dimanche 9 décembre 2012

L'esthétique oligarchique

Nietzsche a trouvé comment réformer l'immanentisme : par l'oligarchie esthétique - le thème pompeux de l'artiste créateur de ses propres valeurs. L'inventivité redevient possible en terrain fini, que le spinozisme redéfinit, plus étroitement, comme territoire de complétude : en guise d'inventivité, il ne s'agit pas d'innover, mais d'affirmer. Contrairement à l'invention, possible, mais non réalisée, l'affirmation existe - déjà. Elle consiste à dire oui à ce qui est donné. Nietzsche prétend avoir trouvé une méthode révolutionnaire pour accepter la vie, lui dire oui, perfectionner l'héritage spinoziste.
Il n'est pas certain que Nietzsche ait suffisamment lu Spinoza pour en donner la suite consciente - ou s'il agit par mimétisme, selon la mentalité qui en est issue. En s'opposant à l'élitisme forcené et nationaliste du clan Wagner, il en vient à privilégier l'élitisme esthétique, dont il avait commencé à chercher la voie lors de son époque Wagner. Dès qu'il se lance dans l'écriture, Nietzsche manifeste sa propension envers l'élitisme. Il comprend que ce dernier devra proposer une primauté esthétique, de telle sorte que l'alliance platonicienne entre le Bien et le Beau vole en éclat.
Le combat principal de la critique nietzschéenne est adressée contre la morale. Nietzsche assimile le platonisme avec le christianisme, le platonisme étant selon lui l'expression élitiste du christianisme. Le Beau est le cheval de Troie de l'oligarchie, au sens où son critère repose sur des valeurs physiques. Ce qui ruine l'effort oligarchique de conférer à son mode de pensée de la cohérence, c'est que le propre du raisonnement oligarchique s'appuie sur l'incohérence.
L'oligarchie est l'expression politique du nihilisme, tout comme le républicanisme est l'expression politique du transcendantalisme. A ceux qui estiment que le nihilisme ne peut être qu'un courant philosophique mineur, qu'ils considèrent la trace de la métaphysique dans l'histoire de la philosophie pour s'aviser de l'importance implicite, indirecte et biaisée du nihilisme. Non que le nihilisme soit l'essence de la métaphysique, mais parce que la métaphysique opère le compromis historique entre le nihilisme et l'ontologie, comprenant que le nihilisme ne peut perdurer sans ontologie, soit : sans la tentative de théoriser l'infini.
Aristote en retirera l'héritage de la théorisation, qu'il adaptera aux normes finies. La métaphysique serait l'adaptation de l'ontologie au fini, si ce n'est que le fondement théorique de la métaphysique consiste à revendiquer l'existence paradoxale du non-être. Le nihilisme se trouve présent au coeur de la métaphysique, sans en être l'expression intégrale. L'apport d'Aristote consiste à relier l'être et le non-être - par le multiple. Si l'on n'épilogue guère de nos jours sur cette innovation, parce qu'elle n'a pas débouché sur des résultats impérissables, elle vient tenter de mettre fin au principal inconvénient de toute théorie finie.
L'hétéronomie est le défaut rédhibitoire du nihilisme et influence les théories du compromis, comme la métaphysique. Nietzsche se situe plus précisément dans le courant immanentiste (période tardive). L'immanentisme constitue la radicalisation de la thèse métaphysique, au sens où il réduit encore l'espace du fini pour le circonscrire au domaine cette fois aisément délimitable du désir : le désir est défini comme complet dans le moment où il restreint encore le champ du fini. On pourrait critiquer cette limitation du réel, dans le moment où il refuse de prendre en compte le problème de l'infini, de l'expliquer, surtout s'il juge l'explication ontologique insuffisante.
Le problème est que ses efforts pour proposer une alternative crédible au transcendantalisme (au-delà de l'ontologie) quant à l'explication du réel ne peuvent en aucun cas déboucher sur la réussite. Son défaut est constitutif, au sens où toute tentative de réduire le réel au fini se heurte au problème de la contradiction inhérente. Le fini est contradictoire, tout comme l'enfer est pavé de bonnes intentions. La raison en est que le réel ne peut être défini, parce que le propre de la définition est d'être aussi clarifiante que finie.
Le réel propose que le fini toujours en redéfinition s'étende, croisse, échappe de la sorte à son principe de contradiction. De ce fait, le réel est totalisant et le non-être ne peut exister, ni dans la langue (l'existence de ce qui n'existe pas est aussi impossible que croustillant), ni dans le réel. Le nihilisme réfute le totalisant et devient totalitaire, de telle sorte que l'on se montre soit totalisant, soit totalitaire. Le non-être reviendrait à admettre l'échec de la connaissance à découvrir la part la plus importante du réel, en décrétant l'infini inconnaissable.
Le non-être n'est pas une alternative fausse qui tenterait d'expliquer l'être, mais un refus paresseux d'expliquer, au sens où Calliclès chez Platon refuse au bout d'un moment de répondre aux questions de Socrate et se borne à décréter avec force et véhémence que les plus forts sont les plus forts. Est-ce ainsi que Rosset entend la tautologie, selon laquelle A est A, que Wittgenstein condamne au motif qu'elle veut tout et rien dire à la fois - ce à quoi manifestement Rosset trouve du bon? Nietzsche ne louait jamais assez les affirmateurs, qui selon lui disent oui à la vie et qui au moins ne s'embarrassent pas d'argumentations.
Selon lui, l'idée qui a besoin d'argumentation n'est pas bien solide, tandis que son affirmation péremptoire induit sa valeur. Nietzsche montre que son esthétisme est au service de la morale du plus fort. Il légitime l'hétéronomie par son refus de l'argumentation. Expliquer se trouve remplacé par asséner. C'est un constat d'échec, au sens où pour fonctionner, la structure du réel devrait évoluer. Mais si ce constat explique le projet de mutation impossible, projet fou qui conduit Nietzsche à la démence, le caractère impossible du projet le rend inopérant.
Nietzsche refuse de considérer la caractéristique numéro 1 du réel : sa dimension totalisante, qui réfute le non-être et qui empêche toute production singulière de réel de parvenir à opérer la moindre sortie, comme le moindre changement structurel. Rosset a tort quand il décrète que le réel ne peut changer (au motif que le changement ne pourrait faire relief sur rien), mais il comprend dans son immanentisme viscéral, et terminal, que le changement ne peut affecter d'un coefficient d'extériorité le réel, de telle sorte que le réel deviendrait enfin figé et abouti.
Le changement ne peut que modifier, au sens d'amélioration et de croissance, le réel. Comme Rosset le rappelle, on ne peut changer le monde si le monde est hasard. Un matérialiste conséquent ne peut être révolutionnaire. Derrière cette pique contre les marxistes et autres gauchistes, Rosset oublie que sa lucidité ne s'applique qu'aux immanentistes depuis l'ère tardive et dégénérée - plus largement qu'aux matérialistes, qui font partie du nihilisme d'une manière ou d'une autre. Plus largement encore pourrait-on inclure les nihilistes, directs, et indirects, comme les métaphysiciens, qui, s'ils réfutent la dimension fondamentale du hasard au nom de la possibilité de théorisation, présentent la propension à tenir le réel pour fini et donc univoque.
Restons-en à l'immanentisme depuis Spinoza : si l'éthique peut suggérer que derrière la nécessité incréée se trouve le hasard, Spinoza tendrait plutôt à réfuter le hasard matérialiste défini par Démocrite, voire se rapprocherait du hasard et de la nécessité tels qu'Epicure et son disciple Lucrèce les entendent. Quoi qu'il en soit, la position de Spinoza face au hasard n'est pas définie clairement, puisqu'il oscille entre la condamnation et la légitimation implicite (que cache l'incréé divin?), telle que la formuleraient les épicuriens.
Que cache la nécessité spinoziste - et cette impossibilité à définir l'incréation? Nietzsche s'engouffre dans cette carence en comprenant que le seul moyen de sauver le processus immanentiste de sa disparition programmée consiste à affirmer dans un premier temps le hasard, de manière poétique, puis dans un second temps, de manière à ne pas remplacer une indéfinition par une autre, même exacerbée : l'incréation par le hasard.
Nietzsche invente la biscornue mutation impossible, dont le propre serait d'en demeurer dans le réel, tout en changeant les structures fondamentales du réel, sortir tout en demeurant, nier le principe de contradiction. Peut-être est-ce ce que Nietzsche a voulu faire in fine : prouver qu'il avait trouvé de quoi dépasser le principe de contradiction. Et sa raison chancelante, déjà dévorée par la mania, bacule en se confrontant à ce que cache l'abolition du principe de non-contradiction : non un principe supérieur, que désignerait de manière énigmatique le surhumain, mais la banale contradiction, dont chacun sait qu'elle débouche sur la folie.
Justement, c'est à la contradiction qu'aboutit l'hétéronomie des valeurs propres à la loi du plus fort. La visée de l'esthétisme, qui nie la morale au profit du plus fort, et qui établit le divorce entre le Beau et le Bien, au profit de l'esthétisme radical, n'est jamais que la resucée de la tendance antique, voire atavique, selon laquelle le domaine du réel se trouve fixé à partir du moment où il est cantonné au physique. C'est l'inverse qui se produit : loin de définir l'unité, le physique révèle l'hétéronomie.
L'esthétique pure propose l'inverse du programme classique, qui relie le Beau au sens, suivant la démarche fixée par Platon (qui sur ce point se révèle trahi de manière ambiguë par Aristote, lequel sauvegarde la possibilité de théorisation, autant qu'il la cantonne au fini). Au sein de l'hétéronomie, il est normal que l'oligarchie soit la représentation supérieure et dominatrice de l'hétéronomie, mais impossible qu'elle se révèle pérenne - un avertissement à adresser aux oligarques mondialisés actuels, qui dans leur égarement poursuivent le projet d'imposer leur pouvoir une bonne fois pour toutes.

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