mardi 6 novembre 2012

L'infériorité de la complétude

Quand on parle de Spinoza, on fait comme si notre philosophe aurait découvert la complétude - réconcilié la nécessité et la liberté. Dès qu'on commence à se pencher sur le spinozisme, on s'avise de ses faiblesses, de ses lacunes, de sa manière d'enterrer les problèmes plutôt que de les résoudre. Je ne prendrai comme exemple que l'incréé, qui permettrait d'expliquer l'infini et la substance - donc le coeur de son système soi-disant révolutionnaire. 
Contrairement à ce que serinent les immanentistes, on ne tend pas vers la complétude comme vers la fin de l'être. La complétude en représenterait plutôt l'état inférieur, dont la fin mènerait, en cas de réussite, à l'accroissement. C'est dans la configuration immanentiste qu'elle défend le modèle qui contiendrait la fin du réel. L'immanentisme se pose en alternative de l'ontologie, la solution qui résoudrait, enfin, les carences de la métaphysique en proposant le modèle de la complétude du désir. L'immanentisme constituerait l'achèvement de la métaphysique, son visage enfin satisfaisant. 
L'accroissement est un modèle de réel supérieur à la complétude. La fin stable et, seulement à cette condition, atteignable du réel n'existe pas, parce que la complétude ne délimite d'objectif que dans le donné. Le réel n'est pas formé que d'être, ce qui rend caduque la thèse de l'être fini. Quand on se focalise sur un donné, on occulte que le donné en question, loin d'être délimité une fois pour toutes, se régénère du fait de sa malléabilité. Sa régénération s'exprime sous la forme de l'extensibilité.
La forme finie est nimbée de malléable adaptable, qui serait du non-être si l'être était figé à l'état initial (et artificiel) de chaos et si, corollaire, l'être se trouvait en antagonisme irréconciliable et irréductible avec la forme qui dans le réel lui est différente, que le nihilisme identifie comme non-être, alors que cet effort de définition est impropre. Pour être adaptée au réel, la complétude nécessite d'être remplacée par la malléabilité. Ce qui compte pour le réel n'est pas d'être complet, mais malléable : la malléabilité assure la pérennité du réel; quand la complétude est juste valable selon les critères finis.
La complétude s'expliquerait si l'on pouvait isoler un état de complétude, dont on voit mal comment il pourrait exister; tandis que la malléabilité extensible remplace la complétude et rend caduque la vision selon laquelle il faudrait se figurer une étendue infinie par rapport à laquelle imaginer des espaces de non-être deviendrait aberrant. Tandis que la représentation de l'infini en étendue repose sur le mythe, il convient plutôt de comprendre que le réel est dynamique au sens où il ne peut se concevoir en terme d'étendue.
Dans ces termes, il est certes fini, comme le pressent le nihilisme. Mais il est extensible, ce que ne perçoit ni le nihilisme, ni le transcendantalisme, qui pencherait plutôt du côté du mythe de l'étendue infinie, finissant par admettre que l'Etre renvoie à un état de perfection complète et stable, ce qu'illustre fort bien cette citation de Nietzsche : "Accordez moi une seule certitude, ô dieux..." ..." fût-ce une simple planche sur la mer de l'incertitude, juste assez large pour y dormir ! Gardez pour vous tout ce qui est en devenir, les formes diaprées, fleuries, trompeuses, charmantes, vivantes, et ne me donnez que la seule, la pauvre certitude toute vide" (La Naissance de la tragédie).
Nietzsche impute cette tendance à la complétude/certitude à l'héritage de l'ontologie, en particulier à Parménide (se gardant bien de s'en prendre à Platon). Il est certain que le transcendantalisme défend la complétude, qu'il identifie à l'Etre, se gardant bien de définir ce qu'est l'Etre. Il résumerait sa position ainsi : si nous pouvons raisonner juste dans l'imparfait sensible, c'est que notre intelligence est en contact avec le monde des idées, et que nous pouvons de la sorte raisonner juste sur une figure géométrique faussée, plus que fausse, puisque l'être est une partie de l'Etre.
Nietzsche ignore Platon, comme Aristote le travestissait grossièrement, mais Nietzsche va plus loin dans la stratégie de dénaturation. Aristote avait intérêt à revendiquer l'existence paradoxale du faux pour prouver le non-être. Nietzsche se focalise sur le désir et rejette le restant, ce qui explique qu'il promeut l'incertitude contre la certitude unique. Le multiple cher à Aristote est insuffisant pour expliquer que le désir complet ait besoin de muter (et tant pis si cette mutation s'avère impossible). A partir du moment où la mutation se révèle de facture impossible, c'est que le projet immanentiste cherche à concurrencer l'idée de changement.
Nietzsche lui applique les critères de la révolution oligarchique, ce qui lui donne un air révolutionnaire et romantique, propre à séduire la jeunesse ténébreuse et romantique (dans le sens postromantique). C'est l'aveu que l'immanentisme ne parvient à résoudre son problème de complétude et qu'il est obligé d'adjoindre l'incertitude généralisée, de laquelle le désir mutant pourrait s'extraire par exception tout en demeurant dans l'ici et le maintenant. Aristote essayait d'instaurer des règles dans le fini et avait échoué.
Spinoza avait rétréci l'exigence au désir et avait échoué à remplacer la certitude par la complétude.
Nietzsche, qui se garde bien de rappeler que l'exigence de complétude du désir vient remplacer la certitude de fini, tente de surmonter l'échec du désir complet par l'adjonction de la mutation. Dès le départ, cette mutation se révèle de teneur impossible. Avec Spinoza, la complétude révélait son infériorité en ce qu'elle renvoyait aux calendes grecques la question de l'infini, défini avec désinvolture comme l'incréé, pour se focaliser sur le désir mais échouer tout autant à le définir.
Du coup, la complétude se montre hétéronome et incomplète. Si Nietzsche avait réussi à muter le désir de l'ici et du maintenant pour lui conférer un caractère de pérennité, sans doute aurait-il pu se targuer de créer les conditions pour que le désir existe, quoique sa complétude ressortisse non plus des conditions du rationalisme, mais d'un caractère oscillant entre le supérieur arationnel et l'irrationnel. Nietzsche réfute les conditions de la non-contradiction. Il le payera à ses dépens par la folie expiatoire en ce sens. 
L'irrationalisme du projet nietzschéen range une dernière fois la tentative de complétude aux ornières de la solution rationnelle et oblige à considérer le mythe de la complétude pour ce qu'il est  : une infériorité par  rapport à l'incomplétude. Il convient de distinguer deux complétudes autant que deux certitudes, complétude et certitude relevant de la paronymie. La complétude ontologique s'oppose à la complétude nihiliste, qui assez vite se réclame de ce qui pourrait paraître son antonyme et qui débouche assez logiquement sur l'incertitude multiple. 
La complétude finie se réclame de l'incomplétude du non-être, mais jamais de l'infini, tandis que l'incomplétude infinie commet l'erreur de chercher la complétude dans l'infini, d'aboutir à la définition inadéquate de l'infini (l'homogène). Les deux complétudes se trompent quant à la possibilité d'un ensemble qui soit stable, et cette stabilité oscille entre sa contradiction avec l'infini et son absurdité avec le non-être. Reste que l'idée de complétude aboutit avec l'infini à rendre possible le fini (le sensible), alors que la complétude finie s'autodétruit en se révélant inapte à définir le réel extérieur à son domaine autrement que comme du non-être.
La complétude du désir est la plus pernicieuse des complétudes proposées à ce jour, étant entendu que le mirage de Nietzsche flirte avec la folie en prétendant abolir les lois de la contradiction. Quelle que soit sa forme, la complétude propose un modèle de réalité inférieur, en ce que pour être complet, il faudrait que le réel soit stable et fini. Deux erreurs manifestes. Le réel est malléable et extensible, ce qui aboutit à butter contre une impossibilité logique : la complétude couplée à l'étendue infinie - ou alors la complétude finie couplée au désinvolte et inexplicable non-être.

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