dimanche 23 septembre 2012

Very tea

Depuis plusieurs années, le sénateur Graham, ancien président de la Commission sur le renseignement du Sénat américain à l'époque du 911 et membre de la Commission parlementaire de 2004 ad hoc, dénonçait le caractère mensonger de la VO telle qu'elle fut édictée à l'abri de toute légalité par l'administration W., avec un article de Kissinger paru sur le site Internet du Washington Post et appelant, en réponse au traumatisme, à lancer la guerre contre le terrorisme. La commission de 2004 a commencé par accréditer cette version scabreuse, puis la plupart de ses membres se sont rétractés pour des raisons diverses. 
La plus sérieuse autocritique émane de Graham depuis quelques années, sans qu'on ne la relaye en France, où tout contestataire de la VO se trouve apparenté à un complotiste; mais cette tribune dans le Huffington Post est d'autant plus éclairante qu'elle émane d'un organe de presse démocrate, dont la fondatrice a dénoncé la tiers-mondisation des États-Unis et la politique d'Obama au service de Wall Street et contre les classes moyennes (main street). Pourquoi les médias français ne relayent-ils pas les accusations de Graham, qui ne datent pas de cet article, remontent à plusieurs années et ont été sorties par des centaines de sources variées, abondamment calomniées sous le vocable stupide et incohérent de complotisme/conspirationnisme?
La réponse est évidente : les médias ne servent pas la vérité et ne sont pas un contre-pouvoir dénonçant les mensonges et les complots du pouvoir, mais des services de propagande soutenus par des actionnaires favorables à l'idéologie atlantiste. Que dit Graham? Le point principal de sa critique se résume en une phrase : la VO du 911 est fausse. Certains le savaient depuis plusieurs années, de plus en plus d'Occidentaux dénoncent l'imposture dans les sondages (il est plus attendu que les peuples victimes de l'impérialisme n'y aient adhéré, ce qui permet à certains médias de s'interroger doctement sur le complotisme de la rue arabo-musulmane et de participer à l'islamophobie propre au choc des civilisations des néo-conservateurs et de leurs mentors britanniques).
Mais Graham ne s'arrête pas à dénoncer l'implication des Saoudiens dans le 911. Il ne dit pas : ce sont les Saoudiens qui l'ont perpétré de A à Z, seuls, sans implication américaine sur le sol américain, sans complicité d'autres États - et de factions financières. Graham ne dit pas non plus : les Saoudiens ont fait le coup, comme il dirait : les Russes did it (par ces temps de russophobie complaisamment entretenue par les médias occidentaux, ce serait assez bien accepté, avec la résurgence des théories de l'arc de cercle; notamment propagées par Brzezinski depuis Carter, et avant lui par Lewis, vous savez, celui qui a lancé le choc des civilisations avant son élève Huntington). 
Graham dit : le rapport de la Commission de 2004 a été censuré de 28 pages cruciales qui mettent en lumière l'implication des Saoudiens et qui depuis ont toujours été couverts par les institutions américaines, de W. à Obama, en passant par le FBI et la CIA. La question fondamentale à poser est donc : pourquoi les officiels américains couvrent-ils les crimes saoudiens contre leur propre peuple? La réponse se situe dans l'article de Graham, qui ne se contente pas d'incriminer les Saoudiens.
1) Graham pose la question : "Les pirates de l'air ont-ils agi seuls ou ont-ils bénéficié du soutien d'autres puissances que celles connues des leaders d'Al-Qaïda - un réseau équivalent qui leur aurait fourni fonds, assistance et couverture ?" Si Graham parle au pluriel de "puissances", c'est qu'il n'incrimine pas seulement les Saoudiens, mais des cercles dont les Saoudiens ont fait partie. Par ailleurs, le choix de puissances en lieu et place d'Etats ou d'institutions montre que Graham incrimine des structures autres que des États. Je crains qu'il ne subodore lui-même l'implication de cercles financiers derrière la main saoudienne, comme l'accord al-Yamamah le montre.
2) Graham continue ses questions dévastatrices : "Si les terroristes disposaient alors d'un réseau de soutien, pourquoi devrions-nous penser qu'il a été démantelé ? Il est peut-être toujours actif, capable de soutenir Al-Qaïda ou l'un des nombreux groupes extrémistes haïssant les États-Unis." Le sénateur parle d'un enjeu de sécurité nationale : si le réseau n'a pas été démantelé, c'est qu'il est toujours actif sur le sol américain. Graham ne vise pas seulement des Saoudiens vivant en Arabie saoudite et ayant fomenté le complot du 911 il y a plus de dix ans maintenant. Par ailleurs, l'identité d'al Quaeda se trouve démystifié : il ne s'agit pas d'un groupe indépendant et hiérarchisé, mais de cellules qui furent créées par l'Arabie saoudite pour lutter avec les Afghans et contre les Soviétiques (officieusement, cette base de données servit à alimenter les finances du trafic de drogue dans la région, puis fut recyclé dans les différentes guerres menées par l'OTAN, comme en Yougoslavie, avec de multiples soubresauts stratégiques, al Quaeda servant les intérêts atlantistes, puis servant d'ennemi insaisissable, enfin se trouvant réhabilité dans les Printemps arabes Inc., des récupérations contre-révolutionnaires de colères autochtones contre les régimes dictatoriaux de la région).
3) Puis Graham attaque les accusations principales. A partir de son rappel des évidences de l'implication saoudienne sur le sol américain, il en vient à poser la question sans laquelle ses accusations ressortiraient du déni, voire couvriraient le mensonge islamophobe : sachant les connivences institutionnelles entre les États-Unis et l'Arabie saoudite, comment les agissements criminels des Saoudiens, ayant permis le 911, ont-ils pu demeurer couverts? Graham pointe du doigt la complicité des organes de sécurité des institutions américaines, qui n'ont pas seulement failli, comme s'ingénient à le clamer les béotiens, mais qui ont couvert sciemment le complot. Graham incrimine le FBI, le célèbre bureau de renseignements chargé des affaires intérieures, qui se trouvait en charge de l'enquête sur le 911 : "Quand l'affaire de Sarasota éclata en septembre 2011, le FBI produisit deux communiqués". La question du silence complice du FBI, qui a couvert la complicité active des Saoudiens, comme celle passive des Israéliens, recoupe d'autres collusions de même type : la CIA, d'autres services de renseignements, certains liés aux armées américaines ou au Pentagone.
Je profite de la mention de l'implication israélienne pour rappeler qu'elle se trouve mentionnée par le journal israélien de gauche Haaretz, peu soupçonnable d'antisémitisme (terme impropre de surcroit) et que le fait d'incriminer des factions sionistes et/ou israéliennes dans le 911 ne signifie en rien que l'on accuse les juifs, les Israéliens ou les sionistes d'avoir fomenté le 911, tant s'en faut. Comme de nombreux dénonciateurs de la VO mensongère du 911, j'ai du respect pour les juifs, qui sont pour moi des citoyens normaux, et j'éprouve de l'admiration pour certains aspects de la culture juive, qui recèlent de trésors d'intelligence et d'humanisme. Au lieu de craindre les calomnies, agissons avec les Israéliens comme avec les Saoudiens : si des implications officielles d'éléments saoudiens existent, que les coupables seuls soient condamnés - et que l'on désamalgame les islamistes, les musulmans et les Arabes de certains Saoudiens, comme l'on désamalgame les juifs, les sionistes ou les Israéliens de certains groupes soupçonnables à juste titre. Et qu'on en arrête avec l'accusation amalgamante d'antisémitisme, aussi peu cohérente que le créneau du complotisme/conspirationnisme.
4) Graham va plus loin. Il veut montrer qu'au-delà de l'inanité de la VO et de l'implication saoudienne, il serait réducteur et dangereux d'en rester à l'implication de certaines autorités américaines (minoritaires) contre leur propre population. Pour Graham, le slogan : "911 was an inside job" est terriblement réducteur. S'il est certain qu'au-delà du nominal FBI, les Saoudiens n'ont pu agir sans lien américain sur le sol américain, d'autant que les alliances solides entre Saoudiens et Américains remontent à la Seconde guerre mondiale, le problème est plus profond. Graham évoquait les puissances ayant soutenu al Quaeda et aidé les Saoudiens. Il va en nommer la partie la plus proéminente : "En juillet dernier, le sous-comité permanent aux investigations du Sénat, le Comité de la sécurité intérieure, a publié un rapport reprochant au géant de la banque HSBC d'avoir ignoré les liens de financement avec le terrorisme de Al Rahji Bank, la banque privée la plus importante d'Arabie Saoudite". L'accusation n'est pas innocente : suite au  rapport de la sous-commission d'enquête du Sénat américain, que Graham ne peut que très bien connaître, l'affaire HSBC a éclaté. HSBC se trouve accusée d'être l’une de principales lessiveuses d’argent sale des cartels de la drogue à l’échelle mondiale. En particulier, elle :
- a hérité des comptes en banque de personnalités saoudiennes lorsque fut fermée la banque Riggs de Washington, après les attentats du 911. Se trouve impliqué le prince Bandar "Bush" ben Sultan, qui serait mort dans un attentat en Arabie saoudite fin juillet. Il aurait reversé de l'argent à des agents saoudiens, qui à leur tour auraient aidé certains des présumés pirates de l'air du 911. 
- a entretenu des connexions solides avec l'al Rahji Bank, connue pour soutenir al Qaeda et le terrorisme international avant et après le 911.
5) Graham accuse certains financiers saoudiens de premier plan de collusions via des organisations caritatives wahabbites avec le cerveau présumé des attentats du 911, le complaisant KSM, qui a reconnu sa culpabilité à Guantanamo suite à des pratiques de torture intensives. Le lien entre la HSBC et l'al Rahji Bank n'est pas anodin : de même que les banques saoudiennes sont liées aux banques américaines et britanniques via la City et Wall Street, de même l'implication dans le 911 des Saoudiens, notamment du prince Bandar, n'a pu s'effectuer sans la complicité d'Américains et surtout de Britanniques. A cet égard, il faudrait monter du doigt les factions anglophiles sur le sol américain, dont Wall Street constitue le meilleur terreau (mais les milieux de Chicago, dont Obama est issu, constituent une alternative solide). Le prince Bandar est au centre de l'affaire de financement du terrorisme international al-Yamamah, qui implique la multinationale britannique BAE. La collusion entre l'Empire britannique et l'Arabie saoudite intervient à ce niveau. Londres fut accusé par les services secrets français d'abriter le Londonistan, pépinière complaisante de foyers terroristes multiples, notamment islamistes, et notamment saoudiens. 

Conclusion : l'accusation de Graham visant les Saoudiens implique les Américains à différents niveaux (officiels comme financiers), mais surtout les Britanniques, via la HSBC. Si l'on ne comprend pas ce lien, l'on passe à côté de l'essentiel : le changement de stratégie politique qu'a permis le 911 a débouché sur la guerre contre le terrorisme, dont les effets ont encore gradé depuis l'assassinat ubuesque d'Oussama. Désormais, nous nous trouvons dans une spirale de chaos, dont les Libyens et les Syriens sont les victimes du moment, avec les mêmes mensonges (la promesse démocratique) et les même bailleurs (les Saoudiens & Cie.) L'effort de Graham pour obtenir la vérité derrière l'écran de fumée actuel (entre VO mensongère et dénonciations vagues) est d'autant plus salvateur qu'il intervient pour enrayer le processus de guerre nucléaire, dont le 911 fut l'étincelle symptomatique. Si nous persistons à couvrir les mensonges autour du 911, comme l'ingérence démocratique dans les Printemps arabes au nom de la R2P, l'Occident affrontera d'ici peu la Russie et la Chine dans des conflits dont les répercussions peuvent être dramatiques. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le chef d'Etat-major américain le général Dempsey, qui s'oppose à Obama et aux faucons Israéliens concernant l'intervention contre l'Iran et qui a peur de répercussions nucléaires contre la Russie et la Chine. 
Nous en sommes en train de voir pourquoi la provocation du 911, attentat médiatisé à outrance, fut intentée : pour légitimer le conflit qui survient, possiblement nucléaire, entre l'Occident et l'Asie. L'Occident en faillite, la City et ses paradis fiscaux, n'a d'autre choix pour prolonger sa domination que la guerre. Jamais les populations occidentales n'auraient accepté le choix s'il avait été livré franco (de porc). Par contre, le 911 a légitimé le changement de politique, au point que la plupart des Occidentaux condamnent confusément l'invasion de l'Irak en approuvant celle de l'Afghanistan, pourtant tout aussi illégale (mais oui).
L'intervention de Graham, figure du Parti démocrate, est un camouflet contre Obama, en pleine campagne de réélection. Obama a trahi tous ses idéaux, renflouant les financiers et ruinant encore plus les classes moyennes (prolongeant l'action de son prédécesseur républicain W.). Il avait promis aux familles des victimes du 911, qui pour beaucoup condamnent la VO inepte, de réouvrir l'enquête et de rendre public le rapport classifié de 28 pages sur les implications saoudiennes. Fidèle à ses mensonges éhontés, il a ordonné au procureur Kagan en mai 2009 d'empêcher toute poursuite contre les Saoudiens, comme il a étendu la pratique de la torture, notamment à Guantanamo, comme il a légalisé l'assassinat sans jugement sur décret présidentiel, comme il a autorisé les Etats-Unis à guerroyer contre la Libye sans autorisation démocratique du Congrès, comme il a permis l'assassinat de Kadahfi, chef d'Etat en exercice...
Espérons que l'intervention vertueuse de Graham n'est pas trop tardive. Il ne s'agit pas de limiter les accusations aux Saoudiens, commodes boucs émissaires, ou de couper les liens entre le prétexte du 911 et l'actuelle crise systémique mondiale, qui a poussé les financiers à changer de stratégie, passant des accords de souveraineté entre Etats-nations au chaos impérialiste. Il s'agit de démasquer les multiples rouages de l'Empire britannique. Dans le 911, la principale connexion se situe entre Saoudiens et Britanniques. Elle n'exclut pas l'implication plus lointaine de certains cercles israéliens ou la participation suicidaire de certaines factions américaines sur leur propre sol. Au fond, tous croient tirer profit de leur participation à l'impérialisme dominant, pour des motifs divers et contradictoires, sans se rendre compte qu'ils servent une stratégie qui les dessert et les pousse au suicide. Quand je dis : "les", je pourrais dire : "nous". Car nous sommes tous impliqués, au moins par intérêts mal compris, parfois par lâcheté (la guerre, ça fait peur, le complot, ça sent le roussi).

mardi 18 septembre 2012

Complot : la fin du mimétisme

On nous explique doctement que la communication en majorité ne fonctionne pas sur la partie consciente du comportement humain, exprimée par le langage. Les spécialistes brillants et pervers en étudient les techniques sophistiquées, pour faire consommer le cerveau à l'insu de son plein gré, si l'on reprend la formule de la marionnette d'un célèbre sportif français. Schopenhauer identifie comme faculté mouvant le réel et présente chez l'homme la volonté. Quelle sont les caractéristiques de la volonté?
D'être absurde et non consciente. Idem pour son grand cousin, le désir de Spinoza, qui est la faculté principale de la mentalité contemporaine. Si la pornographie se trouve tant regardée, notamment depuis Internet, sa principale caractéristique est de reposer sur l'expression la plus vulgaire du désir, en exhibant sur quel socle repose le désir : la domination finissant en autodestruction. Quelle est la nuance entre volonté et désir? La volonté sonnerait comme l'expression élitiste du désir, une entité plus intellectualiste, qui exprime mieux le désir pour l'élitisme, et qui formerait l'expression hautaine du bouddhisme.
Le complotisme survient en fin de cycle immanentiste, pour réfuter l'opinion selon laquelle les complots gouverneraient le monde. La définition conviendrait si elle se trouvait appliquée de manière honnête. Mais on amalgame le complotisme avec la dénonciation des complots, dont la fréquence augmente dans les périodes de crise. Le complotisme est utilisé par les cercles oligarchiques, qui intentent pour leur profit les complots, dans le but d'accréditer le sentiment selon lequel le comportement humain serait gouverné par l'inconscient, dont la conscience n'exprimerait que la part marginale.
Si les cercles oligarchiques manipulent la croyance dans la part prépondérante et naïve de la conscience, telle qu'elle est (mal) exprimée dans le complotisme, ceux qui financent les expériences psychologiques de manipulation des opinions et des masses (dont le neuromarketing ne serait qu'une forme commerciale), ils adhèrent au préjugé selon lequel la conscience n'est qu'une part fort rare du comportement humain, dont ils incarnent l'expression ultraprivilégiée, pour parodier Nietzsche : de même que l'inanimé prime sur l'animé, de même l'inconscient primerait sur le conscient. Voilà qui indique la teneur de la psychanalyse, qui propose pour l'élite des psychanalysés le moyen incertain et précaire de rendre conscient l'inconscient névrotique.
René Girard fait du désir le centre du comportement, mais il lui ajoute une caractéristique cardinale : d'être mimétique. De telle sorte que le conscient serait le moyen de décrypter le mimétisme. Girard touche plus juste pour définir le désir que l'inconscience, terme imprécis de négativité, ou la névrose, terme trop psychopathologique. Le mimétisme caractérise l'expression principale du comportement humain, qui sur ce point rejoint le comportement animal. Le mimétisme est un moyen performant d'action, que l'on nomme par commodité l'instinct chez les animaux, et qui se caractérise par une manière rituelle et stéréotypée d'agir, dont l'avantage tient à sa fiabilité.
La plupart des comportements sont fondés sur le mimétisme, mais la spécificité de l'homme est d'ajouter une strate supérieure, quantitativement minoritaire et qualitativement plus performante : la conscience. La conscience est plus que mimétique : elle est créatrice. Elle permet des actions très supérieures, qui théoriquement définissent le domaine de l'infini et qui concrètement se manifestent par la faculté de croître - le progrès, dont la racine est moins politique et idéologique que philosophique et religieuse.
Il convient de différencier l'intelligence mimétique de celle créatrice. Les deux ressortissent de la faculté de conscience, mais l'une utilise l'intelligence au profit du mimétisme, pour le bonifier, quand l'autre entend dépasser le mimétisme par la production d'intelligence (le recours au mimétisme est alors secondaire). L'intelligence créatrice est supérieure à la mimétique. L'intelligence mimétique privilégie l'érudition et abolit le processus créatif, comme c'est le cas dans la métaphysique depuis Aristote, puis dans son hérésie immanentiste, où la création est subvertie en apologie de l'oligarchie (comme chez Nietzsche).
Le processus du mimétisme pur, présent dans la plupart des comportements mimétiques, est dénué d'intelligence, mais l'intelligence mimétique existe, de manière rare, chez les bénéficiaires oligarques. C'est ce que Spinoza nomme l'accroissement de la puissance, dont il réserve les bénéfices pour quelques initiés, en l'ouvrant potentiellement à tous (soit : fort hypothétiquement). Le mimétisme intelligent est exceptionnel, le mimétisme inconscient le cas courant, jusqu'à provenir du règne animal, et sans doute au-delà. Raison pour laquelle les immanentistes dressent l'éloge des animaux, qui selon Rosset auraient le privilège d'être dépourvus de conscience. Schopenhauer s'est montré en avance sur la mentalité contemporaine, lui qui dans son excentricité maniaque avait décrété que son chien valait mieux que ses congénères, reprochant même à Spinoza son impéritie sur ce point.
Le complotisme instille la mauvaise compréhension de l'intelligence mimétique (confinant au passage l'intelligence au mimétisme). Les complots se noueraient de manière programmée, délibérée, exprimée. Si le recours au complot est mimétique, l'intelligence employée est dégradée, puisque les projets planifiés des comploteurs échouent. Les savants oligarchiques (comme en France Taguieff) se moquent du complotisme, parce que leur intelligence labellisée académique (et reconnue socialement) leur sert à éviter la contradiction, dans la lignée d'Aristote, alors que les complotistes y plongent à plein nez.
Les complotistes avancent que tout mimétisme est intelligent : autant avancer que l'inconscient est conscient. Ils reconnaissent que le complot omniprésent et tout-explicatif verserait dans le maléfisme associé au caché : c'est la reconnaissance que le complot ne fonctionne pas, qu'il ne crée pas, qu'il ne conserve pas, et qu'il débouche sur le cercle vicieux de la destruction, finissant en autodestruction. Le complotiste reconnaît que le fonctionnement par les complots est vicieux et que l'explication par les complots est carencée.
Mais l'amalgame complotisme/complot fait oublier que les complots existent. Ils reposent sur le refus de changer - de passer la main. Ils sont fomentés par des références oligarchiques, recourant à l'intelligence mimétique, ce qui rappelle l'infériorité du mimétisme sur le créatif - du savoir sur la connaissance. Le recours propagandiste au complotisme cherche à faire oublier que le mimétisme, aussi intelligent soit-il, est inférieur au créatif. Le label complotisme émane de cercles intellectuels, qui refusent que leur intelligence soit inférieure - que la créativité leur soit supérieure. Il s'agit de rage de la part d'érudits, qui versent dans le pédantisme et ne peuvent que mépriser des simplificateurs jugés falsificateurs, finissant par amalgamer dans leur commisération les complotistes avec les historiens qui dénoncent les complots (de Jules César au 911 pour choisir une trame chronologique).
Comment fonctionne le complot? Si l'on dénonce le complotisme, c'est parce qu'on juge impossible que des complots puissent survenir de manière délibérée selon une hiérarchie cachée, mais stricte. Avec le mimétisme, l'on explique la possibilité des complots de manière non-consciente, mais on pose leur limite : les complots ne peuvent se fomenter de manière consciente et créatrice. Ils sont marqués du sceau de l'infériorité mimétique. Même intelligents, ils sont mimétiques. Du coup, ils ne peuvent réussir. Mais ils existent tout de même, alors que l'appellation infamante de complotisme (utilisée par des savants) tendrait à les nier.
Les élites mimétiques ne peuvent accepter le ver dans le fruit et ont intérêt à en faire une hallucination paranoïaque, valable dans les cas de complotisme, mais amalgamantes dans les cas de complots avérés. Accepter les complots sans complotisme reviendrait à reconnaître que le fonctionnement du mimétisme est lacunaire - que le mimétisme est inférieur à la création. Le complotisme institue la possibilité que le mimétisme fonctionne par le caché, ce qui est impossible. Le caché exprime la contradiction. Les oligarques ne s'irritent guère du complotisme effectif, parce qu'il est stupide. Elles s'irritent au contraire des complots, qu'elles rejettent sous l'appellation de complotisme, parce qu'ils leur rappellent leur propre carence.
L'existence des complots met l'accent sur ce qui dysfonctionne dans le mimétisme, sans en souligner la dimension inconsciente. L'on se montre même fasciné par le fonctionnement mimétique, non-parlé, non-conscientisé, non-créatif, comme s'il était supérieur au conscient de ne pas réfléchir, pas comprendre, pas formuler. C'est le même travers qu'avec la fascination animale, comme si le fait de fonctionner à l'instinct traduisait la supériorité (contradictoire, non-théorisable) par rapport à la conscience, au langage. Les complotistes prêtent aux comploteurs des facultés créatrices incomprises, qu'ils rabaissent à du mimétisme, et qui fonctionneraient par magie, irrationalisme, rendant possible l'impossible (selon le raisonnement de Nietzsche qui le mena jusqu'à la folie).
Créer, ce serait comploter selon les complotistes. Encore faut-il préciser que la création désigne ici l'ersatz incompris et dégénéré de création, de la création mimétique et fixiste, comme chez Nietzsche. Pour les comploteurs potentiels, si le complot n'existe pas, ce n'est pas que de la mauvaise foi, en particulier chez les théoriciens : reconnaître le complot reviendrait à avouer que le système mimétique qu'ils dirigent ne fonctionne pas, s'effondre et que le principal signe en est, justement, le complot. Mais la réfutation du complot relève du déni. Le complot est un fait historique. Il survient comme le symptôme d'une crise. Le complot est assis sur un mode de fonctionnement qui n'est pas viable : le mimétisme.

lundi 10 septembre 2012

Rentrée scolaire 2012/2013. Koffi Cadjehoun repart pour des sessions de relecture et de correction de ses différents blogs, après un été fécond, en espérant vous proposer une version relue et approuvée autour du printemps. D'ici là, je publierai environ tous les quinze jours des billets philosophiques ou politiques. Que la terrible crise que traverse l'humanité me serve à croître et mûrir! 

Le désir de contradiction

Désir = apparences.
L'équivalence explique peut-être pourquoi l'alliance des spinozistes avec les nietzschéens récolte autant de louanges. Beaucoup de perroquets savants auraient mis la main sur l'oiseau rare : la solution à l'ontologie. Il suffirait de remplacer l'Etre par le défilé indéfini des apparences. Cette proposition légitimant le vice (le narcissisme) fournirait l'interprétation du monde. Certains historiens de la philosophie insinuent avec des sourires sibyllins que leur savoir vaste et profond n'est pas (tout à fait) vain : ils auraient déniché sur leur carte la vérité philosophique, qui contredirait l'usuelle et se montrerait plus subtile.
Nietzsche parade en appelant au grand renversement de toutes les valeurs, aboutissant à détruire les idoles de la morale et à dresser l'apologie du vice. Le bien serait le mal et les traditionnelles valeurs auraient perverti le juste rapport des choses en décrétant mauvais ce qui était bon. Seul manquait le décodeur : au lieu de se perdre dans l'infini, il suffisait de se recentrer sur le désir.
Si l'on rétablit les équivalences :
désir = mal
et si
mal = bien
alors
désir = bien.
Seul problème au sein de ces équivalences, c'est que la contradiction n'est pas résolue. Nietzsche décrète la nécessité du grand renversement de toutes les valeurs, mais au-delà de cette dénomination enfantine, il n'avance rien qui légitime sa requête. Spinoza ne définissant jamais l'incréé fonde son système sur l'indéfinition : il déduit la cohérence à partir de la non-résolution de la contradiction initiale, traduite dans le langage par la négativité. Dès lors, la présentation du désir comme fondement cohérent est fallacieuse.
De même que l'on ne voit pas comment le Big Bang dénommerait le moment initial sans poser l'antériorité de l'origine, de même l'indéfini ne définit pas l'infini. L'indéfini désigne ce qui n'est pas défini : ce dont les bornes ne peuvent être déterminées. L'irrationalisme est virulent et remonte en métaphysique moderne à Descartes. Définir ainsi le réel revient à dire : nous avons défini l'infini comme l'indéfini et l'indéfini comme l'apparence, et c'est seulement à partir de cette définition différante, en dérobade, que nous posons le désir complet - réduplication à l'intérieur du donné apparent de la complétude.
On peut parler de coup de force théorique, en même temps que de faiblesse intellectuelle : comment légitimer la complétude du désir à partir du moment où elle se trouve calée sur le socle branlant de l'indéfini irrationaliste? De même que l'on se moque des scoliastes, qui adossaient leur érudition sur le manque de jugement, qui débouche sur le constat de la bêtise, avec le slogan métaphysique : Aristoteles dixit, de même les érudits de l'immanentisme spinozo-nieztschéen font preuve de trop d'inconséquence et de simplisme pour que leur érudition impressionnante d'historiens et de commentateurs de la philosophie (et d'autres sciences humaines) ne laissent transparaître, pour ne pas dire suer, leur impéritie philosophique.
Rien ne sert de maîtriser sur le bout des doigts les vétilles de l'histoire si c'est pour choisir l'option de l'inconséquence. C'est ce qui se produit avec ces équivalences, qui proposent comme théorie de l'être l'indéfini et comme éthique remplaçant la morale et l'ontologie (rien que ça) le désir. Tout ça au nom de la complétude? Le complet serait d'autant plus complet qu'il se révèle à l'examen incomplet.

N.B. : Faire semblant, c'est rétablir la contradiction en prétendant que l'on est parvenu à lever la contradiction. Comme le menteur ne peut mentir qu'en prétendant dire la vérité (sans quoi son paradoxe s'affirme), le contradictoire ne peut plus fondamentalement contredire qu'en prétendant lever la contradiction. C'est le propre de la contradiction que de se prétendre non-contradictoire, alors qu'elle l'est. Quelle est la différence dès lors entre contradictoire et non-contradictoire?
1) Le contradictoire prétend parvenir au non-contradictoire dans un domaine figé : il supprime la contradiction à l'intérieur de son domaine en la repoussant aux limites. C'est ce qu'il appelle le non-être - le système de la métaphysique qu'a conçu Aristote, à la suite des Abdéritains et des sophistes (dans la Grèce antique).
2) Le non-contradictoire supprime la contradiction par le moyen de l'augmentation. C'est le seul moyen dont dispose le contradictoire pour passer en non-contradictoire : la croissance. Sans quoi il sombre dans l'autodestruction du contradictoire.
La différence réside dans la différence de représentation 

vendredi 7 septembre 2012

Athéisme

Quand on dépeint l'Occident comme la civilisation de l'athéisme, on se trompe à double titre :
1) l'athéisme reviendrait à estimer qu'à côté du monde sensible, il n'existe rien. Le divin correspond à l'idéal : le fini ne peut être complété dans un système homogène que par l'infini. Sinon, il comporte un manque. L'athéisme est aussi cohérent que la dépolitisation : si l'on ne se politise pas, on participe à la destruction de sa société, ce qui relève de l'attitude suicidaire; si l'on verse dans l'athéisme, on adopte une conception théorique déficiente, qui recèle des répercussions dans le comportement (appétit de destruction, validation de la loi du plus fort, mépris pour les faibles...);
2) il serait préférable de parler de matérialisme au sens antique. Le matérialisme marxiste et révolutionnaire comporte une contradiction interne : comment peut-on changer ce qui est donné? Comment faire relief sur le donné? Rosset dans Logique du pire avait mis en évidence la contradiction, afin de mieux opter pour l'immanentisme terminal, à la suite de Spinoza et Nietzsche, et contre les tentations des postmodernes progressistes, comme Deleuze ou Derrida.
Il ne s'agit pas de matérialisme antique au sens où ce dernier oscille entre la méontologie, vite abandonnée car trop contradictoire, des Abdéritains (Démocrite en tête) - et l'épicurisme, tentative pour réformer le matérialisme, qui se heurte au dévoilement abrupt de son caractère indémontrable. L'atome reste indéfini et pose le problème de son fondement : le fondement doit toujours être repoussé et l'infini revient à de l'indéfini (comme dans le cartésianisme, puis, plus tard, le défilé des apparences qui remplacerait l'Etre, selon Nietzsche). Le système utilisé promeut le matérialisme tournant autour du désir.
Le matérialisme postule (sans le prouver) que le réel se rapporte à la matière. Il s'agit moins de se préoccuper du problème général que de le décréter insoluble. Dès lors, le primordial se concentre sur la sphère de l'existence privée. C'est l'immanentisme qui soutient cette théorisation du réel, consistant à se débarrasser du problème de l'infini, en le définissant sous un vocable peu clair et négatif, l'incréé, et en considérant qu'après tout, le problème n'est pas de définir l'infini, mais de se préoccuper de son influence. 
La définition du désir complet n'est ni utilitariste, ni matérialiste. Elle serait plutôt hétéronome, au sens où le fondement varie autant que le but change : on nous présente l'affaire comme si c'était le désir qui était la clé de tout effort de théorisation, mais ce désir n'est complet que s'il se montre intelligent - sans quoi il devient dominé. Est-ce alors l'intelligence qui fonde le désir ou le désir est-il autotélique? Ces variations montrent que nous sommes en présence d'une théorie instable et versatile, qui ne dégage pas de fondement, mais qui oscille sans cesse entre désir et intelligence.
La monstruosité de l'immanentisme ne tarde pas à apparaître une fois que l'on mesure le travail de subversion auquel Spinoza s'engage en reprenant les termes de la tradition pour leur conférer un sens différent, qui, loin de connoter l'innovation, prolonge l'effort atavique du nihilisme. La liberté n'est pas le libre-arbitre. Elle est invoquée dans la mesure où elle renvoie à l'accroissement de puissance, dont le caractère vague rend moins abrupt sa signification véritable : la domination et la destruction. Si le désir pour tendre vers la complétude a besoin d'accroître sa puissance, alors il détruit et domine son entourage.
En termes explicites : il me faut dominer les autres désirs pour que mon propre désir soit complet. Telles sont les répercussions que recèle l'accroissement de puissance. Je ne peux instaurer de désir complet qui soit égalitaire - ce qui ruine la tentative marxienne, et les révolutions marxistes, et qui en dit long sur la faiblesse des actuelles tentatives de morale matérialiste. L'immanentisme ne résout pas le matérialisme, mais il instaure une tentative de théorisation fondamentale, plus portée sur le comportement que sur la physique :
Physique : les atomes.
Comportement : Spinoza instaure l'éthique en lieu et place de la morale idéaliste.
La reconnaissance de l'éthique indique l'hétéronomie du désir, puisque l'éthique ressortit de l'évaluation et devient un critère plus flou que les atomes. Les atomes transpirait leur erreur en s'ancrant sur un fondement clair, à défaut d'être irréfutable; tandis que l'évaluation éthique est plus malaisée à cerner. Comme l'hétéronomie est moins discernable, l'observateur sous-entend que l'éthique aurait résolu le problème moral et qu'elle s'impose comme le modèle à suivre.
Si notre époque est immanentiste, plus que matérialiste ou athée, c'est parce que l'immanentisme a l'intelligence de se présenter comme éthique : l'art de vivre y est promulgué au rang de sagesse. L'immanentisme dépasse les idéologies et les matérialismes par son compromis entre l'application et la théorie préservée. A l'autre bout de la même chaîne, la métaphysique est beaucoup plus théorique. L'immanentisme en est une hérésie (Spinoza corrige Descartes, qu'il entend supplanter).
Le cartésianisme suscita des questions, incompréhensions, incertitudes, spéculations, etc. Spinoza a tenté de corriger le tir. Il s'est attaché à fournir une présentation séduisante à la domination. S'il avait lâché de go que toute domination implique la destruction de l'entourage et finit en autodestruction, aurait-il obtenu le même succès? Il continue à jouer sur l'ambiguïté liberté/domination - la latence polysémique que porte la puissance : accroître la puissance, est-ce l'accroître pour tous - ou l'accroître pour quelques-uns et aux dépens des autres? 
Dans un modèle où le réel n'obéit plus à la finitude étendue, comme c'est le cas de l'aristotélisme et du cartésianisme pour l'histoire de la métaphysique, mais borne sa finitude à la sphère du désir, l'accroissement de la puissance ne peut plus jouer sur une certaine latitude, sur le grand nombre d'objets, voire sur la croyance, mi-naïve, mi-lâche, que l'on peut détruire du lointain sans répercussion sur son environnement immédiat. C'est la raison du succès de l'immanentisme : dans un réel qui est plus étendu que l'entourage, l'immanentisme commence par être une doctrine séduisante, dont le fonctionnement est considéré comme innovant, bien que tenu par les chrétiens et les juifs comme dangereux. A présent que la destruction s'est accrue de manière exponentielle, on comprend pourquoi les transcendantalistes tenaient l'éthique immanentiste pour dangereuse.
L'idéologie réduit le substrat théorique au plus ténu de son application pratique : Marx évacue les considérations métaphysiques par le renversement simpliste de l'hégélianisme; quant au libéralisme, il se borne à instituer une main invisible, qui n'est ni le Premier Moteur, ni aucun fondement abstrait, mais qui a le mérite d'instaurer un minimalisme rendant possible les transactions commerciales plus encore que les échanges économiques.
Le libéralisme aboutit à la légitimation de la loi du plus fort : comme la main invisible n'équilibre rien du tout, c'est la Compagnie des Indes britanniques et ses affidés qui imposent l'hégémonie commerciale de l'Empire britannique. Cette domination pratique reste cantonnée à la sphère commerciale, voire économique. Elle a besoin d'un substrat plus théorique pour perdurer. L'immanentisme le lui fournit, même si c'est sous la forme du déni : le meilleur moyen de réussir des performances commerciales, c'est de ne pas trop se préoccuper de théories. En même temps, il faut bien que les pratiques soient environnées de théories.
L'immanentisme sert d'autant plus de théorie implicite qu'il constitue lui-même une théorie du déni. Comme l'a dit Bergson à propos de la théorie métaphysique qu'il entend clore (comme tous les métaphysiciens originaux, d'Aristote à Heidegger), il n'y a rien à dire du non-être, manière d'expliquer que l'être et le non-être sont incommunicables. L'immanentisme n'innove pas dans cette voie, et se contente d'apporter la thématique du désir complet. Il mêle le déni et le désir, ce qui exprime la constante de notre mentalité : nous oscillons dans le consumérisme ou l'hédonisme et nous tendons à refuser la théorisation, sous prétexte que mieux vaut la remplacer par :
- au mieux, de la théorie pratique;
- trop souvent, de la pure pratique, ce qui rime avec l'apologie de la médiocrité.

mercredi 5 septembre 2012

Le principe de gratuité

On constate que le monde de l'édition est en crise. On s'avise que les écrivains baissent de qualité, au point que l'on atteint de nos jours, de dégradation en dégradation, des niveaux inquiétants de médiocrité. L'édition Gutenberg avait permis vers la Renaissance que des voix d'écrivains se fassent entendre, les Rabelais, Erasme, Dante, Cervantès (j'en passe, dans le désordre). L'éditeur était au service de l'originalité. L'artiste acquérait ses lettres de noblesse : un individu donnant à entendre une voix originale. Peu à peu, nous avons inversé le processus : l'éditeur ne se contenta plus de conseiller ses auteurs, mais prit leur place, comme si l'écrivain n'était qu'un porte-plume.
L'éditeur se rendit supérieur à l'auteur. C'était lui l'inspirateur; l'écrivain n'était plus que le rédacteur. L'écrivain devenait l'instrument - de l'éditeur. La qualité baissa, parce que l'éditeur a pour but d'être passeur, pas créateur. Il assoit les valeurs de l'ordre en place, il transmet le donné. Plus on tend à consolider l'ordre, plus celui-ci s'effondre. On veut consolider l'ordre quand on estime qu'il est sa propre fin. On accélère sa destruction en prétendant le renforcer : stabiliser de l'intérieur un donné environné de malléable instable sape les fondations, en fortifiant ce qui s'apparente plutôt à de l'immobilité morbide et mortifère.
La volonté de consolider constitue l'aveu que l'ordre s'effritait, sans quoi jamais une telle préoccupation ne viendrait à l'esprit de thuriféraires. L'édition prend le dessus sur l'écriture. Les valeurs de la bourgeoisie, sur le changement. L'édition primant sur l'écriture signifie que l'académisme anti-créatif remplace la créativité. Les écrivains deviennent des courtisans, des mondains, marginaux revendiqués, dans la mesure où ils reprennent les sous-genres à la mode et où ils suivent la voie subversive qu'on leur enjoint d'emprunter (en cas de rebuffades, l'éditeur décrète soudain que son poulain rétif a perdu sa saveur).
Les observateurs se plaignent que les écrivains actuels sont de moins en moins bons et de plus en plus nombreux, comme si l'accroissement quantitatif signait l'effondrement qualitatif. J'y vois deux symptômes :
1) la décrépitude de Gutenberg, manifeste depuis l'avènement d'Internet, qui n'est pas cantonnée à l'univers parisianiste de l'édition française, mais dénote un phénomène mondial (comme si l'internationalisation de l'édition allait de pair avec son effondrement, alors qu'on aurait dû obtenir plus de romanciers de haut niveau du fait de l'élargissement comparatiste);
2) le remplacement de Gutenberg par l'innovation Internet est plus profond qu'un prolongement technologique. Gutenberg avait élargi l'expression de quelques cercles cultivés vers un public de lettrés plus large : Gutenberg entérine le passage de l'aristocratie vers la bourgeoisie. Internet place la créativité à la portée de tous, ce qui ne se fera pas du jour au lendemain et qui comporte plus de mauvais aspects dans son expression majoritaire (comme la pornographie, les jeux vidéos violents ou les sites de dialogue "interactifs").
Le principe innovant d'Internet réside dans la gratuité. Les principes bourgeois ont gangrené les codes Gutenberg : l'artiste se fait payer pour le bien qu'il produit, avalisant le libéralisme, selon lequel toute valeur présente une portée marchande. Internet remet en question ce code et rappelle que le consumérisme n'est pas le fondement de la valeur. En décrétant que la valeur est marchande, on dégrade la valeur. On vole les valeurs. L'édition s'est dévaluée à mesure qu'elle a perfectionné la rétribution de l'écrivain. L'art est devenu une spéculation marchande, ce qui lui confère un sens matériel niant sa portée idéaliste (le réel ne se limite pas à ses faits connus).
Internet entérine le changement de paradigme de l'écriture : il ne s'agit plus de cautionner un ordre inégalitariste, dans lequel les mieux introduits s'arrogent l'accès à l'édition, grâce à leurs connaissances et leurs diplômes. Certains élus tiennent le succès pour la fin, comme si gagner beaucoup d'argent revenait à produire de la valeur exceptionnelle (dans le raisonnement libéral, c'est le cas). La gratuité signifie que l'oeuvre ne se vend plus, au sens où la valeur éditoriale n'est pas fonction de sa rétribution pécuniaire. Sa valeur s'accroît du fait de la gratuité - la fin de l'indexation de la valeur créatrice à la valeur spéculative.
Le cas de Rembrandt serait emblématique de cette évolution, dans laquelle le génie est relégué au second plan des valeurs libérales à mesure que la spéculation sur ses tableaux s'envole : on n'achète plus Rembrandt du fait de la représentation novatrice du réel qu'il propose, mais du fait du gain monétaire qu'il permet d'accomplir. La gratuité confère à l'expression artistique une valeur qui non seulement retrouve l'idéal de l'expression, mais encore l'étend potentiellement à l'ensemble des individus, plus seulement à quelques élus.
Internet ne se limite pas à changer le statut de l'écriture en lui apportant l'innovation de la gratuité : il change de manière plus générale la signification de l'art. Gutenberg malgré ses dérives avait élargi l'expression de l'art. Sa sclérose vient du fait qu'on ne le prend plus pour une étape dans le processus de l'art; mais pour la fin : l'individualisation vire en individualisme; l'artiste n'apporte plus d'innovation, mais propage le libéralisme, dont il croit se servir, alors qu'il en est un rouage dans la multitude de ceux qui ont épousé cette cause, sans s'en rendre compte.
L'art est devenu depuis la Renaissance l'expression religieuse du déni de la religion. Les artistes qui portaient le monothéisme ont basculé peu à peu dans le service hétérodoxe de l'immanentisme. Le consumérisme et le libéralisme ne sont que des facettes commerciales et idéologiques d'une tendance plus profonde qui se nomme immanentisme et qui se targue d'être l'adaptation du nihilisme à la modernité. Allant plus loin que la métaphysique moderne, l'immanentisme incarne le vieux projet nihiliste d'incarner la religion de déni de religion, au sens où elle révélerait de manière rationnelle la vérité sur le réel.
Les derniers écrits de Nietzsche offre un aperçu échauffé de ce que propose le déni religieux : s'opposant au prophétisme et à la révélation, Nietzsche présente avec emphase sa forme concurrente de religion anti-religieuse, au sens où elle amalgame le religieux avec le monothéisme. N'en déplaise à ses farouches dénégations, c'est de religieux dont il s'agit : le religieux ne se limite pas au prophétisme. S'il entend faire le lien entre tous les éléments de réel, il s'oppose à la forme transcendante par l'immanentisme. Sa rénovation se terminera en cuisant échec.
Nietzsche promeut en particulier l'artiste créateur de ses propres valeurs : l'art présente dans la mentalité immanentiste l'expression privilégiée du religieux, la philosophie étant l'incarnation la plus abstraite de l'art. Elle est tenue pour une forme littéraire par les immanentistes, avec de plus en plus d'insistance, à mesure qu'il se dégrade - qu'il s'agit pour ses thuriféraires de le revigorer et de le réformer. On passe d'une conception transcendantaliste où l'art relaye le discours religieux, sous des représentations souvent différentes du langage, comme la musique ou la peinture, à son antithèse immanentiste, où l'art devient l'expression symptomatique du religieux anti-religieux et monte en grade dans le moment où il baisse de niveau.
Rosset rappelle que la philosophie est un genre littéraire et la littérature une forme artistique. Internet s'oppose à cette récupération de l'art comme expression privilégiée de l'immanentisme, avec une fin particulière : faire en sorte que les formes qui portent le discours nihiliste soient autres que le langage. Le langage n'est pas répudié, mais n'est plus qu'une expression parmi d'autres. Schopenhauer, Nietzsche et à leur suite Rosset privilégient la musique sur les autres arts, parce qu'elle met en scène un langage qui diffère du langage signifiant et qui permet de dire le réel le plus profond. Internet, loin de rejeter la musique, réforme l'usage de l'art en lui conférant une nouvelle portée : non plus de servir les révélations transcendantalistes ou d'exprimer la théologie immanentiste, mais de permettre une révolution d'expression :
1) le transcendantalisme relevait de l'arbitraire de la grâce, le meilleur exemple étant Jésus. D'après les Evangiles, Jésus sortirait d'un milieu populaire, mais aurait été choisi par Dieu pour passer du monothéisme tribaliste des juifs à l'extension universelle des chrétiens (plus tard repris dans l'Islam). Dieu peut décider de sortir de son état social le plus humble des hommes. La grâce intervient avec arbitraire et sélectivité, même si on accorde aux décisions divines une cohérence supérieure, inaccessible aux faibles lumières de la raison.
2) L'immanentisme exprime l'élitisme le plus forcené, oscillant entre l'apologie du hasard inégalitariste et la valorisation de l'érudition au détriment de la connaissance, entendue comme créativité.
3) Le néanthéisme élargit à tous la possibilité de création et s'inscrit contre le principe de l'élection.
Internet est l'innovation technologique qui place l'amélioration de l'expression au service de tous. On peut obtenir Internet pour un prix modique. Des menaces de censure risquent d'intervenir, et la crise pourrait augmenter son prix, jusqu'à ce qu'il devienne un luxe, seulement accessible aux plus riches (dont les groupes médiatiques aux mains d'actionnaires de mentalité oligarchique, comme c'est le cas avec les médias Gutenberg). Internet étend la possibilité de s'exprimer, la rend accessible au plus grand nombre, ce qui horrifie les thuriféraires oligarchisants et réactionnaires de Gutenberg.
Auparavant, ils disposaient d'un filtre commode, qui leur permettait autant de contrôler les voix, surtout avec la domination de l'éditeur sur l'écrivain, et de se rassurer en se répétant que, heureusement, la liberté d'expression était contrebalancée par la sélectivité éditoriale. La sélectivité, loin de bonifier la qualité, prolongeait la censure et promouvait la médiocrité. L'auteur perdait sa légitimité étymologique : il n'était plus le garant de ce qu'il écrivait, mais transmettait sa responsabilité à l'éditeur. Il est vrai que les deux étymologies d'auteur et d'éditeur sont très proches et que l'on aurait vite fait de confondre les deux garants. L'éditeur l'est plus dans le sens de la continuation, quand l'auteur est censé y ajouter la nuance de l'augmentation.
L'éditeur propose une fonction inférieure qui, valorisée de manière perverse (inversée), signifie que l'édition répercute l'état de crise systémique. La supériorité de l'auteur implique qu'il lance le processus de croissance. Son prestige est à ce prix : par son travail sur la langue, il se tient à l'avant-garde des innovations. Le phénomène est accru avec la Renaissance, où l'artiste essaye de rénover le monothéisme. L'échec aboutit à la contre-influence immanentiste. Hegel lance l'art de l'idée, contradiction dans les termes. Nietzsche promulgue l'artiste fer de lance de sa réforme immanentiste. L'artiste est passé de porte-parole du transcendantalisme à prophète de l'anti-religieux immanentiste.
Ce qu'il a gagné en statut, il l'a perdu en qualité. Il se retrouve au premier rang d'un ordre en dégénérescence, quand, auparavant, il disposait d'un statut valorisant, quoique secondaire, dans un ordre en progression. L'immanentisme n'exprime pas le progrès par rapport au monothéisme, malgré la propagande que répand Spinoza pour suggérer qu'il délivre l'homme de la superstition et lui permet d'accéder au rationalisme final. La gratuité n'est pas une innovation technique, au sens où Heidegger considère que son époque promeut au travers de la technique les étants à la place de l'Etre.
La gratuité signifie que la technique Internet se trouve doté du sens en accroissement. Si le volet technique se développe dans l'ordre physique, le sens comprend aussi les dimensions possibles du réel. La gratuité accroît le réel : le gratuit tranche avec les valeurs libérales de notre époque, selon lesquelles tout peut être acheté et la valeur la plus haute est fixée par le prix le plus élevé. L'argent renvoie à l'étalon du donné, à condition de préciser que le donné visé est le dernier et que son accroissement est nié au profit de sa fixité. Le gratuit accélère la dynamique de l'accroissement.
L'invention d'Internet combat le prédécesseur dépassé Gutenberg par l'accroissement exponentiel de la créativité qu'il permet - sans le générer directement. La nuance est d'importance : Internet est l'outil qui étend la créativité à tous. Ce n'est pas qu'il confère l'égalitarisme créatif. C'est qu'il rend accessible l'édition à tous les auteurs qui le souhaitent, élargissant une base cantonnée avec Gutenberg au public de lettrés restreint. L'édition se transforme en plateforme et en moyen d'expression. L'auteur retrouve la primauté de son écriture, à condition qu'il cède en individualisme au profit de son individualité.
Sa voix gagne en audibilité dans la mesure où l'individu exprime le changement général et où il n'a rien à gagner personnellement dans sa prise de parole. L'auteur n'est plus un vendeur, heureux millionnaire en cas de succès; mais un créateur, qui à ce titre n'est pas propriétaire de sa création. La création est un processus qui appartient à l'humanité, pas à un individu, a fortiori pour des raisons marchandes. Le créateur devient le successeur du prophète dans le néanthéisme, avec la primauté accordée à la philosophie comme expression du religieux en marche. La création gagne dans le moment où l'individualisme du créateur affiche sa vanité.