samedi 5 janvier 2013

La force mineure

Dans La Force majeure, Rosset note que l'on peut éprouver la "satisfaction totale au sein de l’infini même". Il lui oppose l'espoir en général, notamment celui, politique, d'escompter changer la vie. L'ouvrage est écrit au début du premier septennat "socialiste" du président Mitterrand. L'espoir de cette nomination se trouvera vite démenti par une politique de plus en plus indexée aux canons de l'ultralibéralisme cher à Friedmann - appliqué en Grande-Bretagne par Thatcher, aux Etats-Unis par Reagan et Bush Sr. - tous socialistes et progressistes notoires.
Rosset se réclame d'une citation du fabuliste La Fontaine, un moraliste immoraliste, puisqu'il mêle le moralisme propre au dix-septième siècle, qui diffère du moralisme exacerbé propre au sentiment moral, à la pensée libertine dans son sens propre (dont le libertinage constitue l'acception usuelle la plus réductrice, voire dégradée) : "Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste". Le nihilisme est la forme souterraine qui parcourt l'histoire de la pensée de manière négative et qui ne peut s'affirmer pour cette raison précise, à l'exception des périodes de crise religieuse, comme celle concernant le passage du polythéisme au monothéisme.
L'influence la plus courante du nihilisme n'est pas l'expression explicite, dévoyée quand elle est affirmée de but en blanc, mais l'influence indirecte, suivant l'art du compromis, ainsi qu'il advient avec la philosophie d'Aristote, qui prétend fonder ce que ses disciples appelleront après lui la métaphysique, art du compromis entre l'ontologie et le nihilisme. Aristote prétend que le réel est fini, ce qui constitue une influence manifeste de l'enseignement nihiliste, mais en même temps que l'être est théorisable, ce qui ressortit de l'ontologie, en particulier de la mouture la plus élaborée fournie par son maître Platon (dont il suivit l'enseignement avec trop d'attention pour qu'il ne calomnie pas quand il prétend que pour Platon, le non-être est le faux).
Rosset est plus qu'un de ces philosophes qui singent, se faisant appeler philosophes alors qu'ils constituent des historiens de la philosophie, experts, spécialistes ou érudits. Ils représentent le spécimen de l'immanentisme de période terminale, mieux que les postmodernes, des contemporains qui déforment trop l'immanentisme en gauchisme pour prétendre à la profondeur et faire de l'immanentisme ce qu'il représente depuis le départ : l'apologie de l'oligarchie et de la puissance. Spinoza, quand il définit la liberté comme puissance, montre ce qui est en cause politiquement derrière son système éthique.
S'il propose l'éthique comme substitut à la morale, c'est parce qu'il entend promouvoir le retour à la loi du plus fort, qu'il nomme puissance et qui d'un point de vue théorique prend la forme chez lui de la complétude du désir (le tout) environné de qui indiffère et qui ne présente aucune influence (l'incréé). L'incréé est la formulation immanentiste du non-être tel qu'il se trouve codifié dans la métaphysique, à ceci près que le champ d'intérêt de l'être s'est réduit du fini vers le désir. L'incréé propose un suffixe négatif qui revient à dire que ce qui ne relève pas du désir est ce qui n'est pas - créé. 
Aussi bien le créé se trouve-t-il dépourvu de signification autre que l'être puisque la création en renvoie à rien d'autre qu'à la complétude du donné. Créer reviendrait en somme à dominer, en aucun cas à inventer. Le nouveau n'a pas de sens dans une conception où c'est le donné qui prime. L'infini tel que Rosset s'en réclame pourrait donner à croire que les immanentistes reconnaissent l'infini et lui confèrent un sens original, tout comme ils proposeraient un sens original à la liberté. C'est exactement l'inverse qui se révèle à l'aune de la définition de La Fontaine.
C'est que "la satisfaction au sein de l'infini" implique que l'on se focalise sur le tout et que l'on se désintéresse de ce qui au final compte pour rien. Le reste qui est rien désigne l'incréé, le tout le désir. au sein de cet infini entendu comme incréé, il est un moyen découvert par Spinoza de vivre de manière pleine et satisfaisante : c'est de rejeter comme inutile tout ce qui n'est pas du désir, tout ce qui ne recoupe la sphère réduite au périmètre humain du désir.
Quel est ce tout dont se réclame La Fontaine et qui permet à Rosset de prétendre vivre dans l'infini? C'est un tout bizarre, un tout qui ne totalise pas, un tout qui serait totalitaire au sens où il dénote l'arbitraire. C'est un tout qui réussit l'exploit de n'être pas tout et de coexister avec rien. La doctrine dont se prévaut La Fontaine est celle des libertins, qui croisent l'hédonisme, le matérialisme, l'atomisme, voire la métaphysique. Dans tous les cas, nos libertins intellectuels n'ont pas progressé dans la cohérence depuis les difficultés insurmontables rencontrés par Démocrite d'Abdère pour trouver un système cohérent dans un cadre nihiliste.
Le tout coexiste avec rien, ce qui relève du contradictoire, sauf que l'on notera que rien ne se place pas sur le même plan que le tout, du point de vue de l'usage pronominal (pas de pronom/pronom défini) en particulier. C'est que rien renvoie à de l'indéfinissable plus encore que de l'indéfini, tandis que le tout est connoté comme la seule partie qui soit définie et donc définissable. La nuance est d'importance et se comprendrait très bien - si elle n'était incohérente. Car ce tout n'est pas le tout : c'est le connu; et rien n'est pas rien, mais l'inconnu.
Avec une incompréhension de surcroît : tout ce rapport de forces est stable. La stabilité est sans raison. On ne voir guère pourquoi le donné est donné (ni d'ailleurs par qui). La satisfaction au sein de cet infini bien particulier supposerait l'acceptation de l'incohérence qu'il comporte, l'infini oscillant entre l'addition du connu stable et de l'inconnu stable. Maintenant que nous avons identifié quel est cet infini et quelle distorsion en réalité il suppose, l'infini selon Rosset se définirait comme ce qui n'est pas connaissable et de ce fait relève de l'inintéressant.
Le moyen de vivre avec l'infini consiste à se réfugier dans le fini, comme si l'on avançait que pour endurer l'inconnaissable, il convient de se focaliser sur le seul connaissable. Mais cette conception ne serait valide que si elle s'appuyait sur une représentation justifiée du réel. Or l'évidence témoigne du contraire. Je veux dire : le réel n'est pas stable. Si le réel n'est pas stable, si le connaissable selon Rosset diffère du connaissable selon Nietzsche et Spinoza, pour s'en tenir à l'histoire moderne de l'immanentisme, que l'on pourrait étendre à l'histoire des origines de la métaphysique, avec Aristote, la stabilité invoquée équivaut au dérisoire cliché pris à un moment donné et qui se révèle d'autant plus décalé et hors sujet qu'il est ancien.
Le réel stable ne veut pas dire grand chose S'y réfugier reviendrait à provoquer contre soi l'autodestruction après avoir engendré la destruction de ce qui vous est rattaché. Pas par superstition ou pensée magique, mais parce que ce qui n'avance pas se sclérose te empêche ce qui lui est relié de progresser. Du coup, la destruction est le moyen de permettre la poursuite du changement. Le nihilisme est ce qui refuse le changement. Rosset qui se définit comme conservateur, voire réactionnaire (bien qu'il conteste ce point non sans raison), n'est pas proche que d'un point de vue idéologique avec l'ultraconservateur Schopenhauer.
Si Rosset a étudié avec tant de soin la pensée de Schopenhauer, au point de l'exhumer à l'époque du postmodernisme, où l'on mettait en valeur le nietzschéisme de gauche pour rester en accord avec la domination idéologique du marxisme, c'est parce que Schopenhauer définit le refus du changement : derrière le défilé des mouches qui bourdonnent, c'est toujours la même mouche qui viendrait importuner  l'individu importuné par cette activité aussi inutile que buttée. Le refus du changement cache l'apologie de la  stabilité. Schopenhauer était un partisan de l'absurde qui tenait l'existence pour épineuse et qui se montrait misanthrope convaincu.
Sa philosophie n'est pas un hasard, mais résulte de ce que Rosset considère comme la piste intéressante pour concilier l'héritage de Spinoza avec le réalisme. Partant du principe que Nietzsche a échoué dans son projet pour le moins fumeux de mutation impossible du réel, consistant qui plus est à changer sans changer, Rosset cherche un réaliste qui permette d'appliquer l'héritage spinoziste sans en changer la ligne immanentiste, centrée autour du désir (le tout). Du coup, il se tourne vers Schopenhauer, qui a le mérite de proposer une grille de lecture applicable, donc lucide.
Rosset apprécie Nietzsche, mais il lui reproche d'avoir échoué dans son projet de rénovation. Si Spinoza n'a pas réussi à fonder la viabilité de l'immanentisme, c'est parce qu'il s'est a cru dans la possibilité de généraliser l'expérience du désir complet. Mais Schopenhauer propose l'élitisme comme seul remède à la puissance. Sortir de ce monde, de manière tarabiscotée, mène à la folie. Il ne reste que l'élitisme, les postmodernes ayant montré une autre voie vers l'inapplicable, l'alliance entre le gauchisme et Nietzsche.
Le point faible de l'immanentisme tel que le propose Rosset, cette alliance bizarre entre Spinoza et Schopenhauer, matinée de Nietzsche, réside dans la destruction qu'il génère, qu'il autorise et qu'il excuse. L'immanentisme se comporte de manière contradictoire, comme si pour pallier à son caractère impraticable, il surenchérissait dans l'impraticable. Rosset se moque de ce qui adviendra pour la suite, tant à l'homme qu'à l'immanentisme. Il lui importe seulement que ce mouvement lui sied dans son existence, coincée entre le vingtième et le vingt-et-unième siècle.
Le reste est pourtant significatif : voilà un mouvement qui arrivé en bout de course démontre qu'il n'est pas capable de chercher sa propre permanence. Pis, il assume la destruction qu'il génère, sans se soucier que cette destruction immédiatement palpable s'accompagne rapidement d'autodestruction. L'immanentisme terminal montre ce qu'est l'immanentisme depuis son départ : en tant qu'hérésie de la métaphysique cartésienne, il est condamné à une disparition rapide, voisine de celle de la métaphysique.  Mais comme l'immanentisme constitue un mouvement plus virulent, ses figures terminales sont moins marquantes.
La génération des postmodernes génère la multiplicité de ses représentants, parce que chacun pris individuellement, surtout au vu de leur individualisme confinant avec le narcissisme, n'a pas la valeur de s'affirmer comme une voix singulière et majeure. Alors que la stature de Heidegger clôture l'histoire de la métaphysique, plus encore que de la métaphysique cartésienne, les immanentistes se sont éparpillés et sont incapable de faire preuve de la moindre inventivité. Ce n'est pas que la créativité soit le propre des métaphysiciens, puisque la métaphysique depuis son fondement aristotélicien a aboli la créativité, mais elle laisse une latitude supérieure à l'immanentisme, quant à l'espace de l'être.
Pour le métaphysicien, l'on peut associer des éléments donnés dans l'être, ce qui laisse une part importante au travail théorique et qui explique pourquoi Heidegger peut encore espérer créer tant de siècles après Aristote, et alors qu'Aristote revendiquait avoir achevé le projet philosophique. Mais les immanentistes vont encore plus loin dans l'absence de créativité, puisque le caractère confiné du désir fait que la théorie est moins étendue que dans le cadre métaphysique. Du coup, l'accent est encore plus portée sur l'érudition que sur la création.
Rosset ne crée plus. Il se contente de savoir beaucoup et d'associer les philosophes aux écrivains, voire aux artistes, en particulier les musiciens, en revendiquant sa culture personnelle et sa capacité à penser en collant. Les thèses de Rosset sont évocatrices de sa grande culture personnelle, pas de sa créativité. Mais c'est normal dans l'optique d'un immanentiste, pour qui la créativité n'a pas de raison d'exister. Rosset corrige à la limite les erreurs de ses prédécesseurs dans l'immanentisme et se targue d'avoir réussi à forger des propositions cohérentes pour l'immanentisme, contrairement à ses contemporains Deleuze, Derrida, voire Foucault.
L'erreur tragique est de croire que l'immanentisme fonctionne à partir du moment où sa cohérence interne serait assurée. Pour Rosset, d'une certaine manière, Spinoza+Schopenhauer+Nietzsche = l'immanentisme abouti et achevé. Rosset en croit pas si bien dire : l'immanentisme est achevé. Pas dans le sens qu'il entend d'achèvement ultime et supérieur, harmonieux; mais dans celui d'achèvement par disparition et autodestruction. Et c'est ici que la cohérence interne montre ses limites, si tant est que la partie puisse sans démesure se targuer de la complétude.
De même que Deleuze jugeait que la valeur d'un pensée se mesure à l'aune de sa cohérence interne, ce qui indique la grille de lecture déficiente qui mouvait les historiens de la philosophie au vingtième siècle, de même Rosset estime que l'immanentisme sera achevé quand sa cohérence interne sera assurée. Et son extériorité? Le prix de cet oubli est rédhibitoire pour le thuriféraire immanentiste. Il consiste à disparaître, après avoir réussi à forger le mythe de l'unité interne.
Cette erreur de Rosset, son ancêtre véritable Gorgias l'avait déjà commise. Gorgias entendait théoriser de manière provocatrice et désinvolte le mouvement sophiste, derrière les disparités entre ses membres et l'absence d'unité, voire son refus. Gorgias aboutit à proposer une anti-théorie qui, loin de clore quoi que ce soit, sombre dans les inanités de la définition déficiente du non-être. De ce point de vue Protagoras, autre figure de proue des sophistes, s'était montré plus conséquent en refusant toute tentative de théorisation et en se bornant à résumer son approche méthodologique par deux points ramassés, voire lapidaires.
Gorgias serait le véritable inspirateur de Rosset. Rosset est érudit comme Gorgias. Comme Gorgias, il refuse de distinguer entre le summum du savoir et la connaissance créatrice, comme si la création constituait le couronnement du savoir. Rosset biaise par rapport à Gorgias sur la question de l'infini et du non-être : Gorgias définit les non-étants en lieu et place de l'infini; Rosset évacue le sujet, fidèle à la tradition instituée par Spinoza qui parle d'incréé. Le problème relève du domaine philosophique.
Au final, le déni ne restaure pas la qualité philosophique, qui consiste, non pas à instaurer la cohérence interne, mais à proposer une définition du réel. Rosset est celui qui est allé au bout du déni pour ne pas avoir à définir le réel. Son imposture philosophique sur ce point de dévoile puisqu'il ne définit pas le réel alors qu'il utilise ce terme comme fondement. Il argue que tous les philosophes majeurs font de même. C'est faux.
Car les philosophes avant lui qui se réclament de fondements non définis, ainsi de l'Etre de Platon, proposent dans le même temps un renouvellement dans l'application pratique qui implique des éclaircissements théoriques secondaires, même importants. Si Platon n'a pas bouleversé la terminologie ni la théorie ontologiques, il en est le promoteur antique le plus importants, car il définit le non-être comme l'autre, résolvant ainsi le problème du faux et dire la reconnaissance de ce qui n'est pas.
Par ailleurs, Platon propose une définition pratique de l'Etre avec la méthode dialectique, qu'il impute à Socrate en grande partie. Mais qui est Socrate? Le personnage génial et théâtral de Platon? Les caricatures des propagandistes Aristophane et Xénophon? Peut-être Platon déforme-t-il Socrate pour lui donner son propre rôle? Rosset a déformé l'histoire de la philosophie, pour faire de Parménide un curieux maître, en reconnaissant que sa lecture pour le moins hétérodoxe irait contre l'avis de Nietzsche lui-même!
Nietzsche n'avait pas osé se réclamer de Parménide et de la lignée ontologique menant jusqu'à Platon. Rosset expliquerait que c'est Platon qui a falsifié l'héritage de Parménide et que Parménide reconnaîtrait que l'être est l'être et que le non-être est le non-être. Ce qui importe à Rosset, c'est de relire l'histoire de la philosophie à l'aune de la formule de La Fontaine : cette formule contradictoire, dont nous venons de mesurer le danger, ne peut comporter de réelle influence. La Fontaine est un petit moraliste du dix-septième siècle, trop engoncé dans son libertinage pour se soucier de la valeur théorique de son héritage.
C'est précisément ce que recherche Rosset : non la cohérence, mais la domination dans l'instantané et l'éphémère. Il est parvenu à son but, mais pour lui seul : normalien, agrégé de philosophie, docteur en philosophie, notre philosophe représentatif de l'immanentisme terminal a réussi à dominer, mais a échoué dans sa tentative de fonder un immanentisme pérenne, qui dure sur le temps. L'immanentisme ne peut s'installer dans le temps. L'échec de Rosset était prévisible. Quand il se lamente récemment, dans une émission de radio (Surpris par la nuit d'Alain Veinstein), qu'il serait un philosophe mineur, il ne se rend pas compte que son apport philosophique ne pouvait être majeur du fait du courant dans lequel il s'inscrit et des objectifs qu'il se fixe.
Objectifs : dominer intellectuellement dans son temps. Contradiction : se plaindre que l'on ne durera pas. Mais la longévité d'un philosophe se mesure à l'aune des nouvelles idées qu'il apporte, pas de l'érudition dont il fait preuve. Les nouvelles idées impliquent que l'on ne cherche pas à parfaire un système de l'intérieur, ce qui dénoté une mentalité d'érudit, mais à agrandir physiquement (à approfondir qualitativement) la compréhension du réel. Rosset chercherait plutôt à empêcher tout changement, qu'il définit comme de l'espoir, et à s'installer dans l'alternative selon laquelle le principe de la domination garantit lui aussi l'infini.
Mieux : il définirait précisément cet infini qui se dérobe à l'ontologie et que seul l'immanentisme aurait permis, enfin, d'apprécier. Ce que l'immanentisme apporte : non la définition de l'infini, qui serait la définition du réel, mais la définition de la complétude, qui décrète que l'infini est inutile et incertain, pour parodier le mot de Pascal concernant Descartes. La définition de l'infini consiste non pas à éclaircir, mais à détruire. Raison pour laquelle la longévité de cette pensée est éphémère, et gagne en friabilité à mesure qu'elle progresse dans son processus : l'infini est le rien, l'important est le tout.

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