jeudi 23 août 2012

Le début de la métaphysique

De la méontologie (suite).

Plus on avance dans l'histoire de la méontologie et qu'on aborde l'innovation de la métaphysique, plus on clôt l'histoire de la - méontologie. La méontologie signe l'échec. Échec face à l'ontologie. Échec des courants nihilistes. Echec face à la métaphysique. La méontologie aurait voulu imposer le nihilisme à visage découvert, en proposant de rendre le discours philosophique physique, ce qui implique que le réel soit constitué d'un substrat objectif, les atomes (qui deviennent les faits dans le positivisme ou les structures dans le structuralisme), et que la théorie physique qui en découle soit définitive. La méontologie ne parviendra pas à expliquer pourquoi il y a des atomes, pourquoi ils côtoient le vide (terme physique du non-être) et oscillera entre plusieurs interprétations, sans jamais réussir à en isoler une satisfaisante.
Le nihilisme peut-il fonctionner à visage découvert, de manière explicite? La métaphysique intervient après l'échec de la méontologie et des sophistes, même si les sophistes n'ont jamais essayé de faire école et constituaient plutôt une inclination disparate se regroupant autour d'éléments épars, comme l'irrationalisme et le goût pour la rhétorique. Gorgias se moque de sa postérité et s'amuse de ses idées; Protagoras mise tout sur son aura de son vivant. La métaphysique tire les leçons de la faillite : le nihilisme pur n'est pas viable. Mais il recèle l'aspect le plus fondamental de ce que la pensée peut connaître.
La vérité du nihilisme, c'est que la connaissance ne peut être totale, car il existera toujours une part du réel, essentielle, qui échappe à la pensée. Le fondement du nihilisme, c'est l'intuition selon laquelle le réel n'est pas formé de manière homogène. A partir de cette intuition, le nihilisme bascule dans l'approximation théorique, en décrétant arbitrairement que l'hétérogénéité est antagoniste. Comme il n'y a rien à dire de plus à propos du non-être qu'il est indescriptible et impensable, le nihilisme est une expérience qui ne peut fonctionner.
La méontologie est la forme qui a été le plus loin dans la tentative de conférer au non-être une définition reconnue et assumée. Mais on ne peut définir l'indéfinissable et rendre le contradictoire cohérent. La tentative physique de la méontologie échoue. Aristote s'en souviendra et comprendra que le seul moyen d'intégrer les intuitions du nihilisme dans la philosophie consiste à en mélanger l'essentiel avec l'ontologie, de telle sorte que le discours sur le non-être accouche d'un discours sur l'être.
Il est coutumier parmi les métaphysiciens actuels, selon les codes de l'histoire de la philosophie, de présenter la métaphysique comme la duplication entre l'Etre et les étants. La métaphysique serait ainsi le fondement de la philosophie et se trouverait proche de l'ontologie. La différence entre les deux serait que l'ontologie tend plus à se pencher sur l'Etre, quand la métaphysique se focaliserait davantage sur la possibilité de théoriser l'être, étant plus concrète (insistant sur les sciences). La métaphysique serait plus moderne et moins abstraite que l'ontologie.
La différence entre métaphysique et ontologie serait ténue, pour ne pas dire confuse. Le conflit entre Aristote et Platon passerait pour l'opposition constitutive se déployant à l'intérieur de la philosophie. Quand deux mille cinq cents ans plus tard, Heidegger peut se présenter comme un philosophe cherchant à renouer avec l'ontologie présocratique - alors que son Dasein entouré de néant est typiquement métaphysique, la métaphysique est assimilée à la philosophie.
La critique contre Heidegger (comme celle du logicien Carnap) s'effectue depuis des points de vue qui ne s'opposent pas à la métaphysique en proposant d'en sortir, mais qui partent de la métaphysique, en proposant des hérésies qui prolongent, comme l'immanentisme le cartésianisme, sans sortir de l'argument central : on ne peut penser que l'être en postulant que le non-être le côtoie. Si l'on analyse la métaphysique, elle lance un aggiornamento au nihilisme, expliquant que la philosophie ne peut s'en passer, à condition de le frotter d'ontologie. 
Le discours philosophique n'est pas la forme rationaliste marginale, quoique supérieure, du religieux, mais le discours propre à la pensée religieuse la plus aboutie. Le religieux ainsi entendu n'est plus présenté, ni considéré, comme religieux, mais comme rationnel et indépendant (expression du progrès). Le discours religieux se fondant sur la révélation divine se trouve ainsi périmé, supplanté par le discours philosophique identifié avec la métaphysique. Cette conception relève de l'amalgame. L'immanentisme comme hérésie de la métaphysique moderne n'est pas identifié, ce qui permet aux immanentistes de prétendre s'opposer à la métaphysique tout en proposant un nouveau discours philosophique, fondé sur le spinozisme et le nietzschéisme. 
C'est ce modèle que défend de nos jours Rosset pour le modèle conservateur, tandis que Deleuze et les postmodernes lançaient dans l'après-guerre avec plus de succès médiatique la variation plus fumeuse du progressisme. La métaphysique enterre la méontologie en proposant un discours plus cohérent qui intègre le nihilisme, au lieu de le tenir pour total. La découverte d'Aristote, c'est que le seul moyen de réutiliser de manière centrale le nihilisme consiste à le faire évoluer dans un noyau de compromis contenant l'ontologie (reconnaissance de l'être, de la théorie philosophique, de la suprématie de la science de l'être). 
Pour sceller la suprématie de la métaphysique sur le nihilisme (la métaphysique couronne le nihilisme), Aristote va apporter un lien irrationaliste entre l'être et le non-être : ce sera le multiple. Puis il essaye de proposer ce que le nihilisme a échoué à fonder : offrir une théorie sur l'être. Aristote conserve l'option selon laquelle l'être est fini. Il y ajoute que la théorie sur l'être va au-delà du discours scientifique. Le discours scientifique se focalise sur un objet, quand l'être dépasse cette singularité et constitue le tout. Le multiple sert à rendre possible la théorisation, sans expliquer le donné - l'être, le multiple, le non-être, le Premier Moteur... 
Pour former sa métaphysique, Aristote s'est inspiré des présocratiques qui mélangent l'ontologie et le nihilisme, mais la spécificité de la métaphysique consiste à refuser de définir un élément physique comme explication à l'être : le feu, l'eau ou d'autres éléments naturels, à qui on donne une connotation symbolique, qui ne peut être rationnelle. Aristote va chercher à rationaliser le symbolique et à sortir de l'irrationalisme portant sur l'être et aboutissant à expliquer que le rationnel est irrationnel. 
Il n'y parviendra pas tout à fait; Il sépare l'être explicable de la partie du réel inexplicable, qui devient le fourre-tout de l'irrationnel. Son réel se voudrait d'autant plus rationalisé qu'il contiendrait un extérieur incohérent. Aristote veut à tout prix expliquer que la métaphysique est la science de l'être, mais de quel être? Il suffirait pour l'histoire de philosophie de rappeler quel est le coeur de la théorie métaphysique : le non-être existe, le faux existe.
Du coup, l'opposition entre métaphysique et ontologie est criante. Ce n'est plus une opposition interne, au fond en accord sur l'essentiel du programme, mais deux tendances inconciliables de la philosophie : l'ontologie tend vers le transcendantalisme, quand la métaphysique importe le nihilisme; l'ontologie s'oppose au nihilisme de manière définitive. La métaphysique cherche à donner une forme viable à la philosophie, qui intègre le nihilisme, mais qui n'en est pas. 
Le nihilisme le plus abouti (donc inabouti) de la crise monothéiste est incohérent, quand la métaphysique rend conciliable le cohérent de l'être fini avec l'incohérent du non-être. La fin de la méontologie instaure la primauté philosophique, non de l'ontologie, mais de la métaphysique. La métaphysique constituerait un compromis entre les diverses tendances nihilistes et l'ontologie. L'ontologie nie l'existence du non-être et en fait la mauvaise identification (de l'autre). En n'expliquant pas l'Etre, l'ontologie se condamne à ne pouvoir expliquer le changement.
La méontologie a voulu concurrencer l'ontologie. La métaphysique y parviendra en proposant une alternative qui possède pour moitié de la positivité (théoriser l'être fini et vaste). En parvenant à la métaphysique, on quitte la méontologie : c'était le but d'Aristote, qui ambitionnait de dépasser l'ontologie platonicienne en produisant la métaphysique et qui s'est demandé comment innover dans des bornes finies, en prenant acte de l'indéfinition de l'Etre. La méontologie n'était pas viable selon la logique. Aristote a remporté ce défi, parce qu'il a compris que l'exposition du nihilisme à la logique n'était pas possible.
Il a cherché une stratégie pour introduire le nihilisme dans la philosophie, tel le cheval de Troie  le nihilisme pourrait corriger l'ontologie sur le point du non-être rendant explicable l'être et superflu l'Etre. La principale critique que l'on peut intenter théoriquement contre la métaphysique s'est vérifiée pratiquement, par la science, un comble pour ceux qui se présentent comme des scientifiques et tirent de leur réalisme la preuve de leur sens philosophique. La métaphysique estimait dès Aristote proposer le savoir définitif grâce à l'apport de la métaphysique.
Les recherches scientifiques d'Aristote, qui reposent plus sur des compilations que sur des investigations nouvelles, se sont avérées si obsolètes qu'il a fallu, après des siècles d'autoritarisme obscurantiste, rénover en profondeur la méthode scientifique. En remplacement de l'argument d'autorité et du pédantisme, ce sera la méthode expérimentale, qui à la Renaissance entérinera la ruine de la pseudo-méthode aristotélicienne. Bien entendu, il ne faudrait pas caricaturer la démarche scientifique depuis Aristote jusqu'à la Renaissance en Europe comme une somme d'erreurs totales.
L'évolution ne fut pas aussi linéaire et connut des variations, parfois des polémiques. Mais il est intéressant de constater la période d'obscurantisme entre les débuts de la métaphysique et la révolution scientifique moderne. Elle provient du substrat nihiliste, qui est le principe actif de la métaphysique et qui bloque le changement autour du préjugé selon lequel la connaissance est donnée comme le réel. La pensée consiste, non pas à découvrir ce qui est soumis au changement, mais à retrouver ce qui a été donné de manière immuable. Le réel a été donné depuis le Premier Moteur, une proposition indémontrable, qui serait grotesque si elle ne se révélait aussi perverse.
La fin de la méontologie, loin de signifier la fin du nihilisme, tant en philosophie que dans le monothéisme, dénote plutôt la fin de la crise monothéiste. La philosophie a intégré le nihilisme dans son giron et l'a mélangé avec l'ontologie. Le résultat a été la métaphysique, qui domine l'histoire de la philosophie depuis lors. Le plus édifiant est de constater l'influence cardinale de la métaphysique dans les développements monothéistes, que ce soient chez les chrétiens ou les musulmans. Le sens de la philosophie a été dévoyé : si les nihilistes entendaient faire de la philosophie le discours religieux propre au nihilisme (religieux antireligieux), la philosophie est devenue une sorte d'accompagnateur élitiste et rationaliste des monothéismes reposant sur la révélation (ce qui n'implique pas qu'ils se révèlent dénués de rationalité).
Il reste à retrouver le sens de la philosophie tel qu'il s'exprime chez le Socrate de Platon : un langage dont la spécificité est la rationalité, mais qui intervient dans la crise monothéiste comme la spécificité se distinguant de la révélation propre au transcendantalisme (et qui a commencé bien avant le monothéisme). La métaphysique vient rompre cette spécificité en la pervertissant : la rationalité s'oppose au religieux. Que l'ontologie soit critiquable et que la métaphysique ait cherché à faire une critique sincère de l'ontologie relèvent de la compréhension; mais que la philosophie se trouve confondue avec la métaphysique, de même que l'ontologie, son contraire évident, pose problème. La fin de la méontologie n'est pas une bonne nouvelle pour la philosophie - ni pour  la pensée.

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