vendredi 30 novembre 2012

Faille de propagande

La tactique du propagandiste part du constat (contestable) selon lequel tout domaine est constitué de morcelé et de conflictuel, tout en y décelant au fondement l'antagonisme irréconciliable. La perversion du Bien/Mal offre la formulation simpliste à cet agencement contradictoire. Au départ, ces deux notions ne sont pas antithétiques, au sens où le Mal se trouve englobé dans le Bien (le Bien = le Beau = le Vrai = l'Etre). La réduction de type immanente du Bien au même modèle que le Mal crée un système d'antagonisme, qui évoque la théorie (fragmentée et ténébreuse) d'Héraclite, selon lequel le monde perdurerait grâce à la tension indéfinie entre les contraires.
Dans notre époque contemporaine, le théoricien du IIIème Reich Carl Schmitt expliquera que le fondement de toute politique consiste à énoncer comme fin un principe ennemi. C'est une radicalisation politique de la théorie philosophique, au sens où la politique est une théorie qui s'applique au domaine humain, avec toute la difficulté qu'il y a à passer du réel au monde de l'homme. La contradiction crée un monde d'équivalences, dans lequel il n'est pas possible de sortir du domaine stable.
Outre que la contradiction ne peut être surmontée, le raisonnement d'Héraclite ne tient pas : si l'ordre était tenait sa stabilité de la contradiction initiale, outre que cette théorie n'explique nullement comment l'ordre découle de la contradiction, on voit mal en quoi les contradictions produiraient de l'équilibre et de la stabilité, non de la destruction et de l'autodestruction. Un tel raisonnement impliquerait que la contradiction engendre la non-contradiction, sans pour autant qu'on décèle le lien entre ces deux états.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle Aristote pense tenir le lien avec le multiple, en reliant de la sorte l'être et le non-être. Mais cette argutie n'explique pas davantage pourquoi l'un dépendrait de l'autre - elle ne fait que reculer l'échéance explicative. Cette perversion d'un discours à la fois viable et insuffisant, celui de la théorie ontologique, est fondée dans l'ordre du discours propagandiste, centré autour du domaine politique, la propagande n'intéressant jamais que le monde de l'homme, avec la subversion du Bien et du Mal. L'antagonisme ainsi produit réduit les deux principes à des ersatz, tout en donnant l'impression que le propagandiste se situe dans le même ordre de valeur et de hiérarchie que le moraliste classique.
L'entourloupe fonctionne d'autant mieux que le propagandiste assoit ces équivalences biscornues par la restauration de la morale du plus fort, avec des résultats effectifs. On comprend pourquoi Platon l'a tant combattue dans le camp des ontologues (dont il est le plus illustre représentant) : la rhétorique du propagandiste superpose au discours moral le discours oligarchique, selon lequel le Bien = le plus fort, et le Mal = le plus faible. Les vertus guerrières ne sont jamais bien loin et se trouvent légitimées par le prolongement de la contradiction en affrontement. A ceci près que la guerre n'est pas la continuation de la paix, mais de la contradiction, la paix étant un idéal au sens d'illusion.
La loi du plus fort ne peut mener qu'à la guerre. La guerre est le moyen de surmonter la contradiction par le désordre provisoire et la succession d'un nouvel ordre, tout aussi provisoire, et situé sur le même plan. Dans ce schéma, on en reste au même plan. L'instabilité et la stabilité sont des successions entrecoupées de guerres et de chaos. Le propagandiste qui défend le plus fort croit que le plus fort est le Bien, au sens où il ne voit pas que son idéal du plus fort mène vers le chaos. Il est dans l'illusion que le plus fort instaure un ordre, violent mais pérenne, qui est l'ordre nécessaire. Le meilleur des ordres est aussi le seul : c'est en ce sens qu'il est légitime de défendre le droit du plus fort.
Quand Nietzsche soutient le plus fort au sens où les artistes créeraient leurs propres valeurs, il réhabilite l'indéfinition irrationaliste en croyant avoir proposé enfin une définition valable. Le propre du droit du plus fort, c'est qu'il promeut la destruction, quelle que soit la déclinaison dont il se réclame. Dans ce jeu de dupes, le thuriféraire du plus fort poursuit un but d'autodestruction dont il n'a pas conscience et qui se distingue du but qu'il entend poursuivre : le but effectif revient à l'autodestruction, quand le fantasmé croit dans la possibilité de la domination. Il est normal que le plus fort se trompe, car la domination repose sur l'illusion du fini.
Se tromper signifie que l'on ne perçoive du réel qu'une partie - non que l'on perçoit mal le réel, que ce soit en partie ou dans son ensemble. L'illusion revient à la réduction. La réduction au fini, qui est le schéma aristotélicien par excellence (suite auquel la philosophie, largement sous obédience métaphysique, décrétera qu'il n'y a rien à dire du non-être, ce qui ne veut pas dire que le non-être n'existe pas au sens de l'illusion, mais qu'il n'existe pas dans son sens nihiliste et littéral), implique le schéma antagoniste. D'une part, il est intéressant que des théoriciens profonds et violents comme Schmitt défendent cette vision originelle, car ils étudient le fond du problème politique et touchent de la sorte au problème théorique le plus général du réel.
D'autre part, le propagandiste est la figure obligée de l'intellectuel en régime oligarchique (expression du plus fort). Un BHL en ce moment exprime de manière emblématique les dérives du propagandiste : le positionnement du plus fort étant en train de tourner, ses mensonges se révèlent de plus en plus criants. Mais ses erreurs vérifiables par le passé s'expliquent du fait que la loi du plus fort n'est pas une théorie juste, au sens où elle interdit la pérennité des principes qu'elle promeut. La domination n'est possible que dans l'instant.
Le propre du discours propagandiste est d'oublier qu'existe une extériorité au monde de l'homme. Le propagandiste fait comme si l'homme maîtrisait son monde et que les plus forts pouvaient décider du Bien (le bien = la force, au demeurant indéfinissable). Comme le monde est extérieur à ce discours monolithique, totalisant et totalitaire, comme le monolithisme oublie l'hétérogénéité du malléable, cette partie non reconnue est obligée, au nom du lien et de l'unité entre toutes les parties du réel, de détruire la partie qui prétend à la totalité - et qui a fait sécession.
C'est en quoi le discours du plus fort est si dangereux : l'antagonisme qu'il instille entre le bien et le mal, se situant à l'intérieur du monde de l'homme, ne fait que rédupliquer l'antagonisme qu'il a créé entre le monde de l'homme et l'extérieur hétérogène du réel. Selon le critère de la domination, le propagandiste promeut la domination effective. Et il vérifie son assertion par le résultat immédiat. L'idée de résultat, de performance, et autres critères testés dans la gestion humaine libérale, ne valent que dans le court terme.
Sur le plus long terme, le réel fonctionne par disjonction et les effets ne peuvent produire des résultats sur le mode linéaire et prévisible. L'erreur du propagandiste consiste à adhérer à la linéarité, soit à croire qu'il peut prévoir et pérenniser sa domination. Son erreur est de vérifier sur le court terme linéaire, sans se rendre compte que la disjonction s'opère par la suite. Le propagandiste se croit habile, tandis qu'il est illusionné.
Il a combattu pour se situer dans le camp des plus forts, et il se flatte d'avoir si bien choisi. Pis, il a travaillé d'arrache-pied pour acquérir sa puissance académique : le recrutement des plus forts sur le plan intellectuel s'opère selon les termes de la domination. Il assoit sa légitimation sur ce genre de considérations, ses diplômes, son mérite... BHL est normalien de la rue d'Ulm, agrégé de philosophie, multimillionnaire, jouant sa partition, coincé entre les médias et le CAC 40. Il est normal qu'avec ce type de parcours, obnubilé par le succès et les titres, notre mondain se revendique sioniste inconditionnel au service de toutes les causes de l'OTAN.
Au final, l'erreur du propagandiste lui vient de prolonger la loi de l'éphémère (qui validerait le plus fort) comme loi du réel, et de tenir le réel pour le domaine du temps linéaire. L'erreur du propagandiste (la politique de l'antagonisme) est plus sophistiquée que celle de l'agent mimétique littéral (agir à l'encontre de ses intérêts), mais elle repose sur le même mécanisme. Le mimétisme est linéaire et ne peut s'élaborer que selon la loi du domaine. Il ne peut tenir compte de la disjonction ou de la malléabilité du réel. Il en résulte que toute imitation appauvrit le réel, du fait de sa réduction, non de sa singularité.

vendredi 23 novembre 2012

La fin du cycle Gutenberg

Qu'est-ce qu'un éditeur? C'est quelqu'un qui promeut des valeurs et qui ne donne la parole à ses auteurs que s'ils suivent son chemin? Aujourd'hui, l'éditeur se meut dans des valeurs consuméristes, libérales et bourgeoisies, qui caractérisent sa prédominance dans le système éditorial Gutenberg de fin de parcours, en particulier sur l'auteur. Quel paradoxe que ce renversement du lieu de pouvoir, où l'éditeur décide que l'auteur est son prolongement, presque son ventriloque. On se trouve dans un système renversé, où le porte-parole choisit les critères d'édition de l'auteur, ce qui rend l'éditeur garant du système, au sens d'auctor, tandis que l'auteur est un porte-plume, souvent plus ou moins histrion.
Du coup, les auteurs perdent leur originalité et leur qualité. On les retrouve dans des poses mièvres et convenues, dans des sous-genres dans lesquels le bon est perverti et se retrouve à ressasser des médiocrités promises à l'oubli. L'écrivain n'est plus une voix, mais suit la voie - fournie par l'éditeur. Il passe du statut d'avant-gardiste, indiquant le changement, à celui de porte-voix du désir. L'autofiction est le sous-genre idéal (de l'autobiographie) pour exprimer la voix du désir, qui n'est jamais que la recherche de la domination.
Dans ce jeu de dupes, il est normal que l'éditeur domine l'auteur, puisque le social l'emporte sur l'expression artistique, et que ce qui compte désormais est de dominer. On domine mieux par le pouvoir de l'édition que par la création de l'écriture. Comme le schéma de la domination sociale travestie en principe de réalité évoque le faux, l'éditeur est passé du statut de porte-parole, jusqu'à la Révolution industrielle, à celui de censeur. Il n'est pas un indicateur (payé par des oligarques pour verrouiller le système de la création littéraire), mais il a épousé à son corps défendant les thèses et la mentalité du libéralisme au nom de l'appétit de domination, l'arrivisme mondain, dont Rastignac serait un personnage de synthèse, si jamais il se décidait à oeuvrer dans le monde de l'édition ampoulé.
Souvent l'éditeur finit lui-même par sombrer dans la maladie du siècle - et par commettre un livre. Il se trouve promu plus que de raison, par le copinage que lui confère son prestige, son entregent, nullement la qualité du livre en question, souvent des plus médiocres. D'un point de vue social, en termes de puissances relationnelles, il est normal qu'un homme riche, influent, médiatique, se trouve défendu par ses collègues, collaborateurs, associés et affidés, les maillons de son réseau. Le réseau exprime la forme par laquelle se constitue l'influence.
Les complots résultent de réseaux qui, se sentant menacés, recourent à des coups tordus aussi sanglants que dérisoires pour conjurer leur décrépitude. L'éditeur à succès montre son niveau littéraire en commettant quelques fredaines, dont il se vante comme d'une cerise sur le gâteau (au sens où Aristote dit du plaisir qu'il couronne l'activité). Le gâteau : l'édition; la cerise : l'écriture. Bien sûr, il arrive que dans ce marigot, quelques éditeurs soient des écrivains, rarement majeurs, mais pourvu d'originalité mineure (enrichissants, intelligents).
En tant qu'exceptions de la règle, ils révèlent en creux ce que signale la médiocrité de l'édition qui se pique d'écriture : qu'un éditeur qui accomplit son travail d'édition n'y excelle pas, le fait n'est pas grave. Mais que cet éditeur prétende décider de ce qu'est l'écriture aboutit à la perversion de sa fonction initiale, passant de relais à inspirateur, contrôleur, voire censeur. La baisse du niveau qualitatif de l'écriture est la conséquence de la perversion de l'édition Gutenberg. Cette dernière est passée de la promotion des écrivains, en accroissant leur audience, à la progressive sociabilisation de leur mission, au départ plus élevée, d'ordre religieux.
L'abaissement considérable depuis un demi-siècle relève de l'effondrement éditorial, au niveau de la promotion de la voix du désir, qui consiste non plus à changer le réel par l'écriture, mais à changer le désir, de telle sorte que les plus puissants des désirs deviennent plus influents, dominateurs, au détriment de la majorité silencieuse. L'autofiction participe de ce changement, qui aboutit à l'effondrement qualitatif, tandis que croît le quantitatif (les ventes). L'édition ne se porte bien qu'en vendant des livres pratiques, culinaires, sentimentaux, tandis que la littérature, bonne ou médiocre, ne fait que décroître.
Encore convient-il de préciser que la littérature en question a tellement décru selon l'évolution des critères Gutenberg qu'il est difficile de nos jours de trouver des écrivains de valeur, alors que la mondialisation de la littérature aurait dû produire l'amélioration du niveau et l'accroissement de la production, en même temps que l'augmentation des lecteurs. Las, si tout l'inverse s'est produit, c'est parce que nous assistons au renversement de Gutenberg, qui de promotion de la création et du changement est devenu instrument de domination et de stabilisation.
Dans cette passation de pouvoir, où l'auteur perd sa place de garant et cède son influence à l'éditeur, la mission au sens religieux de l'écriture s'est perdue. Gutenberg avait permis initialement de rendre plus influente l'écriture. La sociabilisation de l'écrivain, la prééminence de l'éditeur, rendent cet univers mineur. Aujourd'hui, du fait du pouvoir médiatique exorbitant de Gutenberg, on susurre que la révolution Internet a déjà renversé Gutenberg. Mais c'est pour regretter cet âge d'or mal compris et pour promouvoir une révolution Internet tenue par les oligarques de Gutenberg - les éditeurs influents qui ont accès aux médias et qui forment, avec les journalistes célèbres, la République des lettres médiatique, dont le niveau artificiel contredit l'autopromotion des figures tutélaires qu'il promeut et qui se distinguent par leur conformisme en lieu et place de la créativité.
Internet va détruire l'ordre sclérosé de Gutenberg. Il va dynamiter toutes ces figures de l'imposture, de l'éditeur qui se prend pour le maître de l'écrivain, à l'écrivain stéréotypé dans l'autofiction, en passant par les genres oscillant entre narcissisme et immobilisme. La mésinterprétation de la révolution Internet, preuve savoureuse que cette promotion se trouve orientée par les sbires de la sphère d'influence Gutenberg, tient à ce qu'on imagine que la structure révolutionnaire d'Internet prolongerait la structure Gutenberg. Les structures du réel, dont la caractéristique est la croissance, ne sont pas produites en symétrie, mais en disjonction.
C'est le signe que le réel se développe : s'il était stable, ce serait la symétrie qui serait la règle d'or, tandis que l'accroissement crée les conditions de l'asymétrie. Mais la révolution signifie l'accroissement, la disjonction et l'asymétrie. Internet ne peut être une révolution qu'au sens où il change la structure de l'édition telle qu'elle est formée dans le milieu actuel de Gutenberg - partant, il implique la disparition des milieux influents de l'actuelle édition, cette République des lettres contemporaine, dont la caractéristique tient à la médiatisation.
Quelles seront les spécificités révolutionnaires d'Internet? L'édition actuelle favorise le pouvoir oligarchique, la concentration aux mains de quelques décideurs omnipotents, par le fait que l'édition est considérée comme une véritable porte étroite, un cénacle élitiste et ultraréduit, où seules les meilleures voix sont autorisées à publier. C'était le projet de Nietzsche que de créer une élite des meilleurs étudiants, apprenant dans l'excellence, dans le moment où ils sont entretenus par la masse laborieuse et inférieure. Le paradoxe est que l'excellence tant recherchée aboutit à la médiocrité inverse.
Comment l'expliquer? Parce que cette excellence est figée, immobilisée, bientôt sclérosée. On considère que la qualité s'établit par la sélection drastique. L'excellence découlerait de la sélectivité. On confond l'illusion de l'excellence par la sélection avec le progrès par extension quantitative. La sélection existe toujours, mais elle s'applique de manière élargie et approfondie. Le progrès implique que l'augmentation des moyens s'applique à un nombre plus important de bénéficiaires. De même Gutenberg a permis que l'édition concerne plus de personnes.
Il en va de même pour l'innovation Internet, à condition que l'on se focalise sur l'apport qualitatif qu'elle engendre, non sur les résultats quantitatifs à court terme, souvent désastreux (comme l'importance de la pornographie sur ses bornes); tandis que l'immobilisme accorde la précellence au quantitatif, au point de considérer que la fin quantitative permet une amélioration qualitative, accessoire, un couronnement au sens aristotélicien. Le progrès inverse l'ordre théorique et se considère d'essence qualitative. Il permet, de façon secondaire, des conséquences quantitatives.
Le fait que le progrès qualitatif engendre cependant des conséquences quantitatives négatives indique que le réel est en mouvement, et que la politique d'immobilisme en matière de culture est désastreuse : elle n'engendre pas l'excellence du savoir à laquelle elle prétend, du moins sur le terme. Sur le court terme, on peut sélectionner les plus savants, mais la sélection s'opérera selon le critère du savoir à un moment donné. L'évolution prévisible de ce savoir implique qu'il devienne de plus en plus obsolète, ainsi qu'en témoigne le savoir aristotélicien, conçu pour être la somme du savoir indépassable, dans une configuration où le réel fini permet l'espoir d'un savoir définitif.
L'excellence visée accouche, dans une maïeutique pervertie, d'une sélection de plus en plus aberrante, où les plus savants défendent un savoir caduc, comme le rappellent les scoliastes et les sorbonnards - et comme de nos jours l'indiquent les nouveaux experts de tous poils. Gutenberg en fin de course (en germes depuis son avènement?) vise à l'éviction de l'universalisme et à son remplacement par des savoirs morcelés. Toute innovation de communication transcrit l'accroissement de la possibilité d'action. On assiste à la transcription de l'innovation théorique dans le domaine pratique, ce qui indique la corrélation entre le possible et l'effectif. La sclérose d'un système se manifeste par le fait qu'il cesse de chercher à s'étendre.
L'autofiction  exprime le désir figé, qui se raconte, alors que ce qu'il a à raconter n'est pas vraiment intéressant, mineur (comme chez Doubrovsky), voire impudique, monstrueux et mensonger, comme chez Nabe ou Matzneff. Gutenberg pouvait accroître la communication de la culture vers la mondialisation : le fait pour l'homme de maîtriser physiquement la Terre passait par sa maîtrise monothéiste. Le rôle historique de l'innovation Gutenberg fut de permettre la transcription du monothéisme dans le physique. Mais ce rôle est périmé à partir du moment où la mondialisation entachée.
Gutenberg bascule du côté du mondialisme, qui a figé le processus d'extension de l'homme aux bornes de la Terre. Si Gutenberg a personnifié le progrès de l'édition, désormais, il exprime l'oligarchie dans son domaine. Internet amène les possibilités de transcrire le progrès de la culture dans l'espace. Sa spécificité est de faciliter les modalités d'édition; alors que Gutenberg dans ses dernières phases, celles auxquelles nous assistons, tend à figer l'élitisme pour le rendre injuste et médiocre, à l'image de l'autofiction.
Au contraire, Internet devient un danger et un concurrent promis pour la succession, parce qu'il hausse le niveau d'expression. Il permet le saut qualitatif, de l'édition sélective vers le savoir gratuit. L'édition devient accessible à tous, un jeu d'enfant : on peut éditer de manière fort peu coûteuse, suivant des moyens qui ne sont plus circonscrits à des maisons d'édition peu faciles d'accès, soumises aux aléas des modes (comme l'autofiction) ou des réseaux (l'oligarchie intellectuelle chère à Nietzsche). La gratuité d'Internet chamboule les moyens éditoriaux pour rendre accessible l'écriture au public, en accroissant l'audience.
La médiation de l'éditeur vole en éclat. Derrière la suppression d'un petit milieu oligarchique, on n'assiste pas à son remplacement par un autre milieu, au fond identique, mais au changement des règles de l'édition : l'édition ne passe plus par le truchement de l'éditeur, qui à force d'éditer prend la place de celui qui élit, qui choisit et qui contrôle. L'édition devient un moyen technique, qui n'est plus tenu par des personnes. L'homme se trouve impliqué dans l'expression ou la lecture.
La médiation instaure l'édition en temps réel, en direct, de manière simple. La gratuité d'Internet signifie que l'édition passe du statut de contrôleur ultrasélectif et contestable à la possibilité pour n'importe qui, hors de son influence sociale (médiatique), de faire entendre sa voix. Du coup, cet accroissement de la possibilité d'expression permet le progrès de la qualité des idées. Au lieu de formater les idées par un système d'édition de plus en plus censeur, il tend à les libérer et les épanouir.
On passe d'un système pré-Gutenberg, où les idées étaient l'apanage d'une caste d'élus à l'intérieur d'un groupe, à un système Gutenberg où les individus portent les idées, jusqu'à déformer l'individualisation en individualisme. Internet n'annonce pas seulement la révolution de l'édition, dont les difficultés se trouvent estompées du fait de la disparition du contrôle éditorial par la caste des éditeurs, mais le passage mélioratif de l'idée contenue dans l'individu à la conception selon laquelle l'individu porte l'idée de manière secondaire, l'idée étant bien plus importante que sa personne.
L'idée relève non plus d'un individu, mais de l'ensemble des hommes. Celui qui la propose compte (ne serait-ce qu'en tant qu'énonciateur), mais au même titre que tous ceux susceptibles de la porter et de la proposer. On se souvient de l'idée plus que de son éditeur, et l'on se débarrasse avec bonheur des exagérations romantiques, liées au statut d'exception supérieure de l'artiste, statut qui se dégrade encore avec la dégénérescence individualiste, au point que l'idée finit par devenir secondaire par rapport à la personne sacrée (sacrée personne) de l'artiste.
Nous sommes passés de l'influence réduite de l'idée sous régime polythéiste, alors qu'elle se trouvait soumise à la caste à l'intérieur du groupe, lui-même assujetti à la pluralité de ses voisins; à l'incarnation supérieure sous régime monothéiste de l'idée dans l'individu, au point de dégénérer en individualisme; puis à la libération des carcans de l'individualisme, auxquels ne manque pas de parvenir le principe d'individualité, par la généralisation de l'idée, exprimée par l'individualité pour l'ensemble de l'humanité. L'idée vaut pour tous les hommes et son énonciateur n'en devient pas supérieur. Internet universalise l'idée dans le moment où il l'applique au territoire agrandi de l'espace.
Internet détruit le verrou de l'éditeur-censeur, parce qu'il promeut en lieu et place l'agrandissement du territoire que l'éditeur tenait, voire enserrait sous ses griffes de possédant jaloux et fiévreux. Au départ, il promouvait l'individualité de l'artiste et se contentait de mettre en valeur ses idées; peu à peu, il prend le pas sur le créateur. Le créateur promeut des idées qui favorisent le changement, tandis que l'éditeur est enclin à passer du statut de courageux promoteur de la liberté combattue, voire interdite, à celui de censeur qui interdit le changement pour mieux prendre le pouvoir, détruire la créativité et devenir le maître/inspirateur de l'écrivain. Il fallait la suppression de la barrière de l'éditeur individualiste et l'agrandissement de la frontière circonscrite à la Terre - vers l'espace.

samedi 17 novembre 2012

L'impensé du réel : de l'anti-théorique

L'incompréhension de l'histoire du nihilisme (de ses origines à l'immanentisme, via la métaphysique) par la pensée ne consiste pas à ne pas avoir subsumé des faits cachés pour en constituer une théorie majeure, ce que feraient les adeptes de contre-histoires, mais à considérer que : 
1) l'on peut théoriser des éléments mimétiques et non-conscients de ce qu'ils portent de plus profond (seulement conscients de leurs effets secondaires et immédiats, au point d'estimer que ce secondaire immédiat incarne la fin théorique par excellence);
2) l'on peut théoriser de manière généralisée l'anti-théorique, ce qui implique que l'anti-théorique est théorisable. Le mimétisme anti-théorique ne peut aboutir à la possibilité de théorisation que s'il existe dans toute tentation anti-théorique le possible supérieur de la théorisation, qui se traduit par la possibilité d'affecter au déni un sens a posteriori (le manque correspondant à l'absence de créativité).
L'histoire classique de la pensée posait que l'on pouvait innover en rassemblant, au grand jour, des faits dont le lien n'avait pas été observé et dont la supériorité consistait à se révéler plus profonds que les interprétations précédentes. Mais jamais l'histoire de la pensée ne s'était attelée à la tâche de théoriser l'anti-théorique. L'anti-théorique désigne le morcelé, l'épars, en précisant que ce qui dénote le morcelé n'est pas le morcèlement comme conséquence secondaire, mais le postulat selon lequel le morcèlement serait fondamental. Cette vision du réel va bien au-delà du caractère morcelé, si intrigant, des choses.
La conception aboutit à opposer les deux éléments du réel sur le mode antagoniste, l'être et le non-être. La théorisation demeure possible, les traditions divergeant à l'intérieur du nihilisme. Selon certaines, la théorisation est impossible, à tel point qu'il est possible de forger des savoirs étriqués sur fond d'incertitude et d'irrationalisme - de chaos. D'autres, aux antipodes, estiment que la théorisation est possible, à condition qu'elle soit finie : l'être serait théorisable, bien qu'il soit nimbé de non-être, lui inaccessible à la théorisation.
Entre ces deux paradigmes, on trouve des nuances, des sophistes aux métaphysiciens. Rosset à notre époque se positionne sur une ligne spinoziste, hérétique par rapport à la métaphysique, selon laquelle ce qui théorise analyse avec intelligence le désir. Hors de la sphère du désir, on renvoie aux calendes grecques, en parlant avec désinvolture d'incréé, en lieu et place du classique infini. L'anti-théorique correspond à cette zone dans laquelle la théorisation n'est pas exclue, mais se trouve réduite à la portion congrue du fini, opposé à l'antagonisme du non-être indéfini.
Pourquoi le nihilisme est-il répercuté seulement par sa manifestation idéologique, si infime qu'elle en sonne inaudible? Certes, l'on trouve quelques auteurs déclarés nihilistes au fil de l'histoire, comme Gorgias, dans l'Antiquité, ou Cioran, dans l'époque contemporaine. Même en énumérant des penseurs athées, exhibés de courants minoritaires (et précieux) de l'histoire de la philosophie, l'on n'en arrive jamais qu'à des marges. Le nihilisme, considéré selon les critères classiques de l'histoire de la pensée, reposant sur la théorisation, ressortit du mineur.
Il retient des aspects fragmentaires, qui ne sont pas dignes de prise en compte. On voit le résultat des défauts de cette interprétation, lorsque les commentateurs de l'aristotélisme passent à côté du caractère fondamental du non-être dans la métaphysique, non par mauvaise volonté ou conscience perverse, mais parce qu'ils recourent au mauvais décodeur d'historiens de la philosophie. Si la métaphysique manifeste le souci du réel le plus proche, de la méthode scientifique (même obsolète), ou de la théorisation philosophique parente de la science, au détriment de traits capitaux comme le réel défini comme fini, ou le non-être multiple entourant l'être lui aussi multiple, l'on se situe du côté des méthodes de l'histoire de la philosophie.
Comment expliquer que la philosophie ne voit pas le nihilisme comme refus de la théorie, et qu'elle en vienne à occulter un aspect majeur de la métaphysique? C'est la preuve que sa grille de lecture est biaisée et que ce qu'on nomme "histoire de la philosophie", bien qu'elle tende à l'objectivité érudite, produit des déformations critiques. Quand l'histoire de la philosophie sélectionne l'histoire de la métaphysique, elle se focalise sur le théorisable constitué, ordonné, et rejette la possibilité que le morcelé et l'anti-théorique puissent relever de la théorisation.
Du coup, elle se condamne à passer à côté de l'essentiel des productions humaines, encore plus des productions relevant de l'être : la majorité est composée d'éléments chaotiques; ce qui est humain relève de cette appartenance. Ce type de commentaires, se voulant aussi objectifs que passant à côté de l'essentiel, qui refusent l'ouverture vers le réel, surtout quand il s'agit de dénis majeurs, montre l'insuffisance du rationalisme critique, qui peut d'autant moins prendre en compte le problème métaphysique qu'il en reprend la raisonnement et qu'il s'inclut dans son giron.
La restauration de l'importance historique du nihilisme passe par le changement de critères critiques. Continuer à ne considérer le nihilisme que comme le mouvement idéologique disparu et marginal, dont on se souvient du fait de sa violence terroriste et de sa mention par Dostojevski et Nietzsche? Le nihilisme désigne plus que ce courant et recouvre ce que pressentait Dostojevski et qu'avait défini Nietzsche. La vraie intuition de Nietzsche tient moins à la critique de la morale au nom du moralisme (avec confusion entre ces deux termes) qu'à la critique du nihilisme.
Bien qu'il distingue de manière hallucinatoire entre le nihilisme réactif et le nihilisme divin, Nietzsche essaye de définir en philosophe le nihilisme, tandis que Dostojevski présente l'intuition de décrire le phénomène du nihilisme idéologique, en pressentant que derrière cette impulsion ténue, aberrante, bientôt évanouie, se cache un mouvement souterrain, comme l'appelait Dostojevski, plus profond, quelque chose comme la partie immergée de l'iceberg.
Si les deux échouent, c'est parce qu'ils portent le nihilisme en eux, en dénonçant, non ce qu'ils proposent, mais en ne considérant pas que ce qu'ils dénoncent est la partie d'un tout dont relève ce qu'ils proposent. Avec une distinction notable : Dostojevski propose un christianisme orthodoxe mâtiné de nationalisme et d'irrationalisme, les deux allant de pair; tandis que Nietzsche ambitionne de fonder le nihilisme divin, sans lui accorder le nom de nihilisme pur, et en tournant autour de notions voisines et métonymiques, comme le scepticisme, le matérialisme ou la sophistique.
Mais le nihilisme dénoncé n'est que la partie négative du nihilisme; sa partie positive relève du nihilisme divinisé et n'en modifie pas fondamentalement le cours. Nietzsche pense que le nihilisme divin remplace la croyance divine irrationaliste à laquelle adhérait Dostojevski. Dans les deux cas, le problème est l'indéfinition de ces notions. Faute de définir la différence entre le nihilisme divin et le nihilisme réactif, Nietzsche condamne son entreprise à sombrer dans le seul nihilisme qui existe : celui qu'il dénonce!
Vint la folie, quand il mesura son échec dans son entreprise de refondation, qu'il tourne autour du nihilisme, alors qu'elle concerne plus précisément l'immanentisme. Nietzsche ne peut comprendre ce courant spécifique du nihilisme, pour la raison qu'il accorde seulement l'existence à ce qui est théorisé selon les critères classiques, énoncés autant par l'ontologue Platon que repris par le métaphysicien Aristote. Le nihilisme ne provient pas d'une mentalité théorisée à l'avance, mais résulte de la mentalité du mimétisme inconscient, d'ordre inférieur, plus immédiate et spontanée à mettre en branle.
Le courant immanentiste, comme sous-courant nihiliste spécifique à la modernité, et gradation par rapport à la métaphysique cartésienne rénovée, s'est mis en place de manière non réfléchie quant à ses fondements. L'intelligence de Spinoza découle de fondements mimétiques nihilistes, dont la spécificité est l'accroissement par rapport aux résultats métaphysiques. Quand Nietzsche surgit pour remédier à la crise immanentiste, ce qu'il nomme "crise du nihilisme réactif" recouvre dans son vocabulaire mimétisé (mal formulé, de manière non-consciente) l'immanentisme historique.
C'est le signe que la méthode immanentiste repose à son tour sur l'impensé, le déni et l'inconscient fondamental propre au mimétisme. Le désir est mimétique. C'est la leçon de Girard, même si Girard, dans un bel élan de mimétisme paradoxal, estime que le désir mimétique constitue la fin du comportement. Nietzsche met en place sa réforme immanentiste, qu'il prend pour réforme totale des valeurs, allant au-delà du philosophique (bel exemple de sa grandiloquence).
Nietzsche ne peut que s'illusionner sur les raisons de sa démarche philosophique, en ne voyant pas qu'il s'inscrit dans les traces de l'immanentisme et de Spinoza, et surtout qu'il lance la réforme de l'immanentisme. D'une part, Nietzsche promeut une tentative de mutation, même impossible, qui contredit en partie le projet anti-transcendantaliste de l'immanentisme; d'autre part, Nietzsche veut dépasser toutes les tentatives de fondation des valeurs, avec pour particularité de considérer que la philosophie n'est supérieure au religieux que parce qu'elle use d'un vocabulaire élitiste et qu'elle repose sur le rationalisme humain.
On comprend pourquoi le nihilisme use de la philosophie à des intentions d'alternative au religieux : le philosophique offre l'arme du rationalisme simplement humain, débarrassé de la révélation et du prophétisme. Le nihiliste ne peut comprendre le mobile qui le meut, parce qu'il croit agir pour des fins créatrices, alors que celles-ci sont inexistantes, contradictoires, inférieures de ce fait à la création finaliste. De même que l'intelligence est au service du désir dans l'immanentisme, de même la création est reconnue, au service du mimétisme - dans le schéma nihiliste plus général.
L'anti-théorie soumet la créativité au mimétisme, soit considère que le réel est constitué de poches d'êtres nimbées de chaos, dans une forme de théorisation déniée et paradoxale dont la caractéristique est d'être peu conséquente. Si les Abdéritains n'ont jamais réussi à proposer une théorie matérialiste cohérente, même avec Démocrite, ou son maître obscur Leucippe, Aristote réussira à connecter l'être au non-être par le multiple, mais sans jamais expliquer cette connexion peu claire et arbitraire.
Tandis que le mimétisme s'ébroue dans le contradictoire en guise d'anti-théorique, ce qui montre que la représentation du réel morcelé, multiple et singulier ne tient pas la route et ne parvient pas à expliquer l'unité, dont l'infini est l'interrogation lancinante, sans réponse; la créativité présente pour caractéristique de permettre l'accroissement du réel, ce qui est la mission de l'homme dans son environnement et qui constitue son plus haut niveau d'action. L'anti-théorie débouche sur l'incohérent et le déni. Elle s'exprime par l'incompréhension de ses buts. Ce que le nihiliste veut, c'est parvenir à la plénitude, alors qu'il atteint seulement la contradiction autodestructrice.
L'immanentiste pense avoir trouvé mieux que la finitude incomplète, avec le désir. L'issue de Nietzsche pourrait en signifier long sur la valeur de sa philosophie : la folie (accessoirement, Deleuze l'immanentiste déclaré, se suicidera, bel exemple de complétude corps/esprit). Par l'incompréhension de son existence, et l'adhésion au refus de la théorisation, sous couvert d'éloge inconditionnel de la singularité et de la subjectivité, l'immanentisme dans son déroulement offre un panégyrique évocateur et représentatif de ce que l'anti-théorique offre d'illusoire à son corps défendant, prenant l'anti-théorique pour l'expression supérieure au théorique, alors que loin de le réformer, il en porte les stigmates de l'infériorité.

vendredi 9 novembre 2012

Par délégation

L'oligarque essaye d'agir par influence et délégation, de manière diffuse. L'oligarque poursuit une méthode, qui n'est pas en premier lieu consciente. Il a conscience d'agir dans son intérêt, selon la domination, mais il refuse de se préoccuper de ce que son action génère en dehors de son intervention directe. L'oligarque présente une influence diffuse au sens où il est ignorant de ses répercussions principales et où il perd en influence dans la mesure où il substitue au mécanisme de la conscience celui de la diffusion diffuse.
Quand on constate impressionné que la méthode oligarchique aboutit à des résultats aussi efficaces que diaboliques, au point que les complotistes rigoureux redoutent avec effroi ceux qu'ils dénoncent comme des diables plus démiurgiques qu'humains, on oublie que l'essaimage ne provoque pas une réussite de résultat : au contraire, il contribue à amoindrir et affaiblir le pouvoir, qui en devenant caché et secret s'effrite et perd en efficacité. L'influence du pouvoir oligarchique repose largement sur le mythe. 
A chaque fois qu'on recherche avec frénésie les véritables acteurs du pouvoir (l'Etat profond pour reprendre une expression à succès) derrière les marionnettes officielles, on oublie que cette enquête ne peut avoir de valeur que si elle précise en même temps que le pouvoir qui a besoin de se cacher pour régner est un pouvoir affaibli, dont l'expression passe précisément par le caractère éclaté, diffus, les myriades de chapelles, les conflits inévitables qui ne manquent pas de surgir entre ces courants qui s'affrontent et s'affaiblissent mutuellement.
L'action oligarchique est condamnée à l'infériorité par rapport à l'exercice du pouvoir officiel et visible. L'oligarque qui passe pour tout-puissant est en réalité des plus faibles. L'exemple du financier qui manipule le politicien visible et officiel, voire élu, n'est un exemple pertinent que si l'on n'accorde pas au financier le rôle de marionnettistes tout-puissant. Au contraire, l'effondrement du pouvoir se traduit par cette privatisation du pouvoir. Le pouvoir officiel se trouve discrédité, ce qui fait le lit de la démagogie, la majorité se trouvant lassée de payer les pots de la mascarade; mais les financiers ne contrôlent le pouvoir visible que dans la mesure où ils se trouvent affaiblis par leur éparpillement et leur essaimage.
L'oligarchie fonctionne sur des réseaux qui non seulement s'entre-détruisent, mais en outre en peuvent que s'affaiblir par la mauvaise diffusion de leur pouvoir. si l'on privilégie le pouvoir visible, officiel et pyramidal sur le pouvoir secret, caché et diffus, c'est parce que le premier permet la pérennité, tandis que le second lui est inférieur, tout comme le système oligarchique est inférieur au système républicain. Les postmodernes symbolisaient la tentative d'imposer l'immanentisme en le politisant sous les atours respectables du gauchisme non marxiste.
De la sorte, ils ne se trouvaient pas impliqués dans la faillite du marxisme, tout en se réclamant de la générosité caricaturale (tant il est triste que l'on puisse encore penser, non que le marxisme est généreux, mais qu'être de gauche revient à se montrer généreux). L'un des plus connus des postmodernes a théorisé explicitement la méthode oligarchique, elle qui est l'expression politique de l'immanentisme. Deleuze s'emploie à théoriser à propos du plan d'immanence, en essayant de réconcilier Spinoza et le gauchisme, et, plus fort, Nietzsche et le gauchisme.
Deleuze a produit des analyses passablement confuses et absconses au sujet du rhizome, pour expliquer justement que le rhizome pluriel, complexe, labyrinthique remplace la tentation philosophique d'expliquer de manière monocausale (et pyramidale). Le rhizome correspond au réseau multiple, diffus et affaibli de l'oligarchie, à ceci près que Deleuze en dresse l'apologie, ce qui en dit long sur sa propre tendance suicidaire, qui se terminale de manière prévisible par la défenestration, et qui en dit long sur l'imposture de la thématique nietzschéenne, consistant à se réclamer de la vie, de son abondance, de sa puissance, pour aboutir à des résultats oscillant entre l'effondrement maniaco-mutique, le suicide (au demeurant respectable), la dépression, la maladie - le contraire frappant de ce qu'on loue.
Un Derrida, pape de la déconstruction (croissant comme d'aucuns décroissent), se montrerait proche par sa méthodologie du rhizome, lui qui cherche toujours à débusquer dans les marges le plus important et qui pour parvenir à mettre en valeur le superflu a recours à des trésors de complications, de vétilles et de chemins qui serpentent pour mener - nulle part. L'affaiblissement de la philosophie s'est exprimée au travers de cette période postmoderne, dont le nom ne veut rien dire (comme dirait Coluche, après le moderne, je ne sais pas trop ce que c'est).
Il est vrai qu'entre les logiciens, les postmodernes et ceux qui réfutent la philosophie pour promouvoir la pensée scientifique, la valeur de la philosophie s'est beaucoup affaiblie. Elle aurait réagi depuis longtemps si l'immanentisme n'était venu apporter une aggravation du mal principal que la métaphysique avait répandu : quand l'immanentisme surgit, la métaphysique s'est réformée, ace la cartésianisme. Si l'immanentisme surgit et gagne tant de terrain, c'est parce que la réforme de la métaphysique n'est pas suffisante et que l'ontologie manque de crédibilité. La faillite métaphysique tient à l'impossibilité d'expliquer le réel alors qu'on le prétend fini, donc connaissable assez facilement.
La rénovation cartésienne n'apporte rien qui permette de changer ce vice cardinal. Le remplacement du non-être par le miraculeux ne rend guère la connaissable plus avancée et la repousse même sine die. Le principal critère du remplacement de la métaphysique tient à l'obscolescence majeure du savoir qu'elle dispense, alors qu'elle entend justement apporter les meilleurs résultats scientifiques et pratiques pour preuve de son réalisme te du soin qu'elle accorde au réel le plus concret. Aristote et ses successeurs sont discrédités par des méthodes caduques. Le cartésianisme ne parvient pas à remplacer et pousse l'hallucination méthodologique jusqu'à préférer le raisonnement logique (sa chaîne) à la vérification pratique.
La méthode expérimentale se construira d'une certaine manière contre la méthode cartésienne de type scientifique, ce qui aboutit au paradoxe que la plupart des savants modernes concilieront de manière contradictoire la méthode expérimentale en science avec un prolongement métaphysique pour enrober leur savoir de connaissance. Mais c'est opposer la méthode expérimentale avec l'irrationalisme méthodologique. L'immanentisme essayera de concilier la méthode expérimentale avec la méthode philosophique que Spinoza rapportait à la géométrie, en réduisant l'objet philosophique au désir.
De la sorte, la philosophie se focalise comme la méthode expérimentale sur l'objet. On notera au passage que la conception géométrique de Spinoza s'oppose à celle de Platon, puisque Platon défend l'art géométrique pour découvrir l'infini dans les disjonctions du fini, quand Spinoza travestit la géométrie en la rendant l'instrument par excellence du linéaire et de la découverte du désir. Mais l'échec de l'immanentisme, que Nietzsche vient souligner, provient de réduction forcenée du cadre, comme si en réduisant le cadre du fini au désir, on atteignait la complétude.
Dans toute cette histoire, le fait que l'on n'ait pas subsumé l'immanentisme tout en constatant les connexions entre Spinoza, Nietzsche et Rosset remonte au fond à l'inobservance du nihilisme en tant que phénomène constitutif de la pensée, vite rejeté par la réaction transcendantaliste, et qui du coup revient de manière souterraine. La souterranéité du nihilisme conduira à l'immanentisme de manière indirecte et explique pourquoi l'histoire de la philosophie ne peut avoir conscience du déni fondamental qui parcourt la philosophie, tout comme l'histoire de la pensée ne peut mettre à jour l'essentiel de l'influence nihiliste. Pour une raison simple : le déni est tel que les participants n'ont pas conscience de ce qui se joue.
Bien entendu, certains peuvent avoir conscience d'être des nihilistes, comme Gorgias. Bien entendu, il est de mauvaise foi que des historiens de la philosophie chevronnés réfutent l'influence directe et consciente du nihilisme chez Aristote, alors qu'Aristote se réclame explicitement du non-être te lui confère même une innovation, la multiplicité; tout comme Aristote connaissait de très près les influences abdéritaines et des sophistes, qu'il nomme à de multiples reprises, souvent en leur défaveur, afin de conférer à sa méthode une originalité et un intérêt supérieurs.
Mais Nietzsche, quand il entend réformer la philosophie, n'a pas conscience de l'existence d'un courant que j'ai nommé : immanentisme. D'abord, Nietzsche connaissait très mal l'histoire de la philosophie, ce qui lui fera dire non sans désinvolture que tout son génie se situe dans ses narines et qu'il sent la qualité des oeuvres (sans faire comme les commentateurs surdiplômés qui saucissonnent les oeuvres, parfois en phrases, Nietzsche justifie de méthodes parfois lapidaires, toujours caricaturales, parfois drolatiques). Ensuite, il suit une mentalité qui relève de l'oligarchie forcenée et qui le poursuit depuis son plus jeune, âge, le poussant à sympathiser dans un premier temps avec Wagner, puis à rompre avec lui quand il se rend compte que Wagner ne veut pas mettre en place une oligarchie des artistes créateurs, mais un culte élitiste de sa nombriliste personnalité, poussant vers des sentiments de domination détestables (nationalisme, judéophobie...).
Nietzsche suit une certaine mentalité qui parcourt l'ensemble de l'histoire de la pensée au-delà de l'histoire de la philosophie, s'il est vrai que ce qu'on nomme philosophie remonte à la Grèce antique, entre les présocratiques et Platon. Le plus important reste d'admettre, non seulement que les idées importantes d'un temps consistent à découvrir des éléments non encore observés, mais que le propre des idées les plus importantes ne consiste pas forcément à être explicitables, car pour ce faire il conviendrait que les idées aient, selon l'acception platonicienne, une forme créatrice.
C'est oublier que le mimétisme joue un rôle considérable dans l'élaboration de la pensée et que le propre du mimétisme est de fonctionner sur des mécanismes d'action inconsciente, qui relèvent précisément du diffus, du fragmenté, de l'éclaté. En reliant le fonctionnement du mimétisme à l'histoire des idées, on comprend que l'infériorité manifeste du mimétique sur le créatif implique que le mimétisme ait été occulté, suivant en particulier l'influence tutélaire de Platon, qui en jouant unilatéralement l'importance de la création, a décrété que le restant relevait de la négation et ne méritait pas d'être cité.
N'est-ce pas à la censure qu'il appela contre Démocrite d'Abdère, alors que ce dernier ne peut être soupçonné de bêtise, plutôt de nihilisme, ce qui est le vrai objet du crime? Mais Platon n'a pas identifié le nihilisme à sa juste valeur, se contentant de dénoncer le sophisme et le matérialisme, plus ou moins, et jugeant que ces courants n'avaient pas d'importance à partir du moment où ils étaient inférieurs au créatif propre au processus dynamique des idées. Son erreur se dévoile avec l'importance d'Aristote, son élève ironique, et dans l'histoire ultérieure de la philosophie, de la métaphysique.
Pourquoi la métaphysique a-t-elle eu quantitativement une importance si supérieure à l'ontologie, alors que l'ontologie promeut l'idée comme élément supérieur de valeur que le mimétisme? Précisons ici que l'idée entendu comme telle contient l'infini et que l'artefact de l'idée finie chère à la métaphysique (à la suite d'Aristote) ne peut relever de l'intelligence créatrice, mais du mimétisme. Bergson galvauda l'idée de création bien plus tard, en essayant de réconcilier mimétisme et idée sous le terme d'intuition - toujours cette recherche du compromis propre à la métaphysique et qui n'est pas possible enter deux éléments aux antipodes.
Si la métaphysique l'a emporté quantitativement (et pas qualitativement) sur les productions de l'ontologie (au point qu'on confond aujourd'hui métaphysique et philosophie, sans doute pour conjurer la crise de la métaphysique, qui, loin d'enterrer la philosophie, la propulse vers une dimension supérieure), c'est parce que le mécanisme qui sous-tend son fonctionnement repose sur le mimétisme. Le mimétisme étant plus important que la créativité, il est prévisible qu'il se révèle plus important sur le plan quantitatif. L'infériorité qualitative se double de la supériorité quantitative : le pouvoir oligarchique est inférieure au pouvoir républicain.
Pour autant, il a tendance à se mettre en place plus facilement, parce qu'il repose sur le mécanisme du mimétisme, qui nécessite moins d'effort que la créativité. Comment expliquer qu'un pouvoir diffus et destructeur puisse être privilégié sur un pouvoir pérenne et difficile? Parce qu'il se met en place sans effort, sans contrainte. Raison pour laquelle le nihilisme peut prospérer avec un fondement aussi inexplicable et faible : le non-être correspond à la part d'impensé du mimétisme, qui pousse à refuser la connaissance et qui aboutit en politique à instaurer l'autodestruction aveugle et inconsciente - définition de l'oligarchie.

mardi 6 novembre 2012

L'infériorité de la complétude

Quand on parle de Spinoza, on fait comme si notre philosophe aurait découvert la complétude - réconcilié la nécessité et la liberté. Dès qu'on commence à se pencher sur le spinozisme, on s'avise de ses faiblesses, de ses lacunes, de sa manière d'enterrer les problèmes plutôt que de les résoudre. Je ne prendrai comme exemple que l'incréé, qui permettrait d'expliquer l'infini et la substance - donc le coeur de son système soi-disant révolutionnaire. 
Contrairement à ce que serinent les immanentistes, on ne tend pas vers la complétude comme vers la fin de l'être. La complétude en représenterait plutôt l'état inférieur, dont la fin mènerait, en cas de réussite, à l'accroissement. C'est dans la configuration immanentiste qu'elle défend le modèle qui contiendrait la fin du réel. L'immanentisme se pose en alternative de l'ontologie, la solution qui résoudrait, enfin, les carences de la métaphysique en proposant le modèle de la complétude du désir. L'immanentisme constituerait l'achèvement de la métaphysique, son visage enfin satisfaisant. 
L'accroissement est un modèle de réel supérieur à la complétude. La fin stable et, seulement à cette condition, atteignable du réel n'existe pas, parce que la complétude ne délimite d'objectif que dans le donné. Le réel n'est pas formé que d'être, ce qui rend caduque la thèse de l'être fini. Quand on se focalise sur un donné, on occulte que le donné en question, loin d'être délimité une fois pour toutes, se régénère du fait de sa malléabilité. Sa régénération s'exprime sous la forme de l'extensibilité.
La forme finie est nimbée de malléable adaptable, qui serait du non-être si l'être était figé à l'état initial (et artificiel) de chaos et si, corollaire, l'être se trouvait en antagonisme irréconciliable et irréductible avec la forme qui dans le réel lui est différente, que le nihilisme identifie comme non-être, alors que cet effort de définition est impropre. Pour être adaptée au réel, la complétude nécessite d'être remplacée par la malléabilité. Ce qui compte pour le réel n'est pas d'être complet, mais malléable : la malléabilité assure la pérennité du réel; quand la complétude est juste valable selon les critères finis.
La complétude s'expliquerait si l'on pouvait isoler un état de complétude, dont on voit mal comment il pourrait exister; tandis que la malléabilité extensible remplace la complétude et rend caduque la vision selon laquelle il faudrait se figurer une étendue infinie par rapport à laquelle imaginer des espaces de non-être deviendrait aberrant. Tandis que la représentation de l'infini en étendue repose sur le mythe, il convient plutôt de comprendre que le réel est dynamique au sens où il ne peut se concevoir en terme d'étendue.
Dans ces termes, il est certes fini, comme le pressent le nihilisme. Mais il est extensible, ce que ne perçoit ni le nihilisme, ni le transcendantalisme, qui pencherait plutôt du côté du mythe de l'étendue infinie, finissant par admettre que l'Etre renvoie à un état de perfection complète et stable, ce qu'illustre fort bien cette citation de Nietzsche : "Accordez moi une seule certitude, ô dieux..." ..." fût-ce une simple planche sur la mer de l'incertitude, juste assez large pour y dormir ! Gardez pour vous tout ce qui est en devenir, les formes diaprées, fleuries, trompeuses, charmantes, vivantes, et ne me donnez que la seule, la pauvre certitude toute vide" (La Naissance de la tragédie).
Nietzsche impute cette tendance à la complétude/certitude à l'héritage de l'ontologie, en particulier à Parménide (se gardant bien de s'en prendre à Platon). Il est certain que le transcendantalisme défend la complétude, qu'il identifie à l'Etre, se gardant bien de définir ce qu'est l'Etre. Il résumerait sa position ainsi : si nous pouvons raisonner juste dans l'imparfait sensible, c'est que notre intelligence est en contact avec le monde des idées, et que nous pouvons de la sorte raisonner juste sur une figure géométrique faussée, plus que fausse, puisque l'être est une partie de l'Etre.
Nietzsche ignore Platon, comme Aristote le travestissait grossièrement, mais Nietzsche va plus loin dans la stratégie de dénaturation. Aristote avait intérêt à revendiquer l'existence paradoxale du faux pour prouver le non-être. Nietzsche se focalise sur le désir et rejette le restant, ce qui explique qu'il promeut l'incertitude contre la certitude unique. Le multiple cher à Aristote est insuffisant pour expliquer que le désir complet ait besoin de muter (et tant pis si cette mutation s'avère impossible). A partir du moment où la mutation se révèle de facture impossible, c'est que le projet immanentiste cherche à concurrencer l'idée de changement.
Nietzsche lui applique les critères de la révolution oligarchique, ce qui lui donne un air révolutionnaire et romantique, propre à séduire la jeunesse ténébreuse et romantique (dans le sens postromantique). C'est l'aveu que l'immanentisme ne parvient à résoudre son problème de complétude et qu'il est obligé d'adjoindre l'incertitude généralisée, de laquelle le désir mutant pourrait s'extraire par exception tout en demeurant dans l'ici et le maintenant. Aristote essayait d'instaurer des règles dans le fini et avait échoué.
Spinoza avait rétréci l'exigence au désir et avait échoué à remplacer la certitude par la complétude.
Nietzsche, qui se garde bien de rappeler que l'exigence de complétude du désir vient remplacer la certitude de fini, tente de surmonter l'échec du désir complet par l'adjonction de la mutation. Dès le départ, cette mutation se révèle de teneur impossible. Avec Spinoza, la complétude révélait son infériorité en ce qu'elle renvoyait aux calendes grecques la question de l'infini, défini avec désinvolture comme l'incréé, pour se focaliser sur le désir mais échouer tout autant à le définir.
Du coup, la complétude se montre hétéronome et incomplète. Si Nietzsche avait réussi à muter le désir de l'ici et du maintenant pour lui conférer un caractère de pérennité, sans doute aurait-il pu se targuer de créer les conditions pour que le désir existe, quoique sa complétude ressortisse non plus des conditions du rationalisme, mais d'un caractère oscillant entre le supérieur arationnel et l'irrationnel. Nietzsche réfute les conditions de la non-contradiction. Il le payera à ses dépens par la folie expiatoire en ce sens. 
L'irrationalisme du projet nietzschéen range une dernière fois la tentative de complétude aux ornières de la solution rationnelle et oblige à considérer le mythe de la complétude pour ce qu'il est  : une infériorité par  rapport à l'incomplétude. Il convient de distinguer deux complétudes autant que deux certitudes, complétude et certitude relevant de la paronymie. La complétude ontologique s'oppose à la complétude nihiliste, qui assez vite se réclame de ce qui pourrait paraître son antonyme et qui débouche assez logiquement sur l'incertitude multiple. 
La complétude finie se réclame de l'incomplétude du non-être, mais jamais de l'infini, tandis que l'incomplétude infinie commet l'erreur de chercher la complétude dans l'infini, d'aboutir à la définition inadéquate de l'infini (l'homogène). Les deux complétudes se trompent quant à la possibilité d'un ensemble qui soit stable, et cette stabilité oscille entre sa contradiction avec l'infini et son absurdité avec le non-être. Reste que l'idée de complétude aboutit avec l'infini à rendre possible le fini (le sensible), alors que la complétude finie s'autodétruit en se révélant inapte à définir le réel extérieur à son domaine autrement que comme du non-être.
La complétude du désir est la plus pernicieuse des complétudes proposées à ce jour, étant entendu que le mirage de Nietzsche flirte avec la folie en prétendant abolir les lois de la contradiction. Quelle que soit sa forme, la complétude propose un modèle de réalité inférieur, en ce que pour être complet, il faudrait que le réel soit stable et fini. Deux erreurs manifestes. Le réel est malléable et extensible, ce qui aboutit à butter contre une impossibilité logique : la complétude couplée à l'étendue infinie - ou alors la complétude finie couplée au désinvolte et inexplicable non-être.

vendredi 2 novembre 2012

L'art du plus fort

Si Nietzsche attache autant de soin à promouvoir son label "artiste créateur de ses valeurs", ce n'est pas seulement parce qu'il pense tenir une innovation qui incarne la rencontre d'un homme avec une idée, mais qu'il estime avoir enfin défini la loi du plus fort. Le plus fort, c'est l'artiste. C'est le créateur de ses valeurs. Nietzsche ne fait qu'esthétiser son intuition de jeunesse, selon laquelle il conviendrait de créer une oligarchie des esprits passant leur temps à étudier et à dominer par leurs connaissances. Il serait légitime que cette oligarchie se trouve servie par la majorité du troupeau.
Cette intuition initiale, fort wagnérienne, quoique Wagner ait fondé son mouvement, quand Nietzsche ne peut parvenir à viabiliser la mutation impossible, contient les développements centraux ultérieurs, et explique pourquoi il commença à publier en réfléchissant sur la question de l'éducation : il ne se satisfaisait pas de l'élitisme ultraconservateur de son maître Wagner et cherchait une voie originale, qu'il trouva dans l'esthétisme postromantique de l'art d'autant plus parfait que sa forme n'existe pas. Pour Nietzsche, le philosophe est le pédagogue qui s'adresse à l'oligarchie des jeunes esprits et qui leur inculque l'excellence du savoir, digne de l'abbaye de Thélème.
Si par la suite Nietzsche mit un peu de nébuleuse esthétisante autour de cette affirmation limpide (l'oligarchie du savoir et de la jeunesse, avec la promotion d'un mouvement nouveau et jeune, le cercle putatif des jeunes oligarques-artistes), il est grotesque de suivre les commentateurs pudiques et consensuels, dont certains osèrent verser dans le gauchisme, et qui lancent que Nietzsche serait un démocrate forcené faisant de son "artiste créateur" l'acmé du mouvement d'excellence généralisée. Nietzsche estimait que l'excellence s'obtient par la sélection drastique de l'élite opposée au nombre, soit l'inverse du républicanisme, selon lequel l'élite exprime l'acmé de la majorité et favorise la progression générale.
Nietzsche se montre oligarque fervent et, s'il révèle un tel enthousiasme, ce n'est pas seulement du fait de l'excitation maniaque qui l'afflige, qu'on tait avec fureur et qui croît dans le déni de l'écrivain : c'est parce qu'il a connaissance des travaux d'Aristote, qu'il cherche en bon philologue à le perfectionner, jusqu'à devenir l'Aristote définitif, mettant un terme glorieux et grandiose à la philosophie. Aristote a voulu répondre à Platon sur le point de la légitimité de l'oligarchie. Platon avait rappelé avec force que l'on ne parvenait à définir le plus fort et que l'hétéronomie avait valeur de faiblesse. Aristote rétorque que le réel est fini et que la domination est légitime dans ce schéma, même si on ne peut pas l'expliquer.
Outre que l'absence de possibilité définitoire est suspecte, ce serait vrai si et seulement si le réel était fini. Perdure l'objection principale : le manque de légitimité du plus fort, qui découle de la faiblesse du postulat et engendre l'hétéronomie de la définition. Il n'est pas possible de dénier le plus fort. Si le plus fort est le plus intelligent, que n'est-il appelé tel? Le plus érudit - Gorgias? Nietzsche estime résoudre ce problème avec la figure de l'artiste, à condition qu'il soit le créateur de ses valeurs : il ne définit pas théoriquement le plus fort, il lui donne une incarnation dépourvue de théorie, et c'est là l'essentiel pour celui qui clame que le corps est le plus important des critères et que toute confession philosophique est celle d'un corps.
Mais la définition que produit Nietzsche ne fait que reculer le problème : l'artiste créateur, loin de définir enfin le fondement autonome, au moins un élément décisif dans ce projet (surchauffé) d'autonomie, réduplique, une case plus loin, l'hétéronomie. Loin d'élucider la confusion, Nietzsche recourt au sophisme échappatoire : la proposition du "créateur de ses propres valeurs" constitue le meilleur moyen de ruiner l'effort définitoire et de le remplacer par l'arbitraire. La philosophie de Nietzsche repose sur l'absence de définition. Nietzsche ruine la vérité, la morale et remplace ces valeurs classiques, par ce qui était auparavant jugé comme relevant du mal. Un signe que Nietzsche surenchérit sur Aristote, c'est qu'Aristote louait l'ambivalente prudence, quand Nietzsche de go juge qu'il faut être égoïste et cruel.
Nietzsche propose rien moins que le remplacement du bien par le beau, ce qui recoupe ses poses esthétisantes et son apologie passionnée et passionnelle de l'artiste créateur. L'inconvénient avec le beau dissocié du bien, c'est qu'il repose sur l'arbitraire du jugement et qu'en outre, il souscrit au postulat d'obédience nihiliste selon lequel le réel se limite au physique. Nietzsche explicitement lance son programme de l'artiste créateur dans les pas de cet esthétisme débarrassé de la morale, alors que les valeurs classiques avaient réconcilié le bien et le beau, pour justement conféré au beau une valeur qui ne soit pas physique ni arbitraire. Loin de reculer devant l'arbitraire, Nietzsche l'encense en prenant le soin répété d'ajouter à son projet d'artiste créateur la précision : "de ses propres valeurs".
Ce qui compte selon ce critère, ce n'est plus la valeur objective, mais la conviction que l'on confère à ses valeurs, et bien entendu l'audience qu'elles récoltent. Outre que Nietzsche ne fait que renforcer le dispositif du beau pour le beau, pose esthétisante qui va à l'encontre des positions de Schiller en Allemagne, il est obligé d'admettre implicitement que son programme d'oligarchie du savoir et de l'esthétique ne repose que sur du réchauffé et de l'ancien. L'oligarque Nietzsche n'a fait que reprendre les valeurs grecques que le philologue érudit en pouvait ignorer.
Nietzsche pour résoudre la crise de l'immanentisme s'est tourné vers les racines grecques et en bidouillant deux ou trois éléments pour changer certains aspects a repris fondamentalement des éléments qui tournent autour de l'oligarchie, de la sophistique et d'autres traditions qui lui permettent de repeindre l'immanentisme passablement usagé en programme flambant neuf, fût-il bancal dès son départ et promis à la décrépitude rapide. Nietzsche bricole et rénove de l'ancien, fidèle à l'art du compromis, consistant à proposer une position intermédiaire entre des points de vue existants, antagonistes, mais conciliables (donc pas si antagonistes que ça, ou dont l'antagonisme interne s'appuie sur des accords fondamentaux).
Ce n'est pas un hasard si Rosset se réclame de Nietzsche (et de l'ancêtre-fondateur Spinoza). Rosset fait reposer sa pensée sur le réel tout en avouant que le réel est indéfinissable, allant jusqu'à revendiquer cette indéfinition comme relevant du cas de tous les bons philosophes. Rosset ne fait que caricaturer l'indéfinition propre à Nietzsche (l'artiste créateur) et à Spinoza (l'incréé), reprenant de fait l'indéfinition initiale de la métaphysique, selon laquelle le non-être entoure l'être fini et lui est même lié (par le multiple, et de manière tout aussi indémontrée). Le plus fort est critiqué comme l'hétéronome par Platon, parce qu'il oscille entre deux réalités, du fait qu'il est dépourvu de la réalité la plus haute - le monde des Idées selon Platon.
Nietzsche fait monter les enchères de l'imposture : il s'enflamme d'autant plus de sa réussite qu'il n'a rien avancé au problème qui explique sa philosophie, qu'il a même accru l'arbitraire. Aristote avait isolé le réel en prenant en compte le fini; Spinoza accrut la tendance en se focalisant sur le désir complet. Nietzsche forcit encore le trait en lançant l'artiste créateur, qui consiste à promouvoir le désir complet à condition qu'il ne concerne que ceux capables de réaliser la mutation dans le réel - contradiction dans les termes. Le plus fort se fait ainsi le héraut de l'arbitraire le plus indécidable.