vendredi 17 août 2012

Le saut du savoir

La critique du savoir au nom de l'intelligence est pertinente si elle n'est pas dressée depuis le point de vue du néant, qui reviendrait à promulguer l'apologie de la bêtise. Il ne s'agit pas d'ignorance pure, position qui n'est pas condamnable, mais d'obscurantisme, de refus d'apprendre au nom du plaisir personnel, ce qui s'apparente à de la bêtise. L'intelligence sans savoir n'existe pas. C'est une posture de mystification, qui revient à excuser la bêtise sous prétexte qu'elle serait de l'ignorance. Proposez à cet obscurantiste de lui apporter des contenus, et vous verrez son vrai visage se dévoiler. Il refusera, parce que ce qu'il déteste par-dessus tout, c'est l'effort. Mais il n'est pas d'intelligence sans effort.
Le mythe du génie qui produit ses chefs-d'oeuvre par science infuse relève de la supercherie, un peu comme quand on vend le Mozart inspiré des dieux qui serait un dingo capable lors de transes expiatoires de composer de sublimes mélodies. L'intelligence n'existe pas sans savoir, sans quoi l'intelligence serait vide ou serait dissociée du savoir. Or, elle ne se développe qu'en acquérant du savoir.
La critique qu'on peut intenter contre le savoir ne promeut pas l'ignorance, mais se demande quel rang le savoir recèle par rapport à l'intelligence, dans un renversement du point de vue : s'il faut de l'intelligence pour acquérir des savoirs, le défaut du savoir consiste à s'épanouir dans un plan d'immanence, fixe. L'intelligence employée est mimétique, aussi développée soit-elle. L'intelligence convoquée pour l'obtention du savoir peut se révéler brillante, elle n'en demeure pas moins mimétique, de ce fait assujettie à la forme créatrice. Le mimétisme est inférieur à la création. Le savoir étant limité par sa finitude, il se montre inférieur à l'intelligence la plus élevée, qui est créatrice. L'intelligence créatrice utilise des savoirs, mais n'a pas pour fin un savoir, aussi brillant soit-il. Elle vise le changement de plan, de palier, de plate-forme. 
Deux remarques : 
1) On ne crée pas seulement à partir du savoir le plus élevé de son temps, comme l'estiment les pédants. C'est vrai, mais depuis combien de temps raisonne-t-on de manière manichéenne? L'argutie aurait pour conséquence de réduire la création à de nouvelles formes de savoirs préexistants, soit à nier la création, la définissant comme de l'érudition. S'il ne s'agit nullement de promouvoir contre le pédantisme l'ignorance, la créativité s'obtient à partir d'une formation certaine, d'un certain niveau de savoir, mais implique une rupture et une disjonction avec le mimétisme en place.
2) la création consiste à passer d'un certain niveau à son palier supérieur, par l'invention. Le mimétisme ne permet pas l'innovation, mais au contraire porte le conservatisme plus que politique - intellectuel. Le mimétisme est sclérosant et limité à son plan d'immanence.
Trop de savoir tendrait à bloquer la créativité, parce que l'érudition tend vers le pédantisme, tandis que la création implique un saut qualitatif. Le mimétisme et la créativité ne sont pas antithétiques, mais complémentaires, à condition de rappeler que le mimétisme est inféodé au savoir. C'est socialement que l'académisme exprime la référence du savoir, tandis que la créativité y est incomprise, pour peu qu'elle soit novatrice.
Mieux vaut être érudit qu'intelligent? Le social réduit le réel à des dimensions anthropomorphiques, dans lesquelles la créativité n'a sa place que de manière inférieure. La créativité y est subvertie, réduite à son niveau mimétique, qui lui reconnaît l'excellence dans la mesure où elle sert la domination. On aurait pu trouver une remarque afférente chez Nietzsche, dénonçant l'appétit de domination du savant, sauf que Nietzsche ramène le savoir au désir et se retrouve dans une logique de domination, plus pointue que celle, classique et rebattue, qu'il dénonce : le savant n'est pas créateur, alors que Nietzsche promeut son artiste, dont le résultat aboutit à promouvoir ses propres valeurs, détruisant la vérité et réhabilitant l'oligarchie intellectuelle (au détriment de la forme militaire, notamment).
Mais le projet de Nietzsche a avorté : l'oligarchie intellectuelle n'a pas fonctionné. Ce qui l'a remplacé, c'est l'oligarchie commerciale et financière, dont la spécificité est de se présenter comme globalisée. Ce que chercher les oligarques actuels, c'est de former une domination qui soit globale et qui de ce fait soit enfin définitive. Le projet en question n'est que le dernier avatar d'une longue série de tentatives. Le   libéralisme est une forme d'expression de l'immanentisme, qui admet que le désir peut réussir à triompher.
Le libéralisme est une idéologie pragmatique, qui énonce que la domination est possible ici et maintenant et qu'elle aboutit à l'élitisme; tandis que Nietzsche est un idéaliste d'un genre particulier, qui essaye de concilier l'idéalisme avec son refus. Il ne finira pas fou pour rien : pour ne pas encourir le reproche d'adouber des idées évanescentes, il en vient à chercher une mutation qui à la fois se déroule dans le donné et qui le change. Ce projet contradictoire ne risque pas d'aboutir, mais c'est l'issue de l'immanentisme qui contraint à ce genre d'impasse.
L'immanentisme est porteur de contradiction dès ses limbes et il est intéressant de constater que Spinoza son fondateur dresse l'éloge de sociétés libérales naissantes, tandis que Rosset dans notre période contemporaine d'immanentisme terminal en revient à la forme libérale, en choisissant son aspect le plus virulent, la dérive ultralibérale nécessaire au fil de sa dégradation, en validant les expressions conservatrices et en décrétant que l'engagement politique est une fumisterie, tandis que l'intérêt véritable renverrait au champ philosophique, qui regrouperait une caste d'élus.
L'élitisme forcené de Rosset rejoindrait celui de Nietzsche, à ceci près que l'échec de Nietzsche a été entériné par Rosset et qu'il vise plus la concrétude qu'un contre-idéal, contradictoire, comme c'est le cas de Nietzsche. Rosset valide l'ultralibéralisme élitiste, tandis que Spinoza appelait de ses voeux le libéralisme initial, dont la fraîcheur permettait encore le rêve et les potentialités. 
L'erreur de Nietzsche est plus intéressante, parce qu'elle aimerait identifier l'intelligence avec un savoir définitif. Nietzsche a ainsi appelé à la fin de la philosophie dans un sens particulier : le philosophe nouveau possède des savoirs nouveaux, qui tournent autour de l'affirmation de soi et des valeurs créatrices. Mais cette création subvertie est figée au stade d'une excellence donnée : celle de Nieztsche. Nietzsche ne sombre pas dans la démagogie en promouvant un savoir de haut vol, mais en essayant d'empêcher que le changement ultérieur puisse renouveler ce qui est relatif à une certaine période et un certain palier, tant de connaissance que de réel.
Nietzsche s'oppose de toutes ses forces à la critique du savoir au nom de l'ignorance obscurantiste, comme c'est le cas des ploucs, qu'il promeut tout en les condamnant, en appelant de ses voeux l'établissement d'un régime oligarchique de facture intellectuelle. La condamnation de l'obscurantisme par Nietzsche n'implique pas la hausse du niveau de vie liée à l'amélioration du niveau intellectuel. Au contraire, l'oligarque considère que le savoir ne peut être détenu que un cénacle, les sages selon R. Strauss. Il est nécessaire que la majorité forme le troupeau asservi.
Les revendications à l'obscurantisme, sous le prétexte que le savoir ne fait pas l'intelligence ou ne fonde le "droit à la différence", toutes motivées par l'ignorance, ce qui revient à instaurer le raisonnement contradictoire selon lequel l'intelligence tendrait vers le vide, sont le cri de détresse et de légitimité désespérée que lancent les ploucs et leurs associés (comme l'actuel beauf 2.0 en Occident, au moment où s'effondre le niveau de vie moyen et qu'apparaît le spectre d'une oligarchie mondiale avec chaos et destruction du niveau de vie des différents peuples) pour tenter de rendre cohérente leur incohérence. Si l'intelligence est supérieure au savoir (la création au mimétisme), l'ignorance, elle, est inférieure au savoir. Elle constitue le repoussoir de l'intelligence - plus que du savoir.

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