mercredi 5 septembre 2012

Le principe de gratuité

On constate que le monde de l'édition est en crise. On s'avise que les écrivains baissent de qualité, au point que l'on atteint de nos jours, de dégradation en dégradation, des niveaux inquiétants de médiocrité. L'édition Gutenberg avait permis vers la Renaissance que des voix d'écrivains se fassent entendre, les Rabelais, Erasme, Dante, Cervantès (j'en passe, dans le désordre). L'éditeur était au service de l'originalité. L'artiste acquérait ses lettres de noblesse : un individu donnant à entendre une voix originale. Peu à peu, nous avons inversé le processus : l'éditeur ne se contenta plus de conseiller ses auteurs, mais prit leur place, comme si l'écrivain n'était qu'un porte-plume.
L'éditeur se rendit supérieur à l'auteur. C'était lui l'inspirateur; l'écrivain n'était plus que le rédacteur. L'écrivain devenait l'instrument - de l'éditeur. La qualité baissa, parce que l'éditeur a pour but d'être passeur, pas créateur. Il assoit les valeurs de l'ordre en place, il transmet le donné. Plus on tend à consolider l'ordre, plus celui-ci s'effondre. On veut consolider l'ordre quand on estime qu'il est sa propre fin. On accélère sa destruction en prétendant le renforcer : stabiliser de l'intérieur un donné environné de malléable instable sape les fondations, en fortifiant ce qui s'apparente plutôt à de l'immobilité morbide et mortifère.
La volonté de consolider constitue l'aveu que l'ordre s'effritait, sans quoi jamais une telle préoccupation ne viendrait à l'esprit de thuriféraires. L'édition prend le dessus sur l'écriture. Les valeurs de la bourgeoisie, sur le changement. L'édition primant sur l'écriture signifie que l'académisme anti-créatif remplace la créativité. Les écrivains deviennent des courtisans, des mondains, marginaux revendiqués, dans la mesure où ils reprennent les sous-genres à la mode et où ils suivent la voie subversive qu'on leur enjoint d'emprunter (en cas de rebuffades, l'éditeur décrète soudain que son poulain rétif a perdu sa saveur).
Les observateurs se plaignent que les écrivains actuels sont de moins en moins bons et de plus en plus nombreux, comme si l'accroissement quantitatif signait l'effondrement qualitatif. J'y vois deux symptômes :
1) la décrépitude de Gutenberg, manifeste depuis l'avènement d'Internet, qui n'est pas cantonnée à l'univers parisianiste de l'édition française, mais dénote un phénomène mondial (comme si l'internationalisation de l'édition allait de pair avec son effondrement, alors qu'on aurait dû obtenir plus de romanciers de haut niveau du fait de l'élargissement comparatiste);
2) le remplacement de Gutenberg par l'innovation Internet est plus profond qu'un prolongement technologique. Gutenberg avait élargi l'expression de quelques cercles cultivés vers un public de lettrés plus large : Gutenberg entérine le passage de l'aristocratie vers la bourgeoisie. Internet place la créativité à la portée de tous, ce qui ne se fera pas du jour au lendemain et qui comporte plus de mauvais aspects dans son expression majoritaire (comme la pornographie, les jeux vidéos violents ou les sites de dialogue "interactifs").
Le principe innovant d'Internet réside dans la gratuité. Les principes bourgeois ont gangrené les codes Gutenberg : l'artiste se fait payer pour le bien qu'il produit, avalisant le libéralisme, selon lequel toute valeur présente une portée marchande. Internet remet en question ce code et rappelle que le consumérisme n'est pas le fondement de la valeur. En décrétant que la valeur est marchande, on dégrade la valeur. On vole les valeurs. L'édition s'est dévaluée à mesure qu'elle a perfectionné la rétribution de l'écrivain. L'art est devenu une spéculation marchande, ce qui lui confère un sens matériel niant sa portée idéaliste (le réel ne se limite pas à ses faits connus).
Internet entérine le changement de paradigme de l'écriture : il ne s'agit plus de cautionner un ordre inégalitariste, dans lequel les mieux introduits s'arrogent l'accès à l'édition, grâce à leurs connaissances et leurs diplômes. Certains élus tiennent le succès pour la fin, comme si gagner beaucoup d'argent revenait à produire de la valeur exceptionnelle (dans le raisonnement libéral, c'est le cas). La gratuité signifie que l'oeuvre ne se vend plus, au sens où la valeur éditoriale n'est pas fonction de sa rétribution pécuniaire. Sa valeur s'accroît du fait de la gratuité - la fin de l'indexation de la valeur créatrice à la valeur spéculative.
Le cas de Rembrandt serait emblématique de cette évolution, dans laquelle le génie est relégué au second plan des valeurs libérales à mesure que la spéculation sur ses tableaux s'envole : on n'achète plus Rembrandt du fait de la représentation novatrice du réel qu'il propose, mais du fait du gain monétaire qu'il permet d'accomplir. La gratuité confère à l'expression artistique une valeur qui non seulement retrouve l'idéal de l'expression, mais encore l'étend potentiellement à l'ensemble des individus, plus seulement à quelques élus.
Internet ne se limite pas à changer le statut de l'écriture en lui apportant l'innovation de la gratuité : il change de manière plus générale la signification de l'art. Gutenberg malgré ses dérives avait élargi l'expression de l'art. Sa sclérose vient du fait qu'on ne le prend plus pour une étape dans le processus de l'art; mais pour la fin : l'individualisation vire en individualisme; l'artiste n'apporte plus d'innovation, mais propage le libéralisme, dont il croit se servir, alors qu'il en est un rouage dans la multitude de ceux qui ont épousé cette cause, sans s'en rendre compte.
L'art est devenu depuis la Renaissance l'expression religieuse du déni de la religion. Les artistes qui portaient le monothéisme ont basculé peu à peu dans le service hétérodoxe de l'immanentisme. Le consumérisme et le libéralisme ne sont que des facettes commerciales et idéologiques d'une tendance plus profonde qui se nomme immanentisme et qui se targue d'être l'adaptation du nihilisme à la modernité. Allant plus loin que la métaphysique moderne, l'immanentisme incarne le vieux projet nihiliste d'incarner la religion de déni de religion, au sens où elle révélerait de manière rationnelle la vérité sur le réel.
Les derniers écrits de Nietzsche offre un aperçu échauffé de ce que propose le déni religieux : s'opposant au prophétisme et à la révélation, Nietzsche présente avec emphase sa forme concurrente de religion anti-religieuse, au sens où elle amalgame le religieux avec le monothéisme. N'en déplaise à ses farouches dénégations, c'est de religieux dont il s'agit : le religieux ne se limite pas au prophétisme. S'il entend faire le lien entre tous les éléments de réel, il s'oppose à la forme transcendante par l'immanentisme. Sa rénovation se terminera en cuisant échec.
Nietzsche promeut en particulier l'artiste créateur de ses propres valeurs : l'art présente dans la mentalité immanentiste l'expression privilégiée du religieux, la philosophie étant l'incarnation la plus abstraite de l'art. Elle est tenue pour une forme littéraire par les immanentistes, avec de plus en plus d'insistance, à mesure qu'il se dégrade - qu'il s'agit pour ses thuriféraires de le revigorer et de le réformer. On passe d'une conception transcendantaliste où l'art relaye le discours religieux, sous des représentations souvent différentes du langage, comme la musique ou la peinture, à son antithèse immanentiste, où l'art devient l'expression symptomatique du religieux anti-religieux et monte en grade dans le moment où il baisse de niveau.
Rosset rappelle que la philosophie est un genre littéraire et la littérature une forme artistique. Internet s'oppose à cette récupération de l'art comme expression privilégiée de l'immanentisme, avec une fin particulière : faire en sorte que les formes qui portent le discours nihiliste soient autres que le langage. Le langage n'est pas répudié, mais n'est plus qu'une expression parmi d'autres. Schopenhauer, Nietzsche et à leur suite Rosset privilégient la musique sur les autres arts, parce qu'elle met en scène un langage qui diffère du langage signifiant et qui permet de dire le réel le plus profond. Internet, loin de rejeter la musique, réforme l'usage de l'art en lui conférant une nouvelle portée : non plus de servir les révélations transcendantalistes ou d'exprimer la théologie immanentiste, mais de permettre une révolution d'expression :
1) le transcendantalisme relevait de l'arbitraire de la grâce, le meilleur exemple étant Jésus. D'après les Evangiles, Jésus sortirait d'un milieu populaire, mais aurait été choisi par Dieu pour passer du monothéisme tribaliste des juifs à l'extension universelle des chrétiens (plus tard repris dans l'Islam). Dieu peut décider de sortir de son état social le plus humble des hommes. La grâce intervient avec arbitraire et sélectivité, même si on accorde aux décisions divines une cohérence supérieure, inaccessible aux faibles lumières de la raison.
2) L'immanentisme exprime l'élitisme le plus forcené, oscillant entre l'apologie du hasard inégalitariste et la valorisation de l'érudition au détriment de la connaissance, entendue comme créativité.
3) Le néanthéisme élargit à tous la possibilité de création et s'inscrit contre le principe de l'élection.
Internet est l'innovation technologique qui place l'amélioration de l'expression au service de tous. On peut obtenir Internet pour un prix modique. Des menaces de censure risquent d'intervenir, et la crise pourrait augmenter son prix, jusqu'à ce qu'il devienne un luxe, seulement accessible aux plus riches (dont les groupes médiatiques aux mains d'actionnaires de mentalité oligarchique, comme c'est le cas avec les médias Gutenberg). Internet étend la possibilité de s'exprimer, la rend accessible au plus grand nombre, ce qui horrifie les thuriféraires oligarchisants et réactionnaires de Gutenberg.
Auparavant, ils disposaient d'un filtre commode, qui leur permettait autant de contrôler les voix, surtout avec la domination de l'éditeur sur l'écrivain, et de se rassurer en se répétant que, heureusement, la liberté d'expression était contrebalancée par la sélectivité éditoriale. La sélectivité, loin de bonifier la qualité, prolongeait la censure et promouvait la médiocrité. L'auteur perdait sa légitimité étymologique : il n'était plus le garant de ce qu'il écrivait, mais transmettait sa responsabilité à l'éditeur. Il est vrai que les deux étymologies d'auteur et d'éditeur sont très proches et que l'on aurait vite fait de confondre les deux garants. L'éditeur l'est plus dans le sens de la continuation, quand l'auteur est censé y ajouter la nuance de l'augmentation.
L'éditeur propose une fonction inférieure qui, valorisée de manière perverse (inversée), signifie que l'édition répercute l'état de crise systémique. La supériorité de l'auteur implique qu'il lance le processus de croissance. Son prestige est à ce prix : par son travail sur la langue, il se tient à l'avant-garde des innovations. Le phénomène est accru avec la Renaissance, où l'artiste essaye de rénover le monothéisme. L'échec aboutit à la contre-influence immanentiste. Hegel lance l'art de l'idée, contradiction dans les termes. Nietzsche promulgue l'artiste fer de lance de sa réforme immanentiste. L'artiste est passé de porte-parole du transcendantalisme à prophète de l'anti-religieux immanentiste.
Ce qu'il a gagné en statut, il l'a perdu en qualité. Il se retrouve au premier rang d'un ordre en dégénérescence, quand, auparavant, il disposait d'un statut valorisant, quoique secondaire, dans un ordre en progression. L'immanentisme n'exprime pas le progrès par rapport au monothéisme, malgré la propagande que répand Spinoza pour suggérer qu'il délivre l'homme de la superstition et lui permet d'accéder au rationalisme final. La gratuité n'est pas une innovation technique, au sens où Heidegger considère que son époque promeut au travers de la technique les étants à la place de l'Etre.
La gratuité signifie que la technique Internet se trouve doté du sens en accroissement. Si le volet technique se développe dans l'ordre physique, le sens comprend aussi les dimensions possibles du réel. La gratuité accroît le réel : le gratuit tranche avec les valeurs libérales de notre époque, selon lesquelles tout peut être acheté et la valeur la plus haute est fixée par le prix le plus élevé. L'argent renvoie à l'étalon du donné, à condition de préciser que le donné visé est le dernier et que son accroissement est nié au profit de sa fixité. Le gratuit accélère la dynamique de l'accroissement.
L'invention d'Internet combat le prédécesseur dépassé Gutenberg par l'accroissement exponentiel de la créativité qu'il permet - sans le générer directement. La nuance est d'importance : Internet est l'outil qui étend la créativité à tous. Ce n'est pas qu'il confère l'égalitarisme créatif. C'est qu'il rend accessible l'édition à tous les auteurs qui le souhaitent, élargissant une base cantonnée avec Gutenberg au public de lettrés restreint. L'édition se transforme en plateforme et en moyen d'expression. L'auteur retrouve la primauté de son écriture, à condition qu'il cède en individualisme au profit de son individualité.
Sa voix gagne en audibilité dans la mesure où l'individu exprime le changement général et où il n'a rien à gagner personnellement dans sa prise de parole. L'auteur n'est plus un vendeur, heureux millionnaire en cas de succès; mais un créateur, qui à ce titre n'est pas propriétaire de sa création. La création est un processus qui appartient à l'humanité, pas à un individu, a fortiori pour des raisons marchandes. Le créateur devient le successeur du prophète dans le néanthéisme, avec la primauté accordée à la philosophie comme expression du religieux en marche. La création gagne dans le moment où l'individualisme du créateur affiche sa vanité.

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