lundi 31 décembre 2012

La disparition de Gorgias

De la méontologie (suite).

Raisonnement de Gorgias : si le positif (l'être) est indéfinissable, c'est la preuve que le négatif (les non-étants) constitue la définition, ruinant toute tentative de théorisation, puisque penser l'impensable est contradictoire dans les termes du langage. Gorgias a écrit son traité pour ruiner toute tentative de théorie et pour dénigrer les ontologues - secondairement, restaurer l'idéal des sophistes. L'argument de Gorgias part de la reconnaissance que l'ontologie ne parvient pas à définir le positif. Si elle y arrivait, son apologie du négatif ne tiendrait pas.
En tant que telle, elle constitue la provocation ultime d'un érudit, qui s'irrite de la difficulté à connaître et de l'impossibilité à connaître de manière définitive - du coup qui congédie de dépit ce qui se refuse, le savoir à l'érudit. Gorgias essaye de piéger l'ontologie, expression érudite du transcendantalisme, à son propre piège : elle fonctionne, mais sans parvenir à théoriser ce fonctionnement pratique. Il ne propose rien à la place, montrant que le négatif piège le positif lacunaire, sans parvenir à le remplacer.
Pourtant, le négatif se révèle inférieur au positif. Le positif étant de l'être extensible et malléable, le négatif ne peut être une alternative au positif. Il n'est pas supérieur, puisqu'il en a besoin pour affirmer paradoxalement sa négativité. Il n'est que l'expression dégénérée du positif. Le négatif ne conserve du positif que sa réalité la plus réduite, chronologiquement au présent, la réduction du réel complexe, hétérogène, pluriel, varié, chamarré - à sa dimension la plus accessible aux sens.
Le nihilisme est négatif, au sens où il ne retient du réel que le sensible. Le transcendantalisme propose que le réel soit plus complexe, de nature infinie, ce qui explique son fonctionnement opérationnel, non théorisé. Il ne propose rien d'autre qu'une affirmation indémontrable : l'Etre existe en prolongement. Ce qui fait que le transcendantalisme a tendance à verser, comme le nihilisme, dans l'irrationalisme, alors qu'il entend s'y opposer. 
Épuisé par le travail de sape de la métaphysique, la philosophie finit par confondre ontologie et métaphysique, selon un glissement de sens progressif, qu'adoube une philosophe courageuse et intègre, Simone Weill : l'Etre devient parfait, au point que l'être est un appendice inutile, alors que Platon, avant la métaphysique et la subversion aristotélicienne, propose que l'être soit la partie dégradée de l'Etre. Notable différence. Il est vrai que Platon ne définissant pas l'Etre, il permet à Gorgias le sophiste de proposer en lieu et place les non-étants multiples, au pluriel.
Weill est de bonne foi une chercheuse d'être, en quête de renouveau possible, alors que son contemporain, l'élitiste Heidegger, un temps nazi, tout le temps oligarque, ambitionne d'achever enfin la métaphysique, avec son Dasein entouré de néant. Weill illustre la faillite prochaine de la métaphysique, tandis que Heidegger la précipite, avec son ambition de révolutionner l'histoire de la philosophie, non de chercher la vérité. Le nihilisme tapi dans la métaphysique dès ses origines (voir les principes peu commentés d'Aristote) ressort peu à à peu et finit en fin de course par être criant, voire reconnu.
Heidegger ne se soucie plus de cacher le néant, mais d'expliciter l'Etre comme le dévoilement du Dasein. Il agit comme s'il essayait de rattraper l'immanentisme sur cette question centrale. Le Dasein entouré de néant évoque le désir complet entouré d'immanence incréée, à ceci près que Spinoza se soucie peu du problème de l'incréé, tandis que Heidegger a besoin de reconnaître le néant pour réussir à définir son Être. Ce dont Heidegger a besoin, c'est d'élucider le problème de l'infini, dont la caractéristique est d'être demeuré encore irrésolu.
Du coup, il se rabat sur une entourloupe, consistant à reprendre la problématique d'Aristote, le Dasein étant défini par le néant. Mais qu'est-ce que le néant? Mystère et boule de gomme. Heidegger a contextualisé l'être fini et multiple d'Aristote en le conditionnant à la temporalité. L'Etre-là se comprend à l'aune de la remarque de Heidegger, selon laquelle si l'on parvenait à définir le temps, on comprendrait qui est Dieu (ou l'Etre). Heidegger aurait produit une avancée par rapport à la métaphysique, s'il avait réussi à expliquer le lien de multiplicité entre être et non-être.
Pas davantage Heidegger ne s'aventure-t-il à caractériser le néant. Les puristes expliqueront que le néant n'a rien à voir avec le non-être, mais en l'absence de distinction claire, à part des rodomontades et des effets d'annonce, Heidegger n'avance rien de nouveau. Peut-être pourrait-on voir dans sa tentative de concilier Être et néant une originalité, au sens où les métaphysiciens opposent être et non-être. Mais l'Etre de Heidegger n'est pas défini autrement que par l'adjonction du temps, qui lui-même ne se trouve pas défini.
Du coup, Heidegger n'apporte rien, contrairement à ce qu'il cherchait. Gorgias revient pour répéter que le négatif est insurpassable. D'un côté, il se trouve démenti par la production de pensée, qui elle est positive. De l'autre, il demeure énigmatique et fascinant malgré sa production, qui sonne comme une provocation, parce que personne parmi ses successeurs en philosophie ne pourra proposer quelque chose de positif qui puisse être exprimé. On peut à la limite agir de manière positive, mais l'on n'est pas capable de définir le principe de cette positivité. La force du raisonnement de Gorgias se combine avec la faiblesse de sa pratique.
Gorgias a compris la faiblesse du discours ontologique : ne pas définir l'Etre. Aucun philosophe n'y parviendra par la suite, parce que tous partent des principes édictés par Platon, y compris la tradition majoritaire et hétérodoxe de la métaphysique, qui concilie la tradition ontologique avec celle antagoniste du nihilisme. Mais Gorgias n'a eu aucun rôle marquant dans l'histoire de la pensée, parce qu'il nie l'effectivité de la positivité, effectivité dont on peut attester de l'existence en se référant aux actions nombreuses qui la rendent irréfutables.
La disparition de Gorgias est un avertissement pour l'ensemble de son héritage : si le nihilisme ne peut s'assumer en tant que pensée directe, franche et frontale, du fait de sa contradiction impossible à assumer, il ne peut davantage être utilisé indirectement et implicitement, comme le fait la métaphysique dans son déploiement. Cette précision discrédite l'histoire de la philosophie, bien davantage que le discrédit qui s'attache aux pas du nihilisme explicite. Si le nihilisme est une erreur, il ne peut être repris que parce qu'il porte en lui le problème numéro un de la pensée : le réel ne se trouve pas défini par le transcendantalisme.
Le transcendantalisme, et non l'ontologie : l'ontologie n'est que la partie de la philosophie antique qui répercute le transcendantalisme, partie fort évocatrice en ce qu'elle condense la problématique transcendantalisme/nihilisme par le débat ontologie/métaphysique. Gorgias a contaminé l'ensemble de l'histoire de la philosophie ultérieure au sens où il synthétise et ramasse jusqu'au point le plus emblématique l'histoire du nihilisme avant de lui. Peut-être est-ce Gorgias auquel Aristote aura-t-il voulu répondre? Toujours est-il que Gorgias a tendu un piège à l'ontologie.
S'il perd la partie philosophique en refusant de répondre au problème de l'Etre autrement que par la dérobade du négatif, il contraint les forces en présence à s'inspirer de lui. Gorgias ne peut gagner, mais il peut contaminer : c'est fort de cette constatation qu'il propose que le dispositif du nihilisme soit le plus cohérent possible dans son incohérence fondamentale. Pour lui, l'erreur de l'Etre ressortit dans l'être : c'est la volonté d'unifier, de dépasser le multiple. Du coup, il propose les étants en lieu et place de l'Etre.
Les étants : la multiplicité des êtres n'aurait pas été suffisante, car elle implique encore une constitution unifiée, tandis que le participe présent rend bien compte du caractère en gestation et en continuelle évolution de ce qui est. Mais l'évolution ici envisagée ne tend pas vers la perpétuation et la continuité de ce qui est, mais vers sa néantisation. Néantiser signifie, non désigner une réalité précise et tangible, palpable, mais détruire la réalité au nom de l'imprécision revendiquée de ce qui constituerait la trame et le fondement du réel.
A cet égard, il est significatif que le nihilisme opte pour un système dans lequel, si l'on ne peut expliquer que les choses soient, l'on admet qu'il faut que quelque chose soit. Si quelque chose n'est pas, ce qui relève de l'énoncé contradictoire, la contradiction implique que le réel soit ce qui constitue quelque chose, malgré les entreprises de destruction et de contradiction qui en marquent les premiers linéaments. Le nihilisme est le courant de pensée qui refuse la difficulté d'affronter la pensée du réel et qui se réfugie dans la paresse intellectuelle, consistant à refuser de comprendre pourquoi le réel est, alors qu'il pourrait disparaître.
Pourquoi le réel ne peut-il disparaître? Pourquoi la contradiction engendre-t-elle l'être? Pourquoi le nihilisme peut-il décréter qu'est réel un domaine circonscrit et fini, arbitraire et incomplet? Le réel s'adapte, mais comment se fait-il que le réel soit totalisant et contradictoire à la fois? Pourquoi la contradiction engendre-t-elle l'être? Peut-on se satisfaire d'une explication par la nécessité, sachant que le nécessaire propose une explication insuffisante au réel, et inférieure à la liberté?
La nécessité débouche sur le mécanique, qui peine à expliquer l'origine des choses, même en admettant que l'origine ne soit pas temporelle et causale. Pour comprendre que l'être ne s'explique pas et que le manque d'explication découle de la structure en enversion du réel, selon laquelle le réel ne peut se comprendre de manière homogène et linéaire, mais est constitué d'une structure en enversion, rendant explicables les phénomènes de disjonction et d'instantanéité, il convient de se demander pourquoi la contradiction qui débouche sur l'être débouche précisément sur l'être.
Autrement dit, qu'est-ce qui permettrait d'expliquer la contradiction et, de manière concomitante, l'être? La contradiction n'explique pas l'être, sinon par son passage en nécessité : de la contradiction vers l'être. Pourquoi ce qui s'entrechoque de manière contradictoire ne finit-il pas en désintégration, mais en résolution vers l'être? Comment expliquer que le contradictoire précède chronologiquement et logiquement l'être? Au coeur du contradictoire se tapit déjà l'élément de résolution. C'est parce que le réel se déploie à partir de ce qui n'est initialement pas le contradictoire, mais l'élément premier du réel, qui est le reflet.
Le reflet diffère du choc, en ce que le choc anéantit les éléments, quand le reflet autorise plus que la contradiction, l'extensibilité. La contradiction n'a jamais lieu en tant que processus : son processus donnerait lieu immédiatement à sa résolution, le chaos en être. Mais comment expliquer cette résolution et l'absence fondamentale de temporalité? Le temps permet de dérouler ce qui donne lieu à la réflection, tandis que la réflexion explique pourquoi la pensée peur retrouver l'explication de l'enversion, malgré les linéaments et la structure en rupture de l'enversion.
On peut considérer que le réel se manifeste par le surgissement, en choisissant un verbe qui n'est pas empêtré dans la temporalité causale, qui manifeste plutôt le déroulé du processus. Il importe de ne pas réfléchir en termes fondamentaux d'être, selon lesquels tout se rapporte finalement à ce qui succède et qui n'est qu'une partie du concomitant. Pour que naisse quelque chose, il faudrait instituer quelque chose qui précède, qui soit premier et dissocié, comme si l'espace chaotique précédait de manière fantasmatique la création, ainsi que le voudrait la cosmogonie selon les anciens (à en croire Hésiode).
L'informe précéderait le formé. Et comment expliquer l'informe? On peut expliquer le formé par l'informe, comme une construction et un ajout, mais on ne fait que repousser le problème. L'ontologie ne répond pas à cette question. Le nihilisme y répond de manière irrationaliste et insatisfaisante. Si l'on ne peut répondre à cette question, c'est qu'elle est mal posée. Si elle persiste à être posée à ces termes, c'est qu'on la pense en termes transcendantalistes, selon le critère de l'homogénéité. En réalité, l'apparition du réel n'a pas de sens autrement qu'en termes spatiaux, voire chronologiques-connexes, selon les critères de l'être.
Mais l'être est la construction qui découle du reflet et qui ne peut lui être dissociée de manière artificielle. Poser la question de l'origine du réel n'est ainsi pas une question pertinente et découle de la mentalité nihiliste, selon laquelle le réel apparaît tel qu'il se déploie dans le format de notre expérience, en gros autour des bornes de l'être. Le réel a pour caractéristique de se constituer autour du reflet et de présenter deux particularités immédiates et connexes :
1) sa multiplicité contradictoire;
2) sa malléabilité et son extensibilité.
A partir de ces deux critères, le réel s'accroît et ne peut qu'épouser les contours; jusqu'aux recoins, de l'espace - avec cette précision d'importance que la notion d'espace est liée à l'être et que l'espace n'est qu'un des moyens dont use le réel pour se résoudre en être. L'imperfection dont témoigne l'être signifie que le réel n'est pas donné, qu'il ne peut que se perpétuer en extension continue.
Gorgias est celui qui force à se poser des questions au-delà de Platon et à ne surtout pas tomber dans la solution de facilité métaphysique, telle qu'Aristote l'a conçue à partir de l'héritage des nihilistes de son temps, dont Gorgias. Gorgias ne fait pas de compromis. C'est un radical qui assume de ne pas laisser de traces, et qui le savait fort bien. Les nihilistes n'ont jamais laissé de traces, puisqu'ils parient sur l'exclusive portée de l'immédiat et du physique. Gorgias se satisfaisait de son érudition, de sa richesse, de son influence sociale, de sa supériorité intellectuelle. Pédant et arrogant, il n'avait que faire de questions qu'il rejette expressément dans son Traité.
De ce fait, il avoue aussi qu'il réfute le réel pour ne pas avoir à rejeter ses propres valeurs. C'est le reproche que l'on pourrait adresser aux nihilistes : rejeter le réel pour valider leur pensée. Leur pensée présente comme inconvénient majeur de vouloir à toute force se limiter à un domaine fixe, fini, stable, sans possibilité d'évolution, au sens où Aristote estimait qu'il parachevait la philosophie comme savoir ultime. L'ontologie, à défaut de définir le réel, propose au moins un moyen évolutif et non codifié de s'approcher des meilleures propositions appliquées : le dialogue.
La recherche outrée d'une définition du réel, qui nous rapporte furieusement aux attentes du positivisme et de Comte, ne peut aboutir qu'à isoler un domaine. L'habileté de la métaphysique par rapport à la gradation du positivisme est de s'en tenir à établir qu'il existe du non-être à côté de l'être, soit de l'indéfini à côté du domaine défini - quand le positivisme entend dans son égarement établir un domaine exclusif et impossible à tenir. Le langage sert à comprendre le réel, dans la mesure où l'être a accès à ce qui n'est pas de l'être et qui se tient autour de lui.
Toute la difficulté consiste à mesurer que la structure du réel présente une difficulté de compréhension pour l'être en tant que l'être comme partie finaliste du réel n'a pas accès à ce qui le précède d'un point de vue chronologique. Le langage fonctionne en homogénéité, sur le mode de l'être, qu'il tend à essentialiser, par exemple avec l'exemple de l'ontologie, pariant sur le fait que l'être = le réel. Mais le réel ne fonctionne pas sur le mode de l'être. Sa structure en disjonction, en colimaçon propre, ne rend pas impossible la connaissance de ce qui n'est pas de l'être et qui se trouve disjoncté. La difficulté consiste pour le langage à se mouvoir dans la disjonction.
Il le peut, parce que l'être si l'on devait rétablir une chronologie, provient du malléable et a des relations évidentes avec le contradictoire. Le langage peut donc exprimer le malléable et le contradictoire, au prix de certains efforts importants. Il importe pour lui de se mouvoir en premier lieu dans l'interprétatif, l'évaluatif, et de comprendre que le factuel risque de déformer sous prétexte d'exactitude la structure disjonctive du réel. Dans l'évaluatif, le langage doit s'attacher à retenir ce qui tend vers l'unité originelle, qui encourage la croissance et qui relève du reflet.
Gorgias montre que le nihiliste est celui qui élabore des raisonnements très subtils pour finalement réfuter la partie évaluative, les plus radicaux (comme Gorgias) estimant que l'évaluatif équivaut au non-être, quand les tenants du compromis (en particulier les métaphysiciens instillés par Aristote) posent que l'évaluation est possible dans le domaine fini de l'être. Leur rejet de l'évaluatif est cohérent : à bien y regarder, l'évaluatif est ce qui implique la croissance. Le langage change, parce qu'il s'adapte à la croissance et qu'il refuse le vocabulaire de Gorgias.
Vocabulaire pourtant court, où toute vérité se trouve énoncée en quelques pages. C'est un miracle et un charme (un attrait) du nihilisme que de proposer la vérité en quelques mots, alors que les concurrents de l'alternative transcendantaliste pataugeraient dans des complications pouvant déboucher sur des compromis tout aussi alambiqués (et je pense à la métaphysique de Hegel notamment, comme summum de complications en fin de course de la métaphysique). C'est aussi un terrible fatum, comme dirait Nietzsche : le fatum de Gorgias est d'être oublié, parce que la solution qu'il propose, provocatrice, ne mène à rien, ou seulement pour lui.

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