samedi 17 novembre 2012

L'impensé du réel : de l'anti-théorique

L'incompréhension de l'histoire du nihilisme (de ses origines à l'immanentisme, via la métaphysique) par la pensée ne consiste pas à ne pas avoir subsumé des faits cachés pour en constituer une théorie majeure, ce que feraient les adeptes de contre-histoires, mais à considérer que : 
1) l'on peut théoriser des éléments mimétiques et non-conscients de ce qu'ils portent de plus profond (seulement conscients de leurs effets secondaires et immédiats, au point d'estimer que ce secondaire immédiat incarne la fin théorique par excellence);
2) l'on peut théoriser de manière généralisée l'anti-théorique, ce qui implique que l'anti-théorique est théorisable. Le mimétisme anti-théorique ne peut aboutir à la possibilité de théorisation que s'il existe dans toute tentation anti-théorique le possible supérieur de la théorisation, qui se traduit par la possibilité d'affecter au déni un sens a posteriori (le manque correspondant à l'absence de créativité).
L'histoire classique de la pensée posait que l'on pouvait innover en rassemblant, au grand jour, des faits dont le lien n'avait pas été observé et dont la supériorité consistait à se révéler plus profonds que les interprétations précédentes. Mais jamais l'histoire de la pensée ne s'était attelée à la tâche de théoriser l'anti-théorique. L'anti-théorique désigne le morcelé, l'épars, en précisant que ce qui dénote le morcelé n'est pas le morcèlement comme conséquence secondaire, mais le postulat selon lequel le morcèlement serait fondamental. Cette vision du réel va bien au-delà du caractère morcelé, si intrigant, des choses.
La conception aboutit à opposer les deux éléments du réel sur le mode antagoniste, l'être et le non-être. La théorisation demeure possible, les traditions divergeant à l'intérieur du nihilisme. Selon certaines, la théorisation est impossible, à tel point qu'il est possible de forger des savoirs étriqués sur fond d'incertitude et d'irrationalisme - de chaos. D'autres, aux antipodes, estiment que la théorisation est possible, à condition qu'elle soit finie : l'être serait théorisable, bien qu'il soit nimbé de non-être, lui inaccessible à la théorisation.
Entre ces deux paradigmes, on trouve des nuances, des sophistes aux métaphysiciens. Rosset à notre époque se positionne sur une ligne spinoziste, hérétique par rapport à la métaphysique, selon laquelle ce qui théorise analyse avec intelligence le désir. Hors de la sphère du désir, on renvoie aux calendes grecques, en parlant avec désinvolture d'incréé, en lieu et place du classique infini. L'anti-théorique correspond à cette zone dans laquelle la théorisation n'est pas exclue, mais se trouve réduite à la portion congrue du fini, opposé à l'antagonisme du non-être indéfini.
Pourquoi le nihilisme est-il répercuté seulement par sa manifestation idéologique, si infime qu'elle en sonne inaudible? Certes, l'on trouve quelques auteurs déclarés nihilistes au fil de l'histoire, comme Gorgias, dans l'Antiquité, ou Cioran, dans l'époque contemporaine. Même en énumérant des penseurs athées, exhibés de courants minoritaires (et précieux) de l'histoire de la philosophie, l'on n'en arrive jamais qu'à des marges. Le nihilisme, considéré selon les critères classiques de l'histoire de la pensée, reposant sur la théorisation, ressortit du mineur.
Il retient des aspects fragmentaires, qui ne sont pas dignes de prise en compte. On voit le résultat des défauts de cette interprétation, lorsque les commentateurs de l'aristotélisme passent à côté du caractère fondamental du non-être dans la métaphysique, non par mauvaise volonté ou conscience perverse, mais parce qu'ils recourent au mauvais décodeur d'historiens de la philosophie. Si la métaphysique manifeste le souci du réel le plus proche, de la méthode scientifique (même obsolète), ou de la théorisation philosophique parente de la science, au détriment de traits capitaux comme le réel défini comme fini, ou le non-être multiple entourant l'être lui aussi multiple, l'on se situe du côté des méthodes de l'histoire de la philosophie.
Comment expliquer que la philosophie ne voit pas le nihilisme comme refus de la théorie, et qu'elle en vienne à occulter un aspect majeur de la métaphysique? C'est la preuve que sa grille de lecture est biaisée et que ce qu'on nomme "histoire de la philosophie", bien qu'elle tende à l'objectivité érudite, produit des déformations critiques. Quand l'histoire de la philosophie sélectionne l'histoire de la métaphysique, elle se focalise sur le théorisable constitué, ordonné, et rejette la possibilité que le morcelé et l'anti-théorique puissent relever de la théorisation.
Du coup, elle se condamne à passer à côté de l'essentiel des productions humaines, encore plus des productions relevant de l'être : la majorité est composée d'éléments chaotiques; ce qui est humain relève de cette appartenance. Ce type de commentaires, se voulant aussi objectifs que passant à côté de l'essentiel, qui refusent l'ouverture vers le réel, surtout quand il s'agit de dénis majeurs, montre l'insuffisance du rationalisme critique, qui peut d'autant moins prendre en compte le problème métaphysique qu'il en reprend la raisonnement et qu'il s'inclut dans son giron.
La restauration de l'importance historique du nihilisme passe par le changement de critères critiques. Continuer à ne considérer le nihilisme que comme le mouvement idéologique disparu et marginal, dont on se souvient du fait de sa violence terroriste et de sa mention par Dostojevski et Nietzsche? Le nihilisme désigne plus que ce courant et recouvre ce que pressentait Dostojevski et qu'avait défini Nietzsche. La vraie intuition de Nietzsche tient moins à la critique de la morale au nom du moralisme (avec confusion entre ces deux termes) qu'à la critique du nihilisme.
Bien qu'il distingue de manière hallucinatoire entre le nihilisme réactif et le nihilisme divin, Nietzsche essaye de définir en philosophe le nihilisme, tandis que Dostojevski présente l'intuition de décrire le phénomène du nihilisme idéologique, en pressentant que derrière cette impulsion ténue, aberrante, bientôt évanouie, se cache un mouvement souterrain, comme l'appelait Dostojevski, plus profond, quelque chose comme la partie immergée de l'iceberg.
Si les deux échouent, c'est parce qu'ils portent le nihilisme en eux, en dénonçant, non ce qu'ils proposent, mais en ne considérant pas que ce qu'ils dénoncent est la partie d'un tout dont relève ce qu'ils proposent. Avec une distinction notable : Dostojevski propose un christianisme orthodoxe mâtiné de nationalisme et d'irrationalisme, les deux allant de pair; tandis que Nietzsche ambitionne de fonder le nihilisme divin, sans lui accorder le nom de nihilisme pur, et en tournant autour de notions voisines et métonymiques, comme le scepticisme, le matérialisme ou la sophistique.
Mais le nihilisme dénoncé n'est que la partie négative du nihilisme; sa partie positive relève du nihilisme divinisé et n'en modifie pas fondamentalement le cours. Nietzsche pense que le nihilisme divin remplace la croyance divine irrationaliste à laquelle adhérait Dostojevski. Dans les deux cas, le problème est l'indéfinition de ces notions. Faute de définir la différence entre le nihilisme divin et le nihilisme réactif, Nietzsche condamne son entreprise à sombrer dans le seul nihilisme qui existe : celui qu'il dénonce!
Vint la folie, quand il mesura son échec dans son entreprise de refondation, qu'il tourne autour du nihilisme, alors qu'elle concerne plus précisément l'immanentisme. Nietzsche ne peut comprendre ce courant spécifique du nihilisme, pour la raison qu'il accorde seulement l'existence à ce qui est théorisé selon les critères classiques, énoncés autant par l'ontologue Platon que repris par le métaphysicien Aristote. Le nihilisme ne provient pas d'une mentalité théorisée à l'avance, mais résulte de la mentalité du mimétisme inconscient, d'ordre inférieur, plus immédiate et spontanée à mettre en branle.
Le courant immanentiste, comme sous-courant nihiliste spécifique à la modernité, et gradation par rapport à la métaphysique cartésienne rénovée, s'est mis en place de manière non réfléchie quant à ses fondements. L'intelligence de Spinoza découle de fondements mimétiques nihilistes, dont la spécificité est l'accroissement par rapport aux résultats métaphysiques. Quand Nietzsche surgit pour remédier à la crise immanentiste, ce qu'il nomme "crise du nihilisme réactif" recouvre dans son vocabulaire mimétisé (mal formulé, de manière non-consciente) l'immanentisme historique.
C'est le signe que la méthode immanentiste repose à son tour sur l'impensé, le déni et l'inconscient fondamental propre au mimétisme. Le désir est mimétique. C'est la leçon de Girard, même si Girard, dans un bel élan de mimétisme paradoxal, estime que le désir mimétique constitue la fin du comportement. Nietzsche met en place sa réforme immanentiste, qu'il prend pour réforme totale des valeurs, allant au-delà du philosophique (bel exemple de sa grandiloquence).
Nietzsche ne peut que s'illusionner sur les raisons de sa démarche philosophique, en ne voyant pas qu'il s'inscrit dans les traces de l'immanentisme et de Spinoza, et surtout qu'il lance la réforme de l'immanentisme. D'une part, Nietzsche promeut une tentative de mutation, même impossible, qui contredit en partie le projet anti-transcendantaliste de l'immanentisme; d'autre part, Nietzsche veut dépasser toutes les tentatives de fondation des valeurs, avec pour particularité de considérer que la philosophie n'est supérieure au religieux que parce qu'elle use d'un vocabulaire élitiste et qu'elle repose sur le rationalisme humain.
On comprend pourquoi le nihilisme use de la philosophie à des intentions d'alternative au religieux : le philosophique offre l'arme du rationalisme simplement humain, débarrassé de la révélation et du prophétisme. Le nihiliste ne peut comprendre le mobile qui le meut, parce qu'il croit agir pour des fins créatrices, alors que celles-ci sont inexistantes, contradictoires, inférieures de ce fait à la création finaliste. De même que l'intelligence est au service du désir dans l'immanentisme, de même la création est reconnue, au service du mimétisme - dans le schéma nihiliste plus général.
L'anti-théorie soumet la créativité au mimétisme, soit considère que le réel est constitué de poches d'êtres nimbées de chaos, dans une forme de théorisation déniée et paradoxale dont la caractéristique est d'être peu conséquente. Si les Abdéritains n'ont jamais réussi à proposer une théorie matérialiste cohérente, même avec Démocrite, ou son maître obscur Leucippe, Aristote réussira à connecter l'être au non-être par le multiple, mais sans jamais expliquer cette connexion peu claire et arbitraire.
Tandis que le mimétisme s'ébroue dans le contradictoire en guise d'anti-théorique, ce qui montre que la représentation du réel morcelé, multiple et singulier ne tient pas la route et ne parvient pas à expliquer l'unité, dont l'infini est l'interrogation lancinante, sans réponse; la créativité présente pour caractéristique de permettre l'accroissement du réel, ce qui est la mission de l'homme dans son environnement et qui constitue son plus haut niveau d'action. L'anti-théorie débouche sur l'incohérent et le déni. Elle s'exprime par l'incompréhension de ses buts. Ce que le nihiliste veut, c'est parvenir à la plénitude, alors qu'il atteint seulement la contradiction autodestructrice.
L'immanentiste pense avoir trouvé mieux que la finitude incomplète, avec le désir. L'issue de Nietzsche pourrait en signifier long sur la valeur de sa philosophie : la folie (accessoirement, Deleuze l'immanentiste déclaré, se suicidera, bel exemple de complétude corps/esprit). Par l'incompréhension de son existence, et l'adhésion au refus de la théorisation, sous couvert d'éloge inconditionnel de la singularité et de la subjectivité, l'immanentisme dans son déroulement offre un panégyrique évocateur et représentatif de ce que l'anti-théorique offre d'illusoire à son corps défendant, prenant l'anti-théorique pour l'expression supérieure au théorique, alors que loin de le réformer, il en porte les stigmates de l'infériorité.

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