jeudi 9 août 2012

L'hypervisibilité du caché

Le fonctionnement du complot historique diverge du fonctionnement que l'on prête au complot complotiste. Selon le complot complotiste, tout est lié par une structure de commandement pyramidale, selon laquelle le plus haut niveau dirige les étages inférieurs, avec une connaissance préétablie et en les actionnant de manière efficiente; de telle sorte que si l'inférieur méconnaît son supérieur, ce dernier, marionnettiste tout-puissant, maîtrise tout de l'opération et se montre capable de la planifier à long terme. Cette parodie de structure ne peut fonctionner : elle ne repose pas sur le réalisme. Elle présente l'inconvénient notable de rendre son fonctionnement lisible et prévisible, ce qui entre en contradiction avec ses intentions cachées et malfaisantes.
N'importe quel enquêteur chargé de déjouer le complot pyramidal démasquerait cette structure naïve, ce qui montre le caractère enfantin du complotisme et de son application impossible, sauf dans les rêves d'ados attardés. Le recours à cette structure simpliste se retrouve dans la production fantaisiste d'organigrammes de familles censées diriger le monde, via l'arme de la finance, et conférant ainsi au caché une stabilité providentielle. Le complotisme propose une vision du déroulement historique contradictoire, selon laquelle le caché est plus visible que le visible.
Selon le complot historique, la structure n'est pas pyramidale, mais diffuse, éparse, éparpillée, morcelée et éclatée. Elle se révèle inférieure au pouvoir officiel : le recours au complot dégrade le pouvoir. Elle fonctionne par mimétisme : ce qui relie les comploteurs entre eux n'est pas la connaissance consciente, d'ordre socio-professionnel (ce qui peut au surplus être le cas), mais un but commun, ressortissant du mimétisme plus que de l'utilitarisme : la loi du plus fort encourage la domination, dont l'arrivisme, avec cette spécificité que chacun estime y dominer et que plus l'intelligence de l'individu est médiocre, plus sa domination effective est nulle - lui se flatte de rouler dans la farine son monde.
Une des principales supercheries du complotisme laisse entendre que la domination des comploteurs est implacable - ces gens seraient d'autant plus diaboliques qu'ils seraient tout-puissants. Le complot vise le contre-changement : le coup d'Etat qu'il sous-tend cherche moins à changer l'ordre établi qu'à le conserver de manière désespérée. C'est à cette conclusion que l'on parvient si l'on observe la valeur inférieure du complot sur le pouvoir visible, aussi détestable soit-il; si bien que tout complot est voué à sa perte : il ne peut faire accéder le caché inférieur au stade supérieur du visible.
Dans ce jeu de dupes, le complotisme divertit en laissant entendre que le complot serait l'arme usuelle de direction du pouvoir. Les comploteurs, loin d'échouer, seraient d'autant plus assurés de triompher qu'ils agiraient de manière diabolique. Le complot détiendrait la certitude et la perfection. Le pessimisme est de mise : le mal incarne la perfection. Les gens de biens sont destinés à perdre. In fine, le conservatisme est conforté par la vision complotiste, le pouvoir ne peut s'assumer sans complot.
Cette vision tragique implique que la réalité se trouve inversée. On assiste à un renversement de la vision classique, selon laquelle le politique est fondé sur le visible. Le caché devient supérieur à ce qui est visible, l'officiel est de la fumisterie, les rapports de domination sont basés sur les dynasties familiales et les loges secrètes, qui dans le giron social assurent le triomphe du caché, en lui conférant une stabilité miraculeuse. Le complotisme ne cherche pas à rendre visible dans le domaine du fini ce qui est caché, mais à conforter l'oeuvre cachée : le visible lui serait inférieur.
Face à un complotiste, mieux vaut un pouvoir dégradé, comme c'est le cas des démocraties libérales en fin de règne, qu'un pouvoir caché, de fait inapplicable. Le caché reconnu du complotisme n'est pas le caché méconnu, qui produit de la théorisation nouvelle. L'amalgame du complotiste avec le dénonciateur de complots provient de cercles conservateurs au pouvoir, qui discréditent le contestataire inconséquent et ignorant de lui-même. Il se présente comme progressiste alors qu'il est conservateur marginalisé, parce qu'il veut améliorer le système en rendant impossibles les complots; tandis que les conservateurs au pouvoir, dans les rangs desquels se recrutent les comploteurs hurlant au complotisme, s'accrochent à leur pouvoir et oublient que leurs complots accélèrent leur chute.

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