vendredi 11 janvier 2013

Le bienfaisant

Comment peut-on rendre bien le mal? L'homme a tendance à chercher le bien, y compris dans le mal : par exemple, à trouver bonne la richesse criminelle. S'il trouvait crapuleuse la richesse criminelle, il la rejetterait aussitôt. Si Nietzsche passe tant de temps à définir son artiste créateur, c'est qu'il estime avoir conféré une définition claire et non hétéronome au plus fort. L'autonome est-il indépendant? Nietzsche se montre fidèle à l'étymologie d'autonomie, en proposant d'adjoindre la précision : "de ses propres valeurs". Que serait l'autonomie? Pour Aristote, qui se montre oligarque au sens classique de son milieu et de son temps, c'est la domination dans un milieu fini qui définit l'autonomie.
Descartes rénovera la métaphysique en lambeaux (scolastiques), en proposant que ce soit le cogito rationnel entouré de miraculeux (entre Dieu et le non-être) qui domine. Dans le fond, entre Descartes et Aristote, c'est toujours l'intelligence qui domine, avec cette précision chez Descartes que l'intelligence humaine se trouve déconnectée de l'intelligence miraculeuse divine; quand pour Aristote, on en restait prudemment à un schéma purement humain, une fois entendu que le Premier Moteur, loin de désigner une certaine représentation du divin, relevait d'un prétexte artificiel et inexplicable - pour expliquer l'origine de l'être fini et multiple.
Chez Aristote, Dieu ne s'est pas retiré du monde, mais le divin est un gadget saugrenu, qui laisse la place belle à la domination humaine. Dans les deux cas, l'autonomie repose sur l'antagonisme entre ce qui est fini et ce qui en l'est pas, antagonisme reposant sur l'opposition du positif au négatif (Aristote nuancera en liant par la multiplicité l'être et le non-être). Spinoza va se concentrer sur l'autonomie, en prenant conscience que le projet métaphysique tend à relier le sujet à l'être - que l'autonomie n'existe pas vraiment, mais s'inscrit dans un projet collectif. Chez Aristote, l'oligarchie porte dans ses germes l'idée de groupe élitiste; même chez Descartes, le projet de rénovation métaphysique s'ancre dans une mentalité chrétienne, qui a besoin de l'épanouissement de la société.
Spinoza provient de l'immigration marane, marginalisés peu nombreux, au sein d'une société en plein délitement, et promouvant des hérésie protestantes. Culturellement, Spinoza favorise l'individualisme dans l'individualité et que son expression qui se concentre sur la complétude du désir s'explique par cette quête impulsée par l'entourage. Les positions de Spinoza le poussent à quitter violemment sa communauté et à vivre dans la solitude, même s'il bénéficie d'appuis et s'il connaît du monde dans les milieux commerciaux éclairés et intellectuels agnostiques.
Le projet d'autonomie de Spinoza part d'une rupture : ce n'est plus la domination par l'intelligence, qu'illustrent Aristote ou Descartes, mais le désir mâtiné d'intelligence, ce qui rend l'autonomie hétéronome et suffit à ruiner le projet dès son lancement. La rupture s'explique parce que Spinoza se rend compte que l'intelligence ne suffit pas à fonder l'autonomie, tout comme elle est impuissante à tout maîtriser, tout connaître, tout comprendre. Du coup, il se demande comment faire pour trouver un élément qui soit autonome. Et il tombe sur le désir. Problème : en isolant le désir, qu'il proclame complet, Spinoza se rend compte qu'il n'a pas résolu le problème de la domination.
S'il faut que des désirs dominent, le désir en tant que tel ne peut être autonome. Et Spinoza parvient à cette définition en proposant que la liberté relève de l'accroissement de la puissance, ce qui renvoie au projet de domination. L'autonomie chère à Spinoza, qu'il proclame sous le terme de complétude, indique son échec : elle a besoin pour se préciser de l'adjonction de l'intelligence, dont la caractéristique inavouable est de rétablir l'hétéronomie. C'est la raison pour laquelle Nietzsche intervient : trouver la bonne autonomie, en s'inscrivant dans les pas de l'immanentisme, en parfaisant le projet d'hérésie philosophique, qui part de Spinoza, mais demeure incomplet.
Nietzsche entendait certes finir la philosophie, comme Aristote, mais dans une intention plus précise : non pas autour du fini trop vaste, circonscrit au vaste réel, non avec la problématique de Spinoza, tenant à se concentrer sur le désir en se débarrassant du problème classique de l'infini par l'incréé, mais avec l'idée de réconcilier rien de moins l'idéalisme et la métaphysique pour clore l'immanentisme. Nietzsche n'a pas conscience de ses mouvements, mais sa haine farouche de Platon, ainsi que son adoration des sophistes, des sceptiques et de Spinoza (dont il reprend les thèmes), s'explique par le besoin de les surmonter tous en les dépassant tous.
L'échec de Nietzsche est retentissant et est biffé par le traitement intellectuellement malhonnête que les commentateurs font de la folie de Nietzsche. Si Nietzsche s'est effondré, c'est parce que son projet de mutation impossible n'est pas possible, tout comme il conviendrait d'abolir le principe de non-contradiction pour réussir l'exploit de muter sans muter, de changer de réel tout en restant dans le réel tel qu'il est. Ce n'est pas un hasard si Nietzsche réhabilite les principes rattachés au mal, tandis qu'il dénigre le bien, sous prétexte qu'il proviendrait de l'idéalisme et du monothéisme, en particulier chrétien.
Qu'est-ce que le mal? C'est dans l'immanentisme tout ce qui établit la césure entre la partie et le tout. Si Spinoza ne place pas l'accent sur ce thème, c'est parce qu'il escompte encore trouver un système d'immanence centré sur l'exclusivité du désir; tandis que Nietzsche se rend compte que ce système d'autosuffisance ou de complétude ne fonctionne pas et se délite. L'immanentisme aurait besoin pour perdurer de changer les coordonnées fondamentales du réel afin de réussir sa focalisation sur le désir complet.
Pour que le désir soit complet, pour que l'immanentisme soit viable, il faudrait que le réel change fondamentalement te réussisse une mue que Nietzsche identifie comme la mutation impossible. Il ne s'agit pas de muer de manière transcendantale, mais de muer de telle manière que la mure accouche du réel immanentiste possible, suffisant et pérenne. Raison pour laquelle Nietzsche voudrait muer sans muer : il s'agirait de retrouver à la fois ce qui est tout en changeant ce qui ne va pas. Conserver l'élitisme de la domination, tout en abolissant ce qui va à l'encontre de l'élitisme et qui mène vers l'égalitarisme, dont le marxisme et les idéologies socialistes constituent à l'époque le gros mot.
Nietzsche décide de vanter le mal parce que le mal constitue la possibilité de permettre la mutation. La cruauté dont se réclame Nieztsche permet la domination. Si le mal seul était retenu dans le réel tel qu'il est, ce serait le réel auquel Nietzsche aspire, car il rendrait possibles la domination - et les conditions de pérennité de l'oligarchie intellectuelle qu'il appelle ardemment de ses voeux. Nietzsche favorable à l'immanentisme reproche plus que l'absence d'élitisme, voire l'égalitarisme aux idéalismes, populaciers ou sophistiqués, chrétiens ou platoniciens.
Les immanentistes ont en commun de chercher à aller plus loin que la métaphysique pour résoudre l'absence de définition du camp transcendantaliste. Quand Nietzsche reproche au monothéisme chrétien en particulier son idéalisme, dont le platonisme ne serait que la forme intellectuelle et raffinée, c'est parce qu'il identifie plus que le problème ontologique ou platonicien, mais un courant de pensée religieux, qu'il réduit trop encore au seul christianisme, mais qui comporte déjà une ampleur.
Le reproche de fond contre l'idéalisme, c'est de ne pas définir le réel et de recourir à des idoles illusoires pour faire mine de la définir. Quand Nietzsche estime que l'idéalisme illusoire produit des productions intellectuelles qui équivalent à rien, des fonds faux alors que le réel équivaudrait à la seule superficie, il rétablit insidieusement le rien et estime peut-être que le réel peut changer en prenant une place de modification et de correction qui est rendue possible par cette coexistence intrigante et impossible à théoriser de l'être et du non-être.
Le mal devient pour Nietzsche le moyen de légitimer sa mutation et de lui donner une consistance : il est à la fois ce qui est rejeté par l'histoire majoritaire, celle que Nietzsche nomme l'idéalisme, et fait partie du réel tel qu'il est. Il est le symbole idéal (sans vilain jeu de mots) entre le réel tel qu'il est et le réel tel qu'il devrait être. Il deviendrait la possibilité de passer de ce monde vers l'idéal, tout en assurant la permanence du réel dans l'idéal - une tête de pont, un passage, une transition constante, qui prouverait que cette mutation sans mutation peut réussir.
Le problème est qu'à moins d'abolir le principe de non-contradiction, l'on ne voit pas comment cette possibilité est envisageable - et l'on comprend pourquoi Nietzsche a sombré dans la mania. Par contre, on comprend que dans la logique immanentiste, le réel se place au même niveau. Isoler une partie un domaine, et décréter que c'est le seul domaine de complétude est ainsi possible. Ce qui rend l'immanentisme pratiquement invalidé, c'est le résultat auquel il parvient : le domaine en question s'autodétruit!
Le mal constituerait la tentative de constituer un domaine particulier et de refuser que ce domaine évolue. En tant que refus de l'évolution, le mal peut désigner le fini. Le fini qui refuse l'évolution, c'est justement qui pourrait définir l'immanence. Si le transcendantalisme a recours à l'infini et tente d'expliquer le changement par la structure transcendantale du réel, c'est parce qu'il faut expliquer le changement : si l'explication par l'Etre débouche sur l'indéfinition, elle permet au moins de proposer un début d'explication, même insatisfaisant, au phénomène de persistance du donné fini.
Le mal désignerait ainsi ce qui s'oppose au changement. Platon n'a pas trop de mal à expliquer le non-être ou le mal. Il peine par contre à définir le Bien et l'Etre. Pourtant, il en fait des équivalents, ce qui impliquerait que le mal soit l'équivalent du non-être. Pourtant, le non-être chez Platon se trouve intégré dans son explication, contrairement à Parménide : c'est donc qu'il y a disjonction et rupture entre le schéma de l'être et celui de l'être. Le mal est en disjonction avec le Bien. Le principe du mal est sensible.
Nietzsche répète inlassablement que seul le sensible est le réel. Le mal serait selon lui la vraie règle du réel, ce qui explique son apologie de la cruauté comme marque de distinction aristocratique et d'élection. De ce point de vue, rendre bien le mal s'explique tout à fait par le fait que le mal est le réel. Si le bien est l'idéal illusoire, la restauration du seul bien réel exige la réhabilitation paradoxale du mal. Le mal permet de passer du monde tel qu'il est au monde tel qu'il devrait être, étant entendu que cet idéal paradoxal entend à la fois expurger le réel tel qu'il est et demeurer le réel tel qu'il est.
Afin de parachever l'immanentisme, Nietzsche n'a rien trouvé de mieux que d'essayer de fonder un idéal immanent, sans se rendre compte que son projet d'idéal immanent est oxymorique. L'immanence s'oppose à l'idéal et l'idéal ne peut se concilier avec l'immanence, sauf à ruiner le principe de non-contradiction. Pour l'immanence, tout est donné ici et maintenant, et peu importe ce que cache l'incréé ou ce qu'il révèle, puisqu'il suffit de se concentrer sur l'essentiel exclusif, l'existence de son désir. L'immanentisme décrète que le réel est l'ici et maintenant - que le reste n'est rien, même s'il est quelque chose.
L'école la plus métaphysique, celle de Bergson au vingtième siècle, considère que le rien ne peut exister, que forcément il faut qu'une chose se substitue à une autre. Mais cette profession de foi reste indémontrable. Or, dans un monde gouverné par la nécessité et faisant du possible une illusion rétroactive, il n'est pas possible d'en inférer à un Être dont le caractère arationnel permettrait d'expliquer que seul quelque chose existe. Bergson se place implicitement dans l'orbite de de Descartes, selon lequel Dieu intervient miraculeusement pour changer le cours nécessaire du physique.
Selon cette métaphysique rénovée, nullement en rupture avec la scolastique, dégénérescence de l'aristotélisme et des péripatéticiens, l'on accroît encore le caractère du non-être, en ne le reconnaissant plus explicitement, comme c'est le cas de la métaphysique à partir d'Aristote, mais en l'enfouissant, tel un déchet radioactif, sous l'enveloppe du non-dit et du déni. Bergson affirme miraculeusement que le rien ne peut exister? C'est sa profession de foi, mais elle n'est nullement originale. Elle ne fait que reprendre la rengaine depuis les cartésiens, rengaine encore mise à l'honneur par les immanentistes depuis Spinoza.
Le défaut dans la cuirasse de cet appareillage conceptuel, c'est l'absence de définition  : l'incréé n'est pas défini chez les immanentistes; l'être nécessaire de toutes choses pas davantage, à l'image de Bergson. Dans ce tabou généralisé du non-être, l'intervention de Nietzsche est mal comprise. Lui-même est persuadé de se tenir dans la vérité de sa philosophie, si tant est qu'il reconnaisse encore la vérité classique. Le mal lui permet ainsi de passer d'un réel sensible inchangeable vers un réel reformaté et recomposé, comme s'il était possible d'expurger le réel de ses caractéristiques jugées mauvaises et de n'en conserver que les bonnes caractéristiques.
Nietzsche espère instaurer son opération de mutation dans le réel même, ce qui ruinerait l'illusion d'idéalisme classique et ferait de cet idéalisme immanent et oxymorique un idéal instauré et installé dans le réel tel qu'il est. Cohabiteraient ainsi les hommes ordinaires, en proie aux passions ordinaires, avec les individus ayant réussi à atteindre le surhumain. Ce que l'on nomme hâtivement les surhommes ne sont pas des superhommes, même sans vilaine intention fasciste, mais des hommes qui ont réussi à atteindre le projet de désir complet cher à Spinoza.
Nietzsche prend bien soin de désigner cet état par un adjectif, le surhumain, histoire de montrer que la mutation s'opère dans ce réel, mutation impossible, anti-mutation en un sens paradoxal, où ce sont ceux qui atteignent l'état de surhumain qui trouvent le Graal de l'immanentiste, ce désir complet qui vaut plus que la transmutation de n'importe quel plomb en or mirifique. Nietzsche cherche vraiment une unité de valeurs qui lui permettent d'opérer cette mutation à l'intérieur du réel tel qu'il est, mutation anti-idéaliste et impossible, au sens où elle brise les règles de la non-contradiction, telle qu'Aristote les a édictées de manière éternelle pour l'historien de la philosophie.
Et il trouve un passage possible dans le mal, qui isolé pourrait servir son projet de surhumain et se teindrait du côté du sentiment. Par ailleurs, il permet de muter à l'intérieur du réel, ce qui satisfait l'exigence cardinale de Nietzsche. Seul problème : Nietzsche n'a pas révolutionné le réel, ni l'histoire de la philosophie, en particulier de l'immanentisme. Au moment où il toucherait au but, où il appelle de ses voeux la transmutation des valeurs, où il définit de plus en plus précisément le nihilisme, Nietzsche se trouble et s'effondre.
Mais, avant de proférer des absurdités, comment ne relie-t-on pas les déclarations emportées et amphigouriques avec sa confusion dans le nihilisme, entre nihilisme divin, celui qu'il escompte fonder via l'immanentisme tardif et dégénéré qu'il promeut pour clôturer l'immanentisme, et nihilisme réactif? Cette hallucination duplicatoire entre le bon et le mal est remarquable où elle dédouble le même entre le bon et le mal. Elle se révèle de ce fait impossible, car le mal sorti de son environnement reviendrait à considérer que le fini peut perdurer sans autodestruction.

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