mardi 7 août 2012

Des ires

Je comprends pourquoi Spinoza choisit le désir comme incarnation de la complétude : dans l'affirmation de soi, on peut trouver un fondement solide, pour peu qu'on oublie que la certitude dégagée s'avère moins agréable si on l'interroge. Le sportif pourrait fournir l'image adéquate de cette certitude se définissant comme confiance en soi : il n'accomplit ses exploits que s'il se trouve habité par la certitude selon laquelle il va les réussir. Bien entendu, il faut que la confiance soit en relation avec la faculté physique d'accomplir les performances. Sans cette confiance, on passe à des performances seulement intéressantes, faute d'ambition et d'envie de se dépasser.
C'est le rêve de n'importe quel individu que de trouver le secret lui permettant de parvenir à la confiance inébranlable. Sorte de mantra fantasmé, de sagesse aux portes de la mystique, la complétude du désir diffère du bouddhisme et autres ascèses orientales accordant la paix intérieure en ce qu'elle ne se contente pas de rendre serein le sujet. Sa conversion implique l'adjonction de la fécondité, qui ne peut se concevoir que deux manières : soit l'ajout d'une création supplémentaire; soit la domination comme alternative à la fécondité.
Selon cette mentalité, la procréation est plus qu'une perte de temps, un crime, et l'on comprend l'école de Schopenhauer, qui agit non par pessimisme premier, ni même par misanthropie mal comprise, mais par absurde; également Nietzsche, qui ne cesse d'appeler de ses voeux l'avènement de nouveaux philosophes définis comme des artistes créateurs, et qui de ce fait vit dans une forme de solitude incantatoire, parfois peuplée de bizarreries (comme les étranges danses à Nice à la fin de sa vie).
La domination, que Spinoza définit comme accroissement de la puissance singulière du désir, a pour particularité de trouver une incarnation et d'être singulière. Le désir peine à opérer la jonction entre le domaine du réel le plus physique, duquel il relève, et le domaine plus abstrait du possible. Raison pour laquelle Spinoza convoque l'intelligence pour assurer cette jonction et rendre le désir plus performant. Problème théorique : Spinoza utilise deux critères différents en fonction des besoins explicatifs. Le désir est la vitrine; l'intelligence vient combler les lacunes du désir. Mais l'intelligence au service du désir renvoie à d'autres perspectives que le domaine physique propre au désir.
Si bien que le désir seul n'est pas suffisant et que l'intelligence rompt la complétude et rétablit le problème de son fondement. Le propre de l'intelligence est de renvoyer au domaine du possible et de considérer que le domaine du physique est insuffisant. L'utiliser pour compléter le désir, c'est reconnaître que le désir n'est pas suffisant. Bien que Spinoza inféode l'intelligence au désir, il ouvre une brèche qu'il ne peut combler. La confiance n'est pas le critère complet qui conférerait au sport professionnel et contemporain ses lettres de noblesse.
L'immanentisme comporte une faille qu'il ne peut combler et qui l'amène à se détériorer rapidement : si Nietzsche essaye de réformer l'immanentisme, c'est qu'il escompte le sauver de sa ruine, plus que l'améliorer alors qu'il serait pérenne. Nietzsche échouera : il ne fait que magnifier le problème initial de l'intelligence, en définissant le désir comme créateur. Du coup, le problème de l'intelligence n'est pas résolu. De même que les théoriciens de l'ultralibéralisme (Hayek ou von Mises) usent de critères explicatifs différents en fonction des situations, oscillant entre l'utilitarisme et la liberté comme fins, l'immanentisme ne parvient à édicter un fondement à la complétude.
Le désir se trouve, pire qu'incomplet, ruiné en tant que prétention théorique : il désigne l'endroit du changement et du chaotique qui n'est pas pour rien tenu pour dangereux par les classiques comme Platon. Spinoza triomphe en disant : on est passé à côté du désir, qu'on tenait pour capricieux et instable; alors qu'il contient le secret de la complétude. Le succès posthume de Spinoza s'explique par le fait qu'il répond au fantasme de la métaphysique : trouver un fondement simple, une certitude; Descartes n'y arrive pas et est obligé de recourir à des subtilités peu évidentes. Ses successeurs s'engoncent dans le formalisme abscons et contestable, à l'instar de Kant.
Mais l'échec de l'immanentisme est programmatique, tout comme celui de la métaphysique. A cet égard, la rénovation nécessaire de la métaphysique à l'aube de la modernité aboutit  un dédoublement : la métaphysique réformée et son hérésie par le disciple cartésien Descartes. Les deux s'éteignent en même temps, même si le successeur de la métaphysique classique, promue par Aristote, est plus l'immanentisme de Spinoza et Nietzsche, que la métaphysique de Descartes, Kant et Heidegger (et d'autres). L'immanentisme est une doctrine plus originale, plus radicale.
Il ne peut que s'éteindre, car il repose sur un problème théorique insurmontable et grossier : l'indéfinition de l'incréation. On passe d'une définition solide et unique à une définition changeante et opportuniste, qui indique que la complétude ne fournit pas de fondement solide, mais rend friable le fondement du désir qu'elle subsume. Le sport professionnel suit la même évolution : fondé sur les mêmes bases, il est promis à la disparition et à son remplacement par une forme plus adaptée, tant à sa pérennité qu'à sa justification : le sport amateur, au service du développement de l'homme, qui ne peut s'effectuer de manière harmonieuse qu'au service du progrès intellectuel.

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