vendredi 2 novembre 2012

L'art du plus fort

Si Nietzsche attache autant de soin à promouvoir son label "artiste créateur de ses valeurs", ce n'est pas seulement parce qu'il pense tenir une innovation qui incarne la rencontre d'un homme avec une idée, mais qu'il estime avoir enfin défini la loi du plus fort. Le plus fort, c'est l'artiste. C'est le créateur de ses valeurs. Nietzsche ne fait qu'esthétiser son intuition de jeunesse, selon laquelle il conviendrait de créer une oligarchie des esprits passant leur temps à étudier et à dominer par leurs connaissances. Il serait légitime que cette oligarchie se trouve servie par la majorité du troupeau.
Cette intuition initiale, fort wagnérienne, quoique Wagner ait fondé son mouvement, quand Nietzsche ne peut parvenir à viabiliser la mutation impossible, contient les développements centraux ultérieurs, et explique pourquoi il commença à publier en réfléchissant sur la question de l'éducation : il ne se satisfaisait pas de l'élitisme ultraconservateur de son maître Wagner et cherchait une voie originale, qu'il trouva dans l'esthétisme postromantique de l'art d'autant plus parfait que sa forme n'existe pas. Pour Nietzsche, le philosophe est le pédagogue qui s'adresse à l'oligarchie des jeunes esprits et qui leur inculque l'excellence du savoir, digne de l'abbaye de Thélème.
Si par la suite Nietzsche mit un peu de nébuleuse esthétisante autour de cette affirmation limpide (l'oligarchie du savoir et de la jeunesse, avec la promotion d'un mouvement nouveau et jeune, le cercle putatif des jeunes oligarques-artistes), il est grotesque de suivre les commentateurs pudiques et consensuels, dont certains osèrent verser dans le gauchisme, et qui lancent que Nietzsche serait un démocrate forcené faisant de son "artiste créateur" l'acmé du mouvement d'excellence généralisée. Nietzsche estimait que l'excellence s'obtient par la sélection drastique de l'élite opposée au nombre, soit l'inverse du républicanisme, selon lequel l'élite exprime l'acmé de la majorité et favorise la progression générale.
Nietzsche se montre oligarque fervent et, s'il révèle un tel enthousiasme, ce n'est pas seulement du fait de l'excitation maniaque qui l'afflige, qu'on tait avec fureur et qui croît dans le déni de l'écrivain : c'est parce qu'il a connaissance des travaux d'Aristote, qu'il cherche en bon philologue à le perfectionner, jusqu'à devenir l'Aristote définitif, mettant un terme glorieux et grandiose à la philosophie. Aristote a voulu répondre à Platon sur le point de la légitimité de l'oligarchie. Platon avait rappelé avec force que l'on ne parvenait à définir le plus fort et que l'hétéronomie avait valeur de faiblesse. Aristote rétorque que le réel est fini et que la domination est légitime dans ce schéma, même si on ne peut pas l'expliquer.
Outre que l'absence de possibilité définitoire est suspecte, ce serait vrai si et seulement si le réel était fini. Perdure l'objection principale : le manque de légitimité du plus fort, qui découle de la faiblesse du postulat et engendre l'hétéronomie de la définition. Il n'est pas possible de dénier le plus fort. Si le plus fort est le plus intelligent, que n'est-il appelé tel? Le plus érudit - Gorgias? Nietzsche estime résoudre ce problème avec la figure de l'artiste, à condition qu'il soit le créateur de ses valeurs : il ne définit pas théoriquement le plus fort, il lui donne une incarnation dépourvue de théorie, et c'est là l'essentiel pour celui qui clame que le corps est le plus important des critères et que toute confession philosophique est celle d'un corps.
Mais la définition que produit Nietzsche ne fait que reculer le problème : l'artiste créateur, loin de définir enfin le fondement autonome, au moins un élément décisif dans ce projet (surchauffé) d'autonomie, réduplique, une case plus loin, l'hétéronomie. Loin d'élucider la confusion, Nietzsche recourt au sophisme échappatoire : la proposition du "créateur de ses propres valeurs" constitue le meilleur moyen de ruiner l'effort définitoire et de le remplacer par l'arbitraire. La philosophie de Nietzsche repose sur l'absence de définition. Nietzsche ruine la vérité, la morale et remplace ces valeurs classiques, par ce qui était auparavant jugé comme relevant du mal. Un signe que Nietzsche surenchérit sur Aristote, c'est qu'Aristote louait l'ambivalente prudence, quand Nietzsche de go juge qu'il faut être égoïste et cruel.
Nietzsche propose rien moins que le remplacement du bien par le beau, ce qui recoupe ses poses esthétisantes et son apologie passionnée et passionnelle de l'artiste créateur. L'inconvénient avec le beau dissocié du bien, c'est qu'il repose sur l'arbitraire du jugement et qu'en outre, il souscrit au postulat d'obédience nihiliste selon lequel le réel se limite au physique. Nietzsche explicitement lance son programme de l'artiste créateur dans les pas de cet esthétisme débarrassé de la morale, alors que les valeurs classiques avaient réconcilié le bien et le beau, pour justement conféré au beau une valeur qui ne soit pas physique ni arbitraire. Loin de reculer devant l'arbitraire, Nietzsche l'encense en prenant le soin répété d'ajouter à son projet d'artiste créateur la précision : "de ses propres valeurs".
Ce qui compte selon ce critère, ce n'est plus la valeur objective, mais la conviction que l'on confère à ses valeurs, et bien entendu l'audience qu'elles récoltent. Outre que Nietzsche ne fait que renforcer le dispositif du beau pour le beau, pose esthétisante qui va à l'encontre des positions de Schiller en Allemagne, il est obligé d'admettre implicitement que son programme d'oligarchie du savoir et de l'esthétique ne repose que sur du réchauffé et de l'ancien. L'oligarque Nietzsche n'a fait que reprendre les valeurs grecques que le philologue érudit en pouvait ignorer.
Nietzsche pour résoudre la crise de l'immanentisme s'est tourné vers les racines grecques et en bidouillant deux ou trois éléments pour changer certains aspects a repris fondamentalement des éléments qui tournent autour de l'oligarchie, de la sophistique et d'autres traditions qui lui permettent de repeindre l'immanentisme passablement usagé en programme flambant neuf, fût-il bancal dès son départ et promis à la décrépitude rapide. Nietzsche bricole et rénove de l'ancien, fidèle à l'art du compromis, consistant à proposer une position intermédiaire entre des points de vue existants, antagonistes, mais conciliables (donc pas si antagonistes que ça, ou dont l'antagonisme interne s'appuie sur des accords fondamentaux).
Ce n'est pas un hasard si Rosset se réclame de Nietzsche (et de l'ancêtre-fondateur Spinoza). Rosset fait reposer sa pensée sur le réel tout en avouant que le réel est indéfinissable, allant jusqu'à revendiquer cette indéfinition comme relevant du cas de tous les bons philosophes. Rosset ne fait que caricaturer l'indéfinition propre à Nietzsche (l'artiste créateur) et à Spinoza (l'incréé), reprenant de fait l'indéfinition initiale de la métaphysique, selon laquelle le non-être entoure l'être fini et lui est même lié (par le multiple, et de manière tout aussi indémontrée). Le plus fort est critiqué comme l'hétéronome par Platon, parce qu'il oscille entre deux réalités, du fait qu'il est dépourvu de la réalité la plus haute - le monde des Idées selon Platon.
Nietzsche fait monter les enchères de l'imposture : il s'enflamme d'autant plus de sa réussite qu'il n'a rien avancé au problème qui explique sa philosophie, qu'il a même accru l'arbitraire. Aristote avait isolé le réel en prenant en compte le fini; Spinoza accrut la tendance en se focalisant sur le désir complet. Nietzsche forcit encore le trait en lançant l'artiste créateur, qui consiste à promouvoir le désir complet à condition qu'il ne concerne que ceux capables de réaliser la mutation dans le réel - contradiction dans les termes. Le plus fort se fait ainsi le héraut de l'arbitraire le plus indécidable.

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