vendredi 23 novembre 2012

La fin du cycle Gutenberg

Qu'est-ce qu'un éditeur? C'est quelqu'un qui promeut des valeurs et qui ne donne la parole à ses auteurs que s'ils suivent son chemin? Aujourd'hui, l'éditeur se meut dans des valeurs consuméristes, libérales et bourgeoisies, qui caractérisent sa prédominance dans le système éditorial Gutenberg de fin de parcours, en particulier sur l'auteur. Quel paradoxe que ce renversement du lieu de pouvoir, où l'éditeur décide que l'auteur est son prolongement, presque son ventriloque. On se trouve dans un système renversé, où le porte-parole choisit les critères d'édition de l'auteur, ce qui rend l'éditeur garant du système, au sens d'auctor, tandis que l'auteur est un porte-plume, souvent plus ou moins histrion.
Du coup, les auteurs perdent leur originalité et leur qualité. On les retrouve dans des poses mièvres et convenues, dans des sous-genres dans lesquels le bon est perverti et se retrouve à ressasser des médiocrités promises à l'oubli. L'écrivain n'est plus une voix, mais suit la voie - fournie par l'éditeur. Il passe du statut d'avant-gardiste, indiquant le changement, à celui de porte-voix du désir. L'autofiction est le sous-genre idéal (de l'autobiographie) pour exprimer la voix du désir, qui n'est jamais que la recherche de la domination.
Dans ce jeu de dupes, il est normal que l'éditeur domine l'auteur, puisque le social l'emporte sur l'expression artistique, et que ce qui compte désormais est de dominer. On domine mieux par le pouvoir de l'édition que par la création de l'écriture. Comme le schéma de la domination sociale travestie en principe de réalité évoque le faux, l'éditeur est passé du statut de porte-parole, jusqu'à la Révolution industrielle, à celui de censeur. Il n'est pas un indicateur (payé par des oligarques pour verrouiller le système de la création littéraire), mais il a épousé à son corps défendant les thèses et la mentalité du libéralisme au nom de l'appétit de domination, l'arrivisme mondain, dont Rastignac serait un personnage de synthèse, si jamais il se décidait à oeuvrer dans le monde de l'édition ampoulé.
Souvent l'éditeur finit lui-même par sombrer dans la maladie du siècle - et par commettre un livre. Il se trouve promu plus que de raison, par le copinage que lui confère son prestige, son entregent, nullement la qualité du livre en question, souvent des plus médiocres. D'un point de vue social, en termes de puissances relationnelles, il est normal qu'un homme riche, influent, médiatique, se trouve défendu par ses collègues, collaborateurs, associés et affidés, les maillons de son réseau. Le réseau exprime la forme par laquelle se constitue l'influence.
Les complots résultent de réseaux qui, se sentant menacés, recourent à des coups tordus aussi sanglants que dérisoires pour conjurer leur décrépitude. L'éditeur à succès montre son niveau littéraire en commettant quelques fredaines, dont il se vante comme d'une cerise sur le gâteau (au sens où Aristote dit du plaisir qu'il couronne l'activité). Le gâteau : l'édition; la cerise : l'écriture. Bien sûr, il arrive que dans ce marigot, quelques éditeurs soient des écrivains, rarement majeurs, mais pourvu d'originalité mineure (enrichissants, intelligents).
En tant qu'exceptions de la règle, ils révèlent en creux ce que signale la médiocrité de l'édition qui se pique d'écriture : qu'un éditeur qui accomplit son travail d'édition n'y excelle pas, le fait n'est pas grave. Mais que cet éditeur prétende décider de ce qu'est l'écriture aboutit à la perversion de sa fonction initiale, passant de relais à inspirateur, contrôleur, voire censeur. La baisse du niveau qualitatif de l'écriture est la conséquence de la perversion de l'édition Gutenberg. Cette dernière est passée de la promotion des écrivains, en accroissant leur audience, à la progressive sociabilisation de leur mission, au départ plus élevée, d'ordre religieux.
L'abaissement considérable depuis un demi-siècle relève de l'effondrement éditorial, au niveau de la promotion de la voix du désir, qui consiste non plus à changer le réel par l'écriture, mais à changer le désir, de telle sorte que les plus puissants des désirs deviennent plus influents, dominateurs, au détriment de la majorité silencieuse. L'autofiction participe de ce changement, qui aboutit à l'effondrement qualitatif, tandis que croît le quantitatif (les ventes). L'édition ne se porte bien qu'en vendant des livres pratiques, culinaires, sentimentaux, tandis que la littérature, bonne ou médiocre, ne fait que décroître.
Encore convient-il de préciser que la littérature en question a tellement décru selon l'évolution des critères Gutenberg qu'il est difficile de nos jours de trouver des écrivains de valeur, alors que la mondialisation de la littérature aurait dû produire l'amélioration du niveau et l'accroissement de la production, en même temps que l'augmentation des lecteurs. Las, si tout l'inverse s'est produit, c'est parce que nous assistons au renversement de Gutenberg, qui de promotion de la création et du changement est devenu instrument de domination et de stabilisation.
Dans cette passation de pouvoir, où l'auteur perd sa place de garant et cède son influence à l'éditeur, la mission au sens religieux de l'écriture s'est perdue. Gutenberg avait permis initialement de rendre plus influente l'écriture. La sociabilisation de l'écrivain, la prééminence de l'éditeur, rendent cet univers mineur. Aujourd'hui, du fait du pouvoir médiatique exorbitant de Gutenberg, on susurre que la révolution Internet a déjà renversé Gutenberg. Mais c'est pour regretter cet âge d'or mal compris et pour promouvoir une révolution Internet tenue par les oligarques de Gutenberg - les éditeurs influents qui ont accès aux médias et qui forment, avec les journalistes célèbres, la République des lettres médiatique, dont le niveau artificiel contredit l'autopromotion des figures tutélaires qu'il promeut et qui se distinguent par leur conformisme en lieu et place de la créativité.
Internet va détruire l'ordre sclérosé de Gutenberg. Il va dynamiter toutes ces figures de l'imposture, de l'éditeur qui se prend pour le maître de l'écrivain, à l'écrivain stéréotypé dans l'autofiction, en passant par les genres oscillant entre narcissisme et immobilisme. La mésinterprétation de la révolution Internet, preuve savoureuse que cette promotion se trouve orientée par les sbires de la sphère d'influence Gutenberg, tient à ce qu'on imagine que la structure révolutionnaire d'Internet prolongerait la structure Gutenberg. Les structures du réel, dont la caractéristique est la croissance, ne sont pas produites en symétrie, mais en disjonction.
C'est le signe que le réel se développe : s'il était stable, ce serait la symétrie qui serait la règle d'or, tandis que l'accroissement crée les conditions de l'asymétrie. Mais la révolution signifie l'accroissement, la disjonction et l'asymétrie. Internet ne peut être une révolution qu'au sens où il change la structure de l'édition telle qu'elle est formée dans le milieu actuel de Gutenberg - partant, il implique la disparition des milieux influents de l'actuelle édition, cette République des lettres contemporaine, dont la caractéristique tient à la médiatisation.
Quelles seront les spécificités révolutionnaires d'Internet? L'édition actuelle favorise le pouvoir oligarchique, la concentration aux mains de quelques décideurs omnipotents, par le fait que l'édition est considérée comme une véritable porte étroite, un cénacle élitiste et ultraréduit, où seules les meilleures voix sont autorisées à publier. C'était le projet de Nietzsche que de créer une élite des meilleurs étudiants, apprenant dans l'excellence, dans le moment où ils sont entretenus par la masse laborieuse et inférieure. Le paradoxe est que l'excellence tant recherchée aboutit à la médiocrité inverse.
Comment l'expliquer? Parce que cette excellence est figée, immobilisée, bientôt sclérosée. On considère que la qualité s'établit par la sélection drastique. L'excellence découlerait de la sélectivité. On confond l'illusion de l'excellence par la sélection avec le progrès par extension quantitative. La sélection existe toujours, mais elle s'applique de manière élargie et approfondie. Le progrès implique que l'augmentation des moyens s'applique à un nombre plus important de bénéficiaires. De même Gutenberg a permis que l'édition concerne plus de personnes.
Il en va de même pour l'innovation Internet, à condition que l'on se focalise sur l'apport qualitatif qu'elle engendre, non sur les résultats quantitatifs à court terme, souvent désastreux (comme l'importance de la pornographie sur ses bornes); tandis que l'immobilisme accorde la précellence au quantitatif, au point de considérer que la fin quantitative permet une amélioration qualitative, accessoire, un couronnement au sens aristotélicien. Le progrès inverse l'ordre théorique et se considère d'essence qualitative. Il permet, de façon secondaire, des conséquences quantitatives.
Le fait que le progrès qualitatif engendre cependant des conséquences quantitatives négatives indique que le réel est en mouvement, et que la politique d'immobilisme en matière de culture est désastreuse : elle n'engendre pas l'excellence du savoir à laquelle elle prétend, du moins sur le terme. Sur le court terme, on peut sélectionner les plus savants, mais la sélection s'opérera selon le critère du savoir à un moment donné. L'évolution prévisible de ce savoir implique qu'il devienne de plus en plus obsolète, ainsi qu'en témoigne le savoir aristotélicien, conçu pour être la somme du savoir indépassable, dans une configuration où le réel fini permet l'espoir d'un savoir définitif.
L'excellence visée accouche, dans une maïeutique pervertie, d'une sélection de plus en plus aberrante, où les plus savants défendent un savoir caduc, comme le rappellent les scoliastes et les sorbonnards - et comme de nos jours l'indiquent les nouveaux experts de tous poils. Gutenberg en fin de course (en germes depuis son avènement?) vise à l'éviction de l'universalisme et à son remplacement par des savoirs morcelés. Toute innovation de communication transcrit l'accroissement de la possibilité d'action. On assiste à la transcription de l'innovation théorique dans le domaine pratique, ce qui indique la corrélation entre le possible et l'effectif. La sclérose d'un système se manifeste par le fait qu'il cesse de chercher à s'étendre.
L'autofiction  exprime le désir figé, qui se raconte, alors que ce qu'il a à raconter n'est pas vraiment intéressant, mineur (comme chez Doubrovsky), voire impudique, monstrueux et mensonger, comme chez Nabe ou Matzneff. Gutenberg pouvait accroître la communication de la culture vers la mondialisation : le fait pour l'homme de maîtriser physiquement la Terre passait par sa maîtrise monothéiste. Le rôle historique de l'innovation Gutenberg fut de permettre la transcription du monothéisme dans le physique. Mais ce rôle est périmé à partir du moment où la mondialisation entachée.
Gutenberg bascule du côté du mondialisme, qui a figé le processus d'extension de l'homme aux bornes de la Terre. Si Gutenberg a personnifié le progrès de l'édition, désormais, il exprime l'oligarchie dans son domaine. Internet amène les possibilités de transcrire le progrès de la culture dans l'espace. Sa spécificité est de faciliter les modalités d'édition; alors que Gutenberg dans ses dernières phases, celles auxquelles nous assistons, tend à figer l'élitisme pour le rendre injuste et médiocre, à l'image de l'autofiction.
Au contraire, Internet devient un danger et un concurrent promis pour la succession, parce qu'il hausse le niveau d'expression. Il permet le saut qualitatif, de l'édition sélective vers le savoir gratuit. L'édition devient accessible à tous, un jeu d'enfant : on peut éditer de manière fort peu coûteuse, suivant des moyens qui ne sont plus circonscrits à des maisons d'édition peu faciles d'accès, soumises aux aléas des modes (comme l'autofiction) ou des réseaux (l'oligarchie intellectuelle chère à Nietzsche). La gratuité d'Internet chamboule les moyens éditoriaux pour rendre accessible l'écriture au public, en accroissant l'audience.
La médiation de l'éditeur vole en éclat. Derrière la suppression d'un petit milieu oligarchique, on n'assiste pas à son remplacement par un autre milieu, au fond identique, mais au changement des règles de l'édition : l'édition ne passe plus par le truchement de l'éditeur, qui à force d'éditer prend la place de celui qui élit, qui choisit et qui contrôle. L'édition devient un moyen technique, qui n'est plus tenu par des personnes. L'homme se trouve impliqué dans l'expression ou la lecture.
La médiation instaure l'édition en temps réel, en direct, de manière simple. La gratuité d'Internet signifie que l'édition passe du statut de contrôleur ultrasélectif et contestable à la possibilité pour n'importe qui, hors de son influence sociale (médiatique), de faire entendre sa voix. Du coup, cet accroissement de la possibilité d'expression permet le progrès de la qualité des idées. Au lieu de formater les idées par un système d'édition de plus en plus censeur, il tend à les libérer et les épanouir.
On passe d'un système pré-Gutenberg, où les idées étaient l'apanage d'une caste d'élus à l'intérieur d'un groupe, à un système Gutenberg où les individus portent les idées, jusqu'à déformer l'individualisation en individualisme. Internet n'annonce pas seulement la révolution de l'édition, dont les difficultés se trouvent estompées du fait de la disparition du contrôle éditorial par la caste des éditeurs, mais le passage mélioratif de l'idée contenue dans l'individu à la conception selon laquelle l'individu porte l'idée de manière secondaire, l'idée étant bien plus importante que sa personne.
L'idée relève non plus d'un individu, mais de l'ensemble des hommes. Celui qui la propose compte (ne serait-ce qu'en tant qu'énonciateur), mais au même titre que tous ceux susceptibles de la porter et de la proposer. On se souvient de l'idée plus que de son éditeur, et l'on se débarrasse avec bonheur des exagérations romantiques, liées au statut d'exception supérieure de l'artiste, statut qui se dégrade encore avec la dégénérescence individualiste, au point que l'idée finit par devenir secondaire par rapport à la personne sacrée (sacrée personne) de l'artiste.
Nous sommes passés de l'influence réduite de l'idée sous régime polythéiste, alors qu'elle se trouvait soumise à la caste à l'intérieur du groupe, lui-même assujetti à la pluralité de ses voisins; à l'incarnation supérieure sous régime monothéiste de l'idée dans l'individu, au point de dégénérer en individualisme; puis à la libération des carcans de l'individualisme, auxquels ne manque pas de parvenir le principe d'individualité, par la généralisation de l'idée, exprimée par l'individualité pour l'ensemble de l'humanité. L'idée vaut pour tous les hommes et son énonciateur n'en devient pas supérieur. Internet universalise l'idée dans le moment où il l'applique au territoire agrandi de l'espace.
Internet détruit le verrou de l'éditeur-censeur, parce qu'il promeut en lieu et place l'agrandissement du territoire que l'éditeur tenait, voire enserrait sous ses griffes de possédant jaloux et fiévreux. Au départ, il promouvait l'individualité de l'artiste et se contentait de mettre en valeur ses idées; peu à peu, il prend le pas sur le créateur. Le créateur promeut des idées qui favorisent le changement, tandis que l'éditeur est enclin à passer du statut de courageux promoteur de la liberté combattue, voire interdite, à celui de censeur qui interdit le changement pour mieux prendre le pouvoir, détruire la créativité et devenir le maître/inspirateur de l'écrivain. Il fallait la suppression de la barrière de l'éditeur individualiste et l'agrandissement de la frontière circonscrite à la Terre - vers l'espace.

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