé : si les nihilistes entendaient faire de la philosophie le discours religieux propre au nihilisme (religieux antireligieux), la philosophie est devenue une sorte d'accompagnateur élitiste et rationaliste des monothéismes reposant sur la révélation (ce qui n'implique pas qu'ils se révèlent dénués de rationalité).
Il reste à retrouver le sens de la philosophie tel qu'il s'exprime chez le Socrate de Platon : un langage dont la spécificité est la rationalité, mais qui intervient dans la crise monothéiste comme la spécificité se distinguant de la révélation propre au transcendantalisme (et qui a commencé bien avant le monothéisme). La métaphysique vient rompre cette spécificité en la pervertissant : la rationalité s'oppose au religieux. Que l'ontologie soit critiquable et que la métaphysique ait cherché à faire une critique sincère de l'ontologie relèvent de la compréhension; mais que la philosophie se trouve confondue avec la métaphysique, de même que l'ontologie, son contraire évident, pose problème. La fin de la méontologie n'est pas une bonne nouvelle pour la philosophie - ni pour  la pensée.

lundi 20 août 2012

Chemins qui mènent vers le progrès

Robert Ménard, que l'on peut critiquer pour maintes raisons, a publié un papier courageux sur son blog pour dénoncer le traitement scandaleux qui est réservé à Jacques Cheminade depuis 1995 : le Conseil constitutionnel, présidé par le socialiste Roland Dumas, a invalidé ses comptes, en validant les comptes de Balladur et Chirac. Problèmes : 
1) ces deux comptes sont entachés de graves irrégularités;
2) les comptes de Cheminade étaient, eux, réguliers.
Pour expliquer la décision injuste de Conseil constitutionnel, le président Dumas a expliqué que Cheminade avait manqué d'habileté. Cheminade a réussi à se représenter aux présidentielles de 2012. Bien qu'il ait offert le programme le plus cohérent de ces élections creuses, proposant des remèdes avérés pour guérir de la crise qu'il avait diagnostiquée en 1995, il n'a obtenu que 0, 25% des suffrages, les électeurs préférant de loin voter en faveur de Sarkozy le néo-conservateur ou de Hollande le libéral-socialiste, qui pourtant ne produisaient aucune mesure pour sortir de la crise - Sarkozy n'hésitant pas à expliquer qu'elle est finie.
Sur cette affaire, le droit du plus fort a remplacé le droit : ce dernier considérerait que Cheminade a présenté des comptes valides; le droit du plus fort, que Cheminade menace par ses idées les institutions libérales en faillite et qu'il mérite de ce fait d'être ruiné, calomnié, détruit. Peut-on détruire la vérité? C'est à cette question que fut confronté l'Empire romain face à l'émergence du christianisme. L'Empire romain, de loin le plus fort, perdit. Pourquoi?
Sans comparer Cheminade et Jésus, un homme politique et un fondateur de religion, les idées que propose Cheminade pour sortir de la crise sont à ma connaissance les seules à l'heure actuelle dans le champ politique pour contrer les effets du libéralisme en déconfiture - définitive. Je ne reviendrai pas sur les mesures Glass-Steagall ou Bretton Woods mondiaux, d'inspiration rooseveltienne (derrière, il y aurait à aborder le sujet capital du système d'économie américain). Le mieux serait de prendre acte du fait que la démocratie libérale française élit, donc choisit, non plus des idées, mais des forces.
Le plus fort est élu, pas le plus intelligent ou le plus pertinent. Raison pour laquelle Sarkozy, même s'il n'a pas été élu, a réalisé un score considérable : s'il ne défend aucune idée politique, voire s'il laisse entendre un discours de mensonge et de haine, notre candidat est puissant. Il représenta, pendant son mandat sinistre et ces élections hallucinatoires, le parti des néo-conservateurs, l'expression de l'impérialisme libéral le plus virulent. Quant à Hollande, il faut être peu perspicace pour ne pas remarquer que notre candidat étiqueté n'a de socialiste que le label médiatique et qu'il propose un programme libéral-démocrate qui aurait été réfuté tant par Jaurès que par Mendès-France (pas socialiste en tant que tel).
Dans ce brouet insipide, Cheminade fut le seul à apporter des idées nouvelles à gauche, avec lesquelles on peut se trouver en désaccord, mais qui ne sont ni des idées d'extrême-droite, ni des idées sectaires, ni des idées folles. Le démenti sonne comme un cuisant échec de la démocratie libérale. Comment dans une démocratie peut-on calomnier à ce point - et propager des sornettes?
Comme les calomnies de 1995 se sont estompées, qui laissaient entendre que notre allumé flirtait avec le fascisme et Saddam Hussein, je ne prendrai pour exemple que le thème de la conquête spatiale. A très court terme, c'est un sujet qui n'intéresse personne. Si l'on se montre borné, on peut éructer que l'objectif est coupé de la crise économique et du pouvoir d'achat en berne.
Si l'on se montre un peu plus perspicace, on rappellera que c'est le journal vespéral Le Monde, incarnant le point de vue des élites de centre-gauche et passant pour la référence française en matière de journalisme, qui avait lassé entendre que le pendable Cheminade était subventionné par le pendu Saddam. Depuis lors, notre honorable quotidien au service des marchés financiers ne s'est jamais excusé d'avoir écrit des sottises aussi grossières. Pis, le temps ne faisant rien à l'affaire, en 2012, notre journal décida dans son infinie sagesse de censurer tout bonnement la campagne de Cheminade, au motif qu'il s'agissait d'un candidat sectaire, fantaisiste et dangereux.
Nul besoin d'argumenter sur un jugement aussi lapidaire, puisque le juge est en l'occurrence le plus fort des médias français du moment et qu'il s'aligne sur le jugement du Conseil constitutionnel émis par Dumas, le plus fort des organismes juridiques français. L'ironie étant un inattendu, quoique fiable juge historique, vient de se produire l'événement Curiosity, sonde spatiale envoyée sur Mars grâce à la coopération de plusieurs Etats sous l'égide des Etats-Unis (malgré les coupes franches défendues par le progressiste Obama sabrant les programmes de la NASA).
Cheminade a été moqué parce qu'il défendait le principe de la découverte spatiale (que ses interrogateurs, adeptes de la question, déformèrent en résurgence du colonialisme). Les journalistes, caisse de résonance du propagandisme oligarchique, se gaussaient d'un candidat se vautrant dans les histoires grotesques de petits hommes verts et perdant son temps avec des considérations qui n'intéressent personne (en tout cas pas les incompétents journalistes exprimant la faillite des élites intellectuelles, se prenant pour des penseurs, voire des hommes intelligents). D'un point de vue économique, on rappelera les retombées importantes qu'engendre la recherche spatiale dans le domaine industriel.
D'un point de vue stratégique, l'objectif spatial peut être le point de réconciliation des sociétés mondialisées, qui, à défaut d'objectif noble et éloigné, flirtent avec la guerre (notamment au Moyen-Orient). Les mêmes qui se moquaient de l'hurluberlu Cheminade proposant Mars et les petits hommes verts en guise de politique font montre (ou parade) d'un intérêt subit pour Curiosity, parce que désormais il se trouve promu par les plus forts : les Etats-Unis, la NASA, l'Occident... Curiosity constitue le projet bien-nommé du XXIème siècle, qui lance le programme de l'essor et qui permet de sortir de la crise terrestre. Curiosity serait digne de curiosité, quand Cheminade serait un OVNI - curieux. Problème : si l'un ne fait qu'annoncer l'autre, les deux sont d'un objectif commun.
Derrière cet exemple qui en dit long sur l'effondrement qualitatif du débat politique en France, et du niveau intellectuel et critique de nos médias, la plupart des électeurs, loin d'être d'infortunés et honnêtes hommes, n'ont que les candidats qu'ils méritent. S'ils ont rejeté Cheminade, c'est qu'ils suivent la loi du plu fort. Chaminade défend en France le parti des idées politiques, que l'on soit d'accord avec elles ou non. Les candidats principaux proposent en guise d'idées des slogans de communication, comme celui de Hollande, inspiré de l'ineffable Obama aux Etats-Unis (vous savez, le président qui s'est arrogé récemment le droit de tuer sans jugement tout individu dans le monde mettant en péril la sécurité des Etats-Unis).
Si Cheminade est condamné de manière aussi injuste, c'est parce qu'il est victime de la loi du plus fort, qui précisément s'oppose à la Justice démocratique. La loi du plus fort explique très bien que les candidats plus ou moins favorables au libéralisme soient promus, tandis que les exceptions qui refusent la violence débouchant sur la crise que nous endurons se trouvent incompris. Que les sots victimes de la loi du plus fort se mettent d'accord avec leurs maîtres pour ne pas comprendre qu'ils sont les dindons de la farce est une constante historique qui s'explique par le mécanisme autodestructeur de la violence.
Le problème de fond réside plutôt dans les conséquences de la loi du plus fort. C'est la politique de la terre brûlée. La loi du plus fort engendre un appauvrissement des idées et de l'esprit critique. L'horizon est gangrené par les diktats du libéralisme, d'autant plus impérieux que le libéralisme se trouve en crise terminale. Les élites ont glissé d'un devoir de service public vers des arguties oligarchiques, selon lesquelles elles sont au sévice d'elles-mêmes. La dégénérescence qui en résulte se manifeste par la tendance de certains de nos dirigeants, issus de grandes écoles comme l'ENA, à faire montre de médiocrité mimétique, voire consumériste.
L'effondrement du niveau général se manifeste autant par l'effondrement des plus faibles (le retour aux ploucs joueurs et menteurs) que par la perte de sens des élites reconnues, incapables de sortir du mimétisme en déclin et juste bons à chercher des moyens de continuer à festoyer dans le Titanic, de préférence dans des cabines luxueuses et hermétiques. Le lecteur sera prévenu : le martyr est le témoin de son temps. Cheminade est un martyr politique, qui est persécuté parce qu'il apporte des alternatives à la crise du libéralisme, alternatives qui ont fonctionné dans un passé proche.
Si on l'accule à la ruine, c'est pour que la loi du plus fort montre, plus que son hideux museau, son impéritie crasse. Calomniez, il en restera toujours quelque chose : d'un point de vue historique, le martyr annonce le progrès. Même si le niveau politique est sans doute à compléter sur le plan religieux, Cheminade est du bois précieux dont on fait le changement.

vendredi 17 août 2012

Le saut du savoir

La critique du savoir au nom de l'intelligence est pertinente si elle n'est pas dressée depuis le point de vue du néant, qui reviendrait à promulguer l'apologie de la bêtise. Il ne s'agit pas d'ignorance pure, position qui n'est pas condamnable, mais d'obscurantisme, de refus d'apprendre au nom du plaisir personnel, ce qui s'apparente à de la bêtise. L'intelligence sans savoir n'existe pas. C'est une posture de mystification, qui revient à excuser la bêtise sous prétexte qu'elle serait de l'ignorance. Proposez à cet obscurantiste de lui apporter des contenus, et vous verrez son vrai visage se dévoiler. Il refusera, parce que ce qu'il déteste par-dessus tout, c'est l'effort. Mais il n'est pas d'intelligence sans effort.
Le mythe du génie qui produit ses chefs-d'oeuvre par science infuse relève de la supercherie, un peu comme quand on vend le Mozart inspiré des dieux qui serait un dingo capable lors de transes expiatoires de composer de sublimes mélodies. L'intelligence n'existe pas sans savoir, sans quoi l'intelligence serait vide ou serait dissociée du savoir. Or, elle ne se développe qu'en acquérant du savoir.
La critique qu'on peut intenter contre le savoir ne promeut pas l'ignorance, mais se demande quel rang le savoir recèle par rapport à l'intelligence, dans un renversement du point de vue : s'il faut de l'intelligence pour acquérir des savoirs, le défaut du savoir consiste à s'épanouir dans un plan d'immanence, fixe. L'intelligence employée est mimétique, aussi développée soit-elle. L'intelligence convoquée pour l'obtention du savoir peut se révéler brillante, elle n'en demeure pas moins mimétique, de ce fait assujettie à la forme créatrice. Le mimétisme est inférieur à la création. Le savoir étant limité par sa finitude, il se montre inférieur à l'intelligence la plus élevée, qui est créatrice. L'intelligence créatrice utilise des savoirs, mais n'a pas pour fin un savoir, aussi brillant soit-il. Elle vise le changement de plan, de palier, de plate-forme. 
Deux remarques : 
1) On ne crée pas seulement à partir du savoir le plus élevé de son temps, comme l'estiment les pédants. C'est vrai, mais depuis combien de temps raisonne-t-on de manière manichéenne? L'argutie aurait pour conséquence de réduire la création à de nouvelles formes de savoirs préexistants, soit à nier la création, la définissant comme de l'érudition. S'il ne s'agit nullement de promouvoir contre le pédantisme l'ignorance, la créativité s'obtient à partir d'une formation certaine, d'un certain niveau de savoir, mais implique une rupture et une disjonction avec le mimétisme en place.
2) la création consiste à passer d'un certain niveau à son palier supérieur, par l'invention. Le mimétisme ne permet pas l'innovation, mais au contraire porte le conservatisme plus que politique - intellectuel. Le mimétisme est sclérosant et limité à son plan d'immanence.
Trop de savoir tendrait à bloquer la créativité, parce que l'érudition tend vers le pédantisme, tandis que la création implique un saut qualitatif. Le mimétisme et la créativité ne sont pas antithétiques, mais complémentaires, à condition de rappeler que le mimétisme est inféodé au savoir. C'est socialement que l'académisme exprime la référence du savoir, tandis que la créativité y est incomprise, pour peu qu'elle soit novatrice.
Mieux vaut être érudit qu'intelligent? Le social réduit le réel à des dimensions anthropomorphiques, dans lesquelles la créativité n'a sa place que de manière inférieure. La créativité y est subvertie, réduite à son niveau mimétique, qui lui reconnaît l'excellence dans la mesure où elle sert la domination. On aurait pu trouver une remarque afférente chez Nietzsche, dénonçant l'appétit de domination du savant, sauf que Nietzsche ramène le savoir au désir et se retrouve dans une logique de domination, plus pointue que celle, classique et rebattue, qu'il dénonce : le savant n'est pas créateur, alors que Nietzsche promeut son artiste, dont le résultat aboutit à promouvoir ses propres valeurs, détruisant la vérité et réhabilitant l'oligarchie intellectuelle (au détriment de la forme militaire, notamment).
Mais le projet de Nietzsche a avorté : l'oligarchie intellectuelle n'a pas fonctionné. Ce qui l'a remplacé, c'est l'oligarchie commerciale et financière, dont la spécificité est de se présenter comme globalisée. Ce que chercher les oligarques actuels, c'est de former une domination qui soit globale et qui de ce fait soit enfin définitive. Le projet en question n'est que le dernier avatar d'une longue série de tentatives. Le   libéralisme est une forme d'expression de l'immanentisme, qui admet que le désir peut réussir à triompher.
Le libéralisme est une idéologie pragmatique, qui énonce que la domination est possible ici et maintenant et qu'elle aboutit à l'élitisme; tandis que Nietzsche est un idéaliste d'un genre particulier, qui essaye de concilier l'idéalisme avec son refus. Il ne finira pas fou pour rien : pour ne pas encourir le reproche d'adouber des idées évanescentes, il en vient à chercher une mutation qui à la fois se déroule dans le donné et qui le change. Ce projet contradictoire ne risque pas d'aboutir, mais c'est l'issue de l'immanentisme qui contraint à ce genre d'impasse.
L'immanentisme est porteur de contradiction dès ses limbes et il est intéressant de constater que Spinoza son fondateur dresse l'éloge de sociétés libérales naissantes, tandis que Rosset dans notre période contemporaine d'immanentisme terminal en revient à la forme libérale, en choisissant son aspect le plus virulent, la dérive ultralibérale nécessaire au fil de sa dégradation, en validant les expressions conservatrices et en décrétant que l'engagement politique est une fumisterie, tandis que l'intérêt véritable renverrait au champ philosophique, qui regrouperait une caste d'élus.
L'élitisme forcené de Rosset rejoindrait celui de Nietzsche, à ceci près que l'échec de Nietzsche a été entériné par Rosset et qu'il vise plus la concrétude qu'un contre-idéal, contradictoire, comme c'est le cas de Nietzsche. Rosset valide l'ultralibéralisme élitiste, tandis que Spinoza appelait de ses voeux le libéralisme initial, dont la fraîcheur permettait encore le rêve et les potentialités. 
L'erreur de Nietzsche est plus intéressante, parce qu'elle aimerait identifier l'intelligence avec un savoir définitif. Nietzsche a ainsi appelé à la fin de la philosophie dans un sens particulier : le philosophe nouveau possède des savoirs nouveaux, qui tournent autour de l'affirmation de soi et des valeurs créatrices. Mais cette création subvertie est figée au stade d'une excellence donnée : celle de Nieztsche. Nietzsche ne sombre pas dans la démagogie en promouvant un savoir de haut vol, mais en essayant d'empêcher que le changement ultérieur puisse renouveler ce qui est relatif à une certaine période et un certain palier, tant de connaissance que de réel.
Nietzsche s'oppose de toutes ses forces à la critique du savoir au nom de l'ignorance obscurantiste, comme c'est le cas des ploucs, qu'il promeut tout en les condamnant, en appelant de ses voeux l'établissement d'un régime oligarchique de facture intellectuelle. La condamnation de l'obscurantisme par Nietzsche n'implique pas la hausse du niveau de vie liée à l'amélioration du niveau intellectuel. Au contraire, l'oligarque considère que le savoir ne peut être détenu que un cénacle, les sages selon R. Strauss. Il est nécessaire que la majorité forme le troupeau asservi.
Les revendications à l'obscurantisme, sous le prétexte que le savoir ne fait pas l'intelligence ou ne fonde le "droit à la différence", toutes motivées par l'ignorance, ce qui revient à instaurer le raisonnement contradictoire selon lequel l'intelligence tendrait vers le vide, sont le cri de détresse et de légitimité désespérée que lancent les ploucs et leurs associés (comme l'actuel beauf 2.0 en Occident, au moment où s'effondre le niveau de vie moyen et qu'apparaît le spectre d'une oligarchie mondiale avec chaos et destruction du niveau de vie des différents peuples) pour tenter de rendre cohérente leur incohérence. Si l'intelligence est supérieure au savoir (la création au mimétisme), l'ignorance, elle, est inférieure au savoir. Elle constitue le repoussoir de l'intelligence - plus que du savoir.

lundi 13 août 2012

De quoi la dépolitisation est-elle le non?

La dépolitisation se révèle inférieure à la politisation. La dégradation se manifeste dans le préfixe négatif, qui ne propose rien d'alternatif à la politique. On propose certains dérivatifs, fort inférieurs et surtout inavouables. On tend vers l'hédonisme, consistant à se préoccuper de ses problèmes quotidiens et estimant qu'existerait une barrière infranchissable entre le peuple, surtout s'il est bas, et les élites, terme passe-partout. Au passage, on comprend le succès actuel des hédonistes en Occident, dans des contrées en déclin, où se meurt l'esprit de croissance, qu'ils se vendent comme moralistes, pour paraître plus respectables, ou qu'ils avouent de go qu'ils sont de cruels et forcenés inégalitaristes.
La dépolitisation signifie d'emblée : je ne propose rien en lieu et place de ce que j'évince et qui constituait le socle du bon fonctionnement social. Prôner la dépolitisation, c'est promouvoir l'oligarchie. On comprend le parti-pris quand il émane d'oligarques, qui ont tout intérêt à bénéficier d'un système injuste et acquis à leur guise. On la comprend encore quand il s'agit de classes favorisées comme les bobos, qui bénéficient des largesses du système et qui ont intérêt à se répéter qu'ils appartiennent aux élites et qu'ils seront peu touchés par les effets de la crise, dont la dépolitisation est l'affirmation politique.
On ne la suit plus du tout quand les principaux soutiens à la dépolitisation se comptent dans les rangs des plus défavorisés, singulièrement ces hordes de beaufs 2.0, qui annoncent le retour du beauf à sa case départ : le plouc atavique. Les 2.0 sont fiers de leur dépolitisation, parce qu'elle prouve que leur hédonisme vulgaire est le choix adéquat : il ne sert à rien de perdre son temps à affronter des problèmes politiques, qui plus largement renvoient à des questions intellectuelles. Ne surtout pas réfléchir est le crédo des vulgaires.
Les bobos peuvent à l'occasion faire parade de se méfier de leurs les penchants intellectuels, mais c'est en toute hypocrisie, eux qui disposent du bagage pour s'amuser en plus - de leur bagage culturel et de leurs fonctions professionnelles, avec l'élégance d'insinuer que le superficiel est le primordial. Pourquoi les victimes d'une mentalité en sont les plus fervents soutiens? Pourquoi les esclaves sont les plus solides promoteurs de l'esclavagisme? La réponse : la violence accroît le mimétisme et le mimétisme empêche le jugement critique. Le mimétisme instaure un système d'autodestruction dans lequel on ne sort de la nasse que si l'on propose un modèle de croissance supérieur.
L'aversion des plus forts contre les plus faibles est cohérente dans un système fini : si le réel était fini, la loi du plus fort serait juste. Mais le réel est infini, et la loi du plus fort aboutit à détruire le plus faible. C'est le signe que le système n'est pas viable. Sinon, il permettrait la progression moyenne. La preuve que le système s'effondre, c'est que les plus faibles baissent de niveau, au lieu de monter, à l'exemple du déclinant 2.0, suite à l'ascendant beauf.
L'individualisme mérite d'être différencié de l'individualisation. L'individualisation exprime dans l'époque moderne la progression de la volonté générale, puisque les individus qui progressent le plus se retrouvent au service de la volonté générale, qui en bénéficie. Alors que l'individualisme manifeste le déclin de la volonté générale en volonté privée, d'ordre factionnelle (des groupes restreints à l'intérieur du corps social). Les oligarques le revendiquent, comme le martèle Rosset, ridiculisant, notamment dans le Démon de la tautologie, Rousseau et la volonté générale.
On comprend que les factions dominatrices, hétéroclites et antagonistes, revendiquent dans leur aveuglément la fin de la volonté générale. Eux aussi croient à leur supériorité d'élites sans prendre la mesure que le corps social perdure y compris dans la décomposition. Ils se trompent autant que les vulgaires qui, dans un tic néo-poujadiste oscillant entre ressentiment et bêtise, s'en prennent aux élites pour se déculpabiliser de leurs tares et de leur impéritie. L'individualisme se trouve avant tout soutenu par les plus faibles du corps social, tout comme ils soutiennent leur propre oppression.
La dépolitisation encourage l'individualisme et l'oligarchie. La leçon de la dépolitisation, c'est qu'elle est inférieure à l'engagement, non que l'engagement soit idyllique, tant s'en faut, mais que le négatif vire à l'inquiétude : si on se dépolitise, c'est qu'on se suicide. La nécessité se révèle inférieure à la liberté, et l'oligarchie à la république. Il faudrait aller au fond des choses : le nihilisme, et toutes ses expressions dérivées, comme l'immanentisme ou la métaphysique, sont inférieurs au format transcendantaliste, en particulier l'ontologie, promue par Platon ou Leibniz.
La nécessité est sous-entendue par la dépolitisation, avec cette précision que la dépolitisation n'est qu'une sous-expression de la nécessité qu'elle charrie. Si la dépolitisation n'est pas un phénomène propre à une seule classe, mais touche l'ensemble de la société, avec une prépondérance chez ceux qui s'en trouvent les plus opprimés, elle se manifeste à la fin du processus de dégénérescence, quand le corps social en décomposition est sur le point d'imploser.
Au départ de l'immanentisme, quand Spinoza prône la nécessité comme liberté, puis quand Nietzsche tente de revigorer l'immanentisme mal en point, la dépolitisation n'affecte pas encore de son coefficient morbide l'engagement, d'abord hérétique, puis majoritaire, de l'immanentisme. Le morcellement du corps social unifié en volonté générale découle de la nécessité, tout comme la finalisme social, qui conduit le plouc à considérer que les carottes sont cuites et l'oligarque (l'aristocrate de la monarchie française aux temps de Louis XIII par exemple) que sa domination est si juste qu'elle se situe au-dessus de toute morale et de tout droit.
Si la dépolitisation touche toutes les catégories sociales au moment de la décomposition du corps social, comme en ce moment avec la crise terminale du système libéral, elle se manifeste de la manière la plus contradictoire, paradoxale et intrigante, chez les classe sociales qui n'y ont pas intérêt. C'est ce qu'on retient de la dépolitisation : ceux qui y perdent le plus la soutiennent le plus. C'est au nom de ce soutien paradoxal que d'aucuns, dans l'Antiquité, vantaient les mérites de l'esclavage  - comme le métaphysicien Aristote, fieffé oligarque. L'esclavage aboli dans nos contrées démocratisées, l'on explique désormais que ce dont le dépolitisé a le plus besoin, c'est de travail.

jeudi 9 août 2012

L'hypervisibilité du caché

Le fonctionnement du complot historique diverge du fonctionnement que l'on prête au complot complotiste. Selon le complot complotiste, tout est lié par une structure de commandement pyramidale, selon laquelle le plus haut niveau dirige les étages inférieurs, avec une connaissance préétablie et en les actionnant de manière efficiente; de telle sorte que si l'inférieur méconnaît son supérieur, ce dernier, marionnettiste tout-puissant, maîtrise tout de l'opération et se montre capable de la planifier à long terme. Cette parodie de structure ne peut fonctionner : elle ne repose pas sur le réalisme. Elle présente l'inconvénient notable de rendre son fonctionnement lisible et prévisible, ce qui entre en contradiction avec ses intentions cachées et malfaisantes.
N'importe quel enquêteur chargé de déjouer le complot pyramidal démasquerait cette structure naïve, ce qui montre le caractère enfantin du complotisme et de son application impossible, sauf dans les rêves d'ados attardés. Le recours à cette structure simpliste se retrouve dans la production fantaisiste d'organigrammes de familles censées diriger le monde, via l'arme de la finance, et conférant ainsi au caché une stabilité providentielle. Le complotisme propose une vision du déroulement historique contradictoire, selon laquelle le caché est plus visible que le visible.
Selon le complot historique, la structure n'est pas pyramidale, mais diffuse, éparse, éparpillée, morcelée et éclatée. Elle se révèle inférieure au pouvoir officiel : le recours au complot dégrade le pouvoir. Elle fonctionne par mimétisme : ce qui relie les comploteurs entre eux n'est pas la connaissance consciente, d'ordre socio-professionnel (ce qui peut au surplus être le cas), mais un but commun, ressortissant du mimétisme plus que de l'utilitarisme : la loi du plus fort encourage la domination, dont l'arrivisme, avec cette spécificité que chacun estime y dominer et que plus l'intelligence de l'individu est médiocre, plus sa domination effective est nulle - lui se flatte de rouler dans la farine son monde.
Une des principales supercheries du complotisme laisse entendre que la domination des comploteurs est implacable - ces gens seraient d'autant plus diaboliques qu'ils seraient tout-puissants. Le complot vise le contre-changement : le coup d'Etat qu'il sous-tend cherche moins à changer l'ordre établi qu'à le conserver de manière désespérée. C'est à cette conclusion que l'on parvient si l'on observe la valeur inférieure du complot sur le pouvoir visible, aussi détestable soit-il; si bien que tout complot est voué à sa perte : il ne peut faire accéder le caché inférieur au stade supérieur du visible.
Dans ce jeu de dupes, le complotisme divertit en laissant entendre que le complot serait l'arme usuelle de direction du pouvoir. Les comploteurs, loin d'échouer, seraient d'autant plus assurés de triompher qu'ils agiraient de manière diabolique. Le complot détiendrait la certitude et la perfection. Le pessimisme est de mise : le mal incarne la perfection. Les gens de biens sont destinés à perdre. In fine, le conservatisme est conforté par la vision complotiste, le pouvoir ne peut s'assumer sans complot.
Cette vision tragique implique que la réalité se trouve inversée. On assiste à un renversement de la vision classique, selon laquelle le politique est fondé sur le visible. Le caché devient supérieur à ce qui est visible, l'officiel est de la fumisterie, les rapports de domination sont basés sur les dynasties familiales et les loges secrètes, qui dans le giron social assurent le triomphe du caché, en lui conférant une stabilité miraculeuse. Le complotisme ne cherche pas à rendre visible dans le domaine du fini ce qui est caché, mais à conforter l'oeuvre cachée : le visible lui serait inférieur.
Face à un complotiste, mieux vaut un pouvoir dégradé, comme c'est le cas des démocraties libérales en fin de règne, qu'un pouvoir caché, de fait inapplicable. Le caché reconnu du complotisme n'est pas le caché méconnu, qui produit de la théorisation nouvelle. L'amalgame du complotiste avec le dénonciateur de complots provient de cercles conservateurs au pouvoir, qui discréditent le contestataire inconséquent et ignorant de lui-même. Il se présente comme progressiste alors qu'il est conservateur marginalisé, parce qu'il veut améliorer le système en rendant impossibles les complots; tandis que les conservateurs au pouvoir, dans les rangs desquels se recrutent les comploteurs hurlant au complotisme, s'accrochent à leur pouvoir et oublient que leurs complots accélèrent leur chute.

mercredi 8 août 2012

Vision

La domination serait un processus de manipulation consciente et interconnectée, se déroulant de manière claire, cachée et directe, entre personnes consentantes, suivant un plan concerté. Cette vision du complot est complotiste en tant qu'elle serait visible : elle donnerait à voir un schéma clair et caché, alors que précisément, la domination est l'inverse d'une vision.
La vision est organisée, descriptible, comme l'indique la fonction du visionnaire, projetant dans l'avenir le programme du passé, voire du présent. La vision advient par rapport à la forme. C'est le propre de l'identité que de donner à voir. Le complot ruine l'identité et empêche de voir ce qu'il est. Il fonctionne sur le chaotique, le magma, l'explosif prêt à tout moment à exploser. Il crée des conglomérats inachevés et des linéaments insaisissables, dont le propre est de détruire le lien de la forme, la formalisation, la visibilité.
Le mimétisme ne repose pas sur le fonctionnement efficient et performant, qui réussirait d'autant mieux qu'il serait inconscient. Son caractère inconscient engendre la dimension chaotique, en détruisant le lien entre les parties hétéroclites et en lui substituant le morcèlement. Du coup, l'on ne peut expliquer le fonctionnement mimétique, tant il est déficient. Le complot rétablit le dysfonctionnement en accroissant la destruction.
La domination n'est pas un processus de manipulation viable. La manipulation repose sur l'échec, l'accroissement du morcèlement. Les manipulateurs, comme dans les complots, ne suivent pas un projet planifié et détaillé, qui est si bien prévu qu'il fonctionne sur le long terme, à tous les coups et à coup sûr. L'arnaque drolatique explique que tel complot international, organisé deux siècles plus tôt, continue à se déployer de manière efficiente. Au contraire, les manipulateurs, loin de disposer des facultés de prévision et de stratégie pour ourdir des manipulations au long cours, détruisent ce qu'ils prévoient, bien que ce qu'ils prévoient ressortissent de la planification à court terme. Le caché est le dégradé par rapport au visible. La manipulation souffre de vice de forme. Le complot en tant qu'expression privilégié de la manipulation participe de la dégradation du donné et encourage l'avènement du changement par croissance.

mardi 7 août 2012

Des ires

Je comprends pourquoi Spinoza choisit le désir comme incarnation de la complétude : dans l'affirmation de soi, on peut trouver un fondement solide, pour peu qu'on oublie que la certitude dégagée s'avère moins agréable si on l'interroge. Le sportif pourrait fournir l'image adéquate de cette certitude se définissant comme confiance en soi : il n'accomplit ses exploits que s'il se trouve habité par la certitude selon laquelle il va les réussir. Bien entendu, il faut que la confiance soit en relation avec la faculté physique d'accomplir les performances. Sans cette confiance, on passe à des performances seulement intéressantes, faute d'ambition et d'envie de se dépasser.
C'est le rêve de n'importe quel individu que de trouver le secret lui permettant de parvenir à la confiance inébranlable. Sorte de mantra fantasmé, de sagesse aux portes de la mystique, la complétude du désir diffère du bouddhisme et autres ascèses orientales accordant la paix intérieure en ce qu'elle ne se contente pas de rendre serein le sujet. Sa conversion implique l'adjonction de la fécondité, qui ne peut se concevoir que deux manières : soit l'ajout d'une création supplémentaire; soit la domination comme alternative à la fécondité.
Selon cette mentalité, la procréation est plus qu'une perte de temps, un crime, et l'on comprend l'école de Schopenhauer, qui agit non par pessimisme premier, ni même par misanthropie mal comprise, mais par absurde; également Nietzsche, qui ne cesse d'appeler de ses voeux l'avènement de nouveaux philosophes définis comme des artistes créateurs, et qui de ce fait vit dans une forme de solitude incantatoire, parfois peuplée de bizarreries (comme les étranges danses à Nice à la fin de sa vie).
La domination, que Spinoza définit comme accroissement de la puissance singulière du désir, a pour particularité de trouver une incarnation et d'être singulière. Le désir peine à opérer la jonction entre le domaine du réel le plus physique, duquel il relève, et le domaine plus abstrait du possible. Raison pour laquelle Spinoza convoque l'intelligence pour assurer cette jonction et rendre le désir plus performant. Problème théorique : Spinoza utilise deux critères différents en fonction des besoins explicatifs. Le désir est la vitrine; l'intelligence vient combler les lacunes du désir. Mais l'intelligence au service du désir renvoie à d'autres perspectives que le domaine physique propre au désir.
Si bien que le désir seul n'est pas suffisant et que l'intelligence rompt la complétude et rétablit le problème de son fondement. Le propre de l'intelligence est de renvoyer au domaine du possible et de considérer que le domaine du physique est insuffisant. L'utiliser pour compléter le désir, c'est reconnaître que le désir n'est pas suffisant. Bien que Spinoza inféode l'intelligence au désir, il ouvre une brèche qu'il ne peut combler. La confiance n'est pas le critère complet qui conférerait au sport professionnel et contemporain ses lettres de noblesse.
L'immanentisme comporte une faille qu'il ne peut combler et qui l'amène à se détériorer rapidement : si Nietzsche essaye de réformer l'immanentisme, c'est qu'il escompte le sauver de sa ruine, plus que l'améliorer alors qu'il serait pérenne. Nietzsche échouera : il ne fait que magnifier le problème initial de l'intelligence, en définissant le désir comme créateur. Du coup, le problème de l'intelligence n'est pas résolu. De même que les théoriciens de l'ultralibéralisme (Hayek ou von Mises) usent de critères explicatifs différents en fonction des situations, oscillant entre l'utilitarisme et la liberté comme fins, l'immanentisme ne parvient à édicter un fondement à la complétude.
Le désir se trouve, pire qu'incomplet, ruiné en tant que prétention théorique : il désigne l'endroit du changement et du chaotique qui n'est pas pour rien tenu pour dangereux par les classiques comme Platon. Spinoza triomphe en disant : on est passé à côté du désir, qu'on tenait pour capricieux et instable; alors qu'il contient le secret de la complétude. Le succès posthume de Spinoza s'explique par le fait qu'il répond au fantasme de la métaphysique : trouver un fondement simple, une certitude; Descartes n'y arrive pas et est obligé de recourir à des subtilités peu évidentes. Ses successeurs s'engoncent dans le formalisme abscons et contestable, à l'instar de Kant.
Mais l'échec de l'immanentisme est programmatique, tout comme celui de la métaphysique. A cet égard, la rénovation nécessaire de la métaphysique à l'aube de la modernité aboutit  un dédoublement : la métaphysique réformée et son hérésie par le disciple cartésien Descartes. Les deux s'éteignent en même temps, même si le successeur de la métaphysique classique, promue par Aristote, est plus l'immanentisme de Spinoza et Nietzsche, que la métaphysique de Descartes, Kant et Heidegger (et d'autres). L'immanentisme est une doctrine plus originale, plus radicale.
Il ne peut que s'éteindre, car il repose sur un problème théorique insurmontable et grossier : l'indéfinition de l'incréation. On passe d'une définition solide et unique à une définition changeante et opportuniste, qui indique que la complétude ne fournit pas de fondement solide, mais rend friable le fondement du désir qu'elle subsume. Le sport professionnel suit la même évolution : fondé sur les mêmes bases, il est promis à la disparition et à son remplacement par une forme plus adaptée, tant à sa pérennité qu'à sa justification : le sport amateur, au service du développement de l'homme, qui ne peut s'effectuer de manière harmonieuse qu'au service du progrès intellectuel.

lundi 6 août 2012

La nature de Dieu

"Nature ou Dieu" ne signifie pas la même chose que : "Deus sive natura". Spinoza n'est pas seulement un philosophe libéral chassé par les juifs orthodoxes de sa communauté marane. Son maître-ouvrage (posthume), L'Éthique, signifie que que son hérésie cartésienne va plus loin que la rénovation métaphysique entreprise par Descartes, cherchant à rendre la métaphysique compatible avec la révolution scientifique expérimentale, sous couvert de rompre avec la scolastique et de trouver la démarche apportant la certitude. L'immanentisme est le vrai continuateur de la métaphysique et porte l'esprit du nihilisme bien plus que les métaphysiques modernes, dont le kantisme, puis la phénoménologie, constituent les derniers soubresauts. 
Heidegger est un phénoménologue qui tente de rompre avec l'héritage de son maître Husserl (qu'il a réellement tué?) et qui renoue avec la tradition présocratique, par haine du platonisme. La mission que Heidegger se fixe? Dépasser Aristote qu'il admire tant, pour résoudre les défis que Nietzsche a laissé intacts : Heidegger lance la réconciliation de l'ontologie et de la métaphysique, en décrétant que la véritable ontologie existait avant Socrate, ce qui est une manière de restaurer l'Age d'or de manière un brin complotiste (si l'on donne à ce terme son acception authentique, et non si l'on valide le brouet infâme de propagande consistant à nier les complots historiques).
L'immanentisme commence par lancer ce grave défi : "Dieu ou la nature" est la subversion de "la Nature ou Dieu". On joue ici sur le sens polysémique de la conjonction "ou". Le propre du nihilisme  consiste à subvertir les sens transcendantalistes proposés, étant entendu que le nihilisme n'a rien à proposer de viable et qu'il ne peut subsister, une fois une réponse apportée à son défi, que par la subversion. Aristote subvertit le vocabulaire platonicien. Spinoza subvertit l'ontologie en s'évertuant à faire coïncider la Nature et le divin.
Le ou n'est plus exclusif et alternatif, mais synonyme. Le divin devient anti-transcendant, soit immanent : ce n'est plus le divin dont on peut montrer que la forme diffère du sensible, c'est un divin identique à l'être fini. Spinoza va plus loin que le Premier Moteur d'Aristote, qui avait pour notable inconvénient de ne pas expliquer comment surgissait l'être parmi le non-être, soit de proposer une théorie bancale du réel. Spinoza remplace le Premier Moteur par la substance, qui serait incréée.
Et tant pis si on lui demande de définir l'incréé. Les spinozistes considèrent que le raisonnement immanentiste n'a pas besoin de définir l'infini immanent au-delà de cet habile subterfuge, qui est un terme négatif et qui ne fait que reculer le problème en l'enfouissant plus profondément. Dieu vu comme la Nature signifie que Dieu désignerait l'ensemble de la Nature, mais pas au-delà, pas en transcendant le plan de l'immanence (pour m'exprimer comme le postmoderne paranoïaque Deleuze). Loin de résoudre la question de Dieu, cette présentation instaure le déni. Elle justifie le postulat selon lequel l'important réside dans le désir.
Le déni réfute l'existence de ce qui est supérieur à la réduction reconnue et qui met en péril sa viabilité. Il prétend moins qu'une autre chose n'existe pas qu'aucune rivalité ne la contrecarre, en particulier quand cette dernière se montre supérieure. Le déni nie le danger, en particulier quand il est le supérieur. Quand on instaure l'immanence comme explication au réel, on ne résout pas le problème de l'infini. L'infini ne peut demeurer sur le même plan, sans quoi :
- l'on postule le non-être pour compléter l'être immanent;
- l'on postule l'immanentisme, sans résoudre l'infini autrement que par le dogme inexplicable de l'incréée, sorte de poubelle conceptuelle (pour reprendre le terme spinoziste par opposition à l'idée platonicienne).
Le transcendantalisme entend concilier l'homogénéité avec la différence : selon le vocabulaire ontologique, l'Etre serait transcendant à l'être tout en lui étant homogène, ce que l'identité de nom suggère. Problème de ce schéma qui se confronte à l'infini : il ne le définit pas, ce qui en fait un schéma supérieur à l'immanentisme comme expression modernisée du nihilisme, mais pas un schéma satisfaisant pour autant. Comme il avait laissé l'espace à la métaphysique, du temps de Platon, il encourage le surgissement de l'immanentisme comme révision, changeant plus que la métaphysique moderne impulsée par Descartes. Mieux vaut se confronter à l'infini que de le dénier : la confrontation engendre la reconnaissance de ce qui est supérieur et se traduit concrètement par la possibilité de définir le fini dans l'infini indéfini.
Cette possibilité rappelle que la reconnaissance de l'infini, même inadéquate, permet la définition du fini; tandis que son déni aboutit à la destruction du fini. D'où le fait que l'idéalisme parvient à un résultat pragmatique dépourvu de théorisation viable, tandis que l'immanentisme propose une forme théorique erronée revendiquant son efficacité immédiate. L'ontologie est moins périmée que la métaphysique sur le terme : alors que la métaphysique, malgré ses rénovations, est obsolète, Gödel pourra encore se prévaloir de Platon pour expliquer sa conception du réel au-delà de la sphère mathématique et l'application philosophique qui peut être opérée à partir du théorème d'incomplétude.

vendredi 3 août 2012

La nostalgie impossible



Cette chanson illustre le paradoxe de la nostalgie : Thiéfaine évoque avec regret le temps de son enfance, qu'il baptise "la ruelle des morts". Sans me lancer dans une explication de texte de cette chanson, je voudrais m'interroger sur les raisons de la nostalgie : pourquoi a-t-on tendance à préférer les souvenirs, jugeant que les instants passés sont supérieurs aux présents? Pourquoi parle-t-on de bon temps pour évoquer le temps passé? Pourquoi accorde-t-on un coefficient de réel supérieur à ce qui est passé? Cette chanson est résumée ainsi sur le site You Tube auquel je renvoie : "Les regrets et les joies de notre enfance perdue à jamais...".
Mais il s'agit de passé que l'on regrette, y compris quand il s'agit de regrets. Comment peut-on regretter ce qui est perdu à jamais? Il s'agit d'une contradiction? Il n'est pas bon signe de préférer ce qui est passé à ce qui est et à ce qui est à venir :  le seul moyen de lui apporter du crédit, même partial, consisterait à avancer l'argutie pessimiste, selon laquelle ce qui est passé est meilleur que ce qui reste à venir, en vertu du postulat qui veut que la situation s'empire. Mais c'est un postulat fallacieux : les nihilistes ne sont pas des pessimistes, plutôt des irrationalistes qui partent du principe que le réel demeure identique sans être capable d'expliquer cette identité constante, peu en adéquation avec la coexistence antagoniste du non-être (comme chez Démocrite).
La nostalgie se fonde sur l'idée que ce qui est passé est plus réel que ce qui est présent et surtout ce qui est à venir. Le réel est fixé, tandis que l'évanescent, a fortiori l'inexistant, sont plus faibles à saisir. La nostalgie explique le nihilisme : c'est un sentiment qui pousse l'homme à opter pour le réel le plus immédiat, le plus concret, le plus saisissable. Le fait que la manière la plus simpliste d'appréhender le réel renvoie à un sentiment indique que le réel ne se réduit pas à la nostalgie et que l'erreur consiste plus en l'existence du faux en tant que réduction que du faux en tant que non-être (selon l'hypothèse d'Aristote). 
La nostalgie serait un sentiment pertinent si :
1) le réel était plus dense avant (inclination pessimiste)
2) le réel est plus dense quand il est fini (inclination métaphysique, d'héritage nihiliste).
L'adéquation des deux sens de fini (le délimité et le passé) expliquerait l'apparition du nihilisme et sa proximité avec le pessimisme (la vraie expression des "nihilistes" qui posent comme tels, tant il est vrai que le nihiliste ne peut se déclarer, au moins depuis Descartes). La nostalgie est fausse en ce qu'elle entend contacter le vrai réel, mais en tant qu'il serait passé. Il serait incohérent de dénoncer le réactionnaire et de ne pas dénoncer le nostalgique : la réaction serait l'application politique du sentiment de nostalgie. 
La démarche proustienne s'appuie sur la tentative de dépasser la nostalgie par la quête d'un endroit stable et sûr, qui se trouverait au-delà de la temporalité et que la littérature pourrait aider à retrouver, en donnant du sens à des sensations fugaces, que d'ordinaire l'on passe sous silence, comme une sensation gustative, ou une mélodie musicale. La littérature permettrait de connecter la sensation, mal dite, avec le sens, atemporel. Proust exprime son génie littéraire par son humour ravageur, ou par sa faculté à décrire des comportements (comme le snobisme).
Mais il ne parvient pas à venir à bout de l'erreur nostalgique - ressusciter le passé ou trouver le moyen d'en faire le coffre-fort du réel. Si la nostalgie se révèle aussi répandue, c'est qu'elle exprime la première réaction de l'homme face au temps : privilégier ce qui est passé signifie retenir l'impossible. Le nihilisme est bien la première inclination de l'homme, mais elle ne mène nulle part. Chacun sait que la nostalgie est une illusion, voire de l'autocomplaisance. Si elle se révèle aussi répandue, y compris chez ceux qui font mine de la repousser, c'est qu'elle retrace un sentiment fondamental : chercher l'impossible sous la forme du passé.
L'attrait pour le passé correspond en nihilisme au point de vue théorique. Et si l'on en juge par la prégnance de la nostalgie, le nihilisme est un sentiment fort répandu, beaucoup plus que ce qu'on veut reconnaître, en le réduisant à une idéologie contemporaine et ultraminoritaire ou en lui accordant une place marginale, dans les fondements de la philosophie, généralement amalgamés à l'histoire de la métaphysique.
Si Proust n'a jamais trouvé de résolution artistique à la nostalgie, c'est que la solution n'existe pas. Pour réussir à sortir du temps, il faudrait qu'existât un état atemporel, sorte d'idéal que l'idéalisme n'a jamais trouvé. Nietzsche a raison de dénoncer l'attitude de l'idéaliste, qui cherche désespérément une certitude à ses questions sans réponse - à ceci près qu'il trouve une nouvelle fois le moyen de rédupliquer son incohérence fondamentale consistant à promouvoir le contradictoire : il propose comme alternative à l'idéalisme l'impossible test psychologique de l'Eternel Retour du Même, qui découle de sa proposition de promouvoir la mutation impossible de l'artiste créateur de ses propres valeurs.
Le seul moyen de retrouver son passé consiste à l'améliorer et à se projeter dans le futur, pour la bonne raison que le passé n'est pas un lieu, un endroit, un refuge possible. Le temps est le moyen pour l'être d'exister, parce que l'être n'est pas tout-puissant, mais assujetti à un moyen pour lui de résoudre la contradiction : ce moyen, c'est le temps, soit le fait pour l'être de trouver le moyen de pallier à sa faiblesse et de se déployer. Comme il ne peut exister de manière totale, il opte pour le moyen du successif et du partiel.
La succession temporelle déploie ce déroulement, mais ne contient aucun moyen d'assurer au successif et au partiel sa conversion miraculeuse et irrationnelle vers le total et le complet. La fidélité exprimerait le moyen de conjurer le vice nostalgique s'exprimant par la tristesse, en projetant le passé vers le futur et non en s'en tenant à l'instant. Le seul moyen de ressaisir le passé consiste à s'en servir pour l'améliorer dans le futur. L'amélioration pérennise l'être et le soustrait à la disparition de son imperfection. En aucun cas l'amélioration ne débouche vers l'idéal ou la complétude du désir. 
Nietzsche n'échoue dans ses projets grandiloquents que parce qu'il n'est pas capable d'innover et qu'il se trouve tributaire de l'échec de son principal ennemi, ce Platon qu'il ne cesse de honnir tout en l'admirant, et qui propose l'idéal. Nietzsche suit ceux qui proposent l'impossible, schéma concurrent et inférieur. L'idéal propose la pérennité. Il se montre supérieur, mais il comporte l'inconvénient d'introduire le défaut théorique, en n'expliquant pas davantage le temps que l'Etre. La nostalgie appelle à la réconciliation au-delà du temporel. Quand Khayyam le nihiliste féru de métaphysique lance son : "Sois heureux un instant, cet instant c'est ta vie", il installe contre le passé l'existence dans le présent. 
Ce faisant, il condamne l'homme à l'impossible : aimer l'insaisissable, ce à quoi appelait Nietzsche, mais qui ne peut être réalisé (Nietzsche n'aura rien réussi à proposer en ce sens). Dans la veine, Rosset opte pour le pragmatisme immanentiste suite à l'échec de l'idéalisme postromantique nietzschéen : "Sois l'ami du présent qui passe, passé et le futur te seront donnés par surcroît". Bien que le programme ne concerne que les élus du cénacle spinoziste-nietzschéen de son bord, il se révèle surtout inapplicable, du fait que le projet se coupe du futur et échoue à résoudre la nostalgie qu'il entend combattre.