mercredi 6 mars 2013

La publicisation d'Internet

L'éditeur change de condition avec Internet. Il passe du médium social, du filtre, vigie des normes de l'édition Gutenberg, au progrès technique, qui rend plus accessible l'édition innovante Internet et technicise l'édition. Si les réactionnaires de ce milieu, comme Beigbeder en France, se piquent de figer l'édition à son standard donné, en condamnant l'inutilité d'Internet dans ce processus installé, la révolution d'Internet dévoue l'homme aux fonctions typiques de la création, tandis que ses actions mécanistes, propres à l'édition, et que Gutenberg valorise faussement et avec réaction, sont de plus en plus occupées par la machinisation, dont le prototype à venir est le robot, ainsi que l'annonce Asimov. 
L'édition avec Internet se technicise, dans la mesure où la figure de l'éditeur Gutenberg disparaît, en particulier celle qui depuis un siècle a pris une importance prépondérante et paradoxale (parasitaire) sur l'écrivain dans l'écriture. L'auteur devient secondaire en ce qu'il est le créateur qui a besoin du choix de l'éditeur; ce qui compte le plus selon les critères oligarchiques, c'est la prééminence sociale, dans laquelle l'importance de l'éditeur prend toute sa valeur. La technique se trouve au service des fonctions créatrices de l'homme : elle délivre l'écrivain de la fonction professionnelle de l'éditeur et rend l'écriture accessible à tous en potentiel. 
Heidegger est loué par les historiens de la philosophie pour avoir défini la technique comme le royaume de l'étant dénué d'Etre; tandis que la philosophie permettrait de s'adonner à l'activité supérieure de la pensée en contactant la question de l'Etre. Qu'est-ce que l'Etre? Si notre Mohican métaphysique n'a jamais réussi à le définir, il a proposé l'innovation (relative) du Dasein, qui serait l'Etre-là entouré de Néant, une adaptation de l'être fini d'Aristote et de l'Etre miraculeux de Descartes. 
La définition ne lève pas tous les mystères, mais elle permet de rendre compte que Heidegger propose une vision de l'Etre qui détruit le progrès contenu dans la technique, sous prétexte de restaurer l'Etre, conçu comme anti-progressif, au sens où il permane - politiquement anti-progressiste, au sens où Heidegger put un temps louer l'attachement à la terre comme le thème de l'incarnation de l'Etre dans la politique.
Les oligarques de tous poils tentent d'arrêter le progrès à leur stade, pour mieux l'annexer à leur profit. Heidegger ne fait que reprendre le parti d'Aristote, qui voulait stopper le progrès scientifique et technique à son propre stade, en annonçant la fin de la philosophie et des savoirs. Heidegger entend l'Etre comme l'aspect figé du Dasein. Si on voit mal pourquoi il serait nimbé de Néant, il est entendu comme Être figé - d'autant plus Être qu'il est figé. 
Dans cette logique, l'étant est inférieur à l'Etre, en ce qu'il est soumis au progrès et au changement : ce qui importe est la permanence, constante tant des transcendantalistes que des nihilistes. La proximité provisoire de Heidegger avec le nazisme s'explique parce que sa pensée rejoint l'idéologie nazie quant au refus du progrès technique - chez Heidegger, dans une vision de l'Etre qui ne peut être permanent que parce qu'il affronte la violence, qu'il perdure grâce à cette violence. L'oligarchie conçoit le réel comme le lieu du miracle ultrasélectif et élitiste de l'être, qui légitime la domination comme l'expression du miracle provisoire et chancelant, foncièrement inexplicable.
L'écrivain devient à partir du monothéisme le relais individué de la parole prophétique. Son annexion par l'éditeur est prévisible, à partir du moment où l'on considère en termes sociaux cette relation. Selon les critères religieux, l'éditeur est le passeur, le médium de l'écrivain, et l'écrivain est le bras - écrit - de l'homme religieux, pas seulement du prophète, en particulier depuis la Renaissance et l'apparition d'Internet. L'inversion du régime éditorial dans le schéma actuel ne peut qu'établir la prise de pouvoir oligarchique, selon laquelle la voix qui compte est celle de l'éditeur, au point que beaucoup des écrivains qui brillent occupent des fonctions éditoriales.
Le stade Gutenberg se trouve figé selon cette mentalité, comme s'il incarnait la fin de l'édition, tandis que le progrès d'Internet se trouve dénié :
- au nom de ses défauts, nombreux dans tout progrès; 
- dans le refus de considérer Internet autrement que comme le prolongement de Gutenberg.
Le progrès que permet Internet par rapport à Gutenberg consiste à simplifier l'opération de l'édition, de la transformer en fonction technique, rendant obsolète l'importance professionnelle et sociale qu'avait prise la personne de l'éditeur de la fin du vingtième siècle. On assiste à la révolution Internet comme changement paradigmatique de l'édition, qui affecte l'écriture : celle-ci devient la voix plus importante que l'individu qui la porte, l'écrivain. Le format de Gutenberg se révèle dès le départ élitiste, quoique progressiste par rapport au passé, lui de plus en plus anonyme, bientôt oligarchique et au service de la voix des plus forts.
Dans le format Gutenberg, l'individu est plus important que les idées qu'il porte, bien que l'individuation permet de mieux porter les idées et de mieux les relayer. Il tourne en principe pervers de l'individualisme avec l'évolution prévisible de Gutenberg, selon laquelle l'individu vaut plus que les idées, jusqu'à devenir la norme dominante, quasi exclusive. Internet rend possible le passage à l'écrivain secondaire, anonyme, dont la personne est normale, alors qu'il peut porter des idées qui elles auront une valeur importante, passant à la postérité. 
Le romantisme n'est pas qu'un mouvement qui prend la pose et exprime le sentimentalisme (le beau étant placé au service du snobisme). Il exprime la dégradation de l'idée, qui ne peut avoir de valeur que si elle est portée par un individu éminent, non plus en tant qu'il serait doté de grande intelligence, mais en tant qu'il sombre dans le maniérisme, à la manière des snobs et des dandys. L'individualisme implique la dégradation qualitative de la création chez l'individu, dans le moment où l'individualisme fait décroître l'individualisation. 
L'auteur Internet change de l'auteur fin de cycle Gutenberg, en ce qu'au dandy imbus de lui-même, frivole, qu'un Beigbeder pourrait incarner, succède l'écrivain qui est garant du progrès contenu dans Internet. L'écrivain de mouture Internet n'est pas un individu éminent, au sens social. Ce n'est pas davantage quelqu'un qui aurait connu une gloire sociale, dont le médiatique incarnerait la réactualisation technique. On observe une rupture en ce moment : l'écrivain Gutenberg fin de cycle devient une star, un people, avec ce que ces termes de franglais comportent d'oligarchique et de mièvre, tandis que l'émergence de l'écrivain Internet porte des valeurs plus tournées vers la valeur durative.
L'écrivain Gutenberg fin de cycle accorde d'autant moins d'importance à la durée de ses idées (leur valeur) qu'il vit dans le culte de son individualité, tourné vers la précellence de l'individualisme. Si l'on continue à interpréter l'image de l'artiste porteur de la création des valeurs depuis la Renaissance, l'artiste remplace le prophète, avec l'avènement de valeurs comme l'humanisme, qui placent l'homme au centre de l'agencement social, plus encore que culturel ou artistique. L'individualité est tenue de rencontrer le succès pour vérifier que ses idées présentent de la valeur. 
Dans la littérature, on finit par adouber la décrépitude, telle qu'elle se produit à l'heure actuelle, dans la mesure où l'artiste accéderait dans l'inégalitarisme à son rang, social, de précellence, en envisageant la finalité de la littérature dans sa personne, via le désir d'inspiration et de définition spinozistes, avec en point final l'autofiction, pour remplacer le vide identitaire et théorique par la narration du désir. Les éditeurs influents essayent de promouvoir cette Renaissance 2.0, qui accentuerait le processus initial d'individuation par la promotion accrue du désir (jusqu'à l'individualisme). 
Le changement instillé par Internet dépasse cette conception de l'artiste en fin d'ère Gutenberg. La rupture entre Gutenberg et Internet pourrait passer, selon les critères de Gutenberg, pour de la dépréciation qualitative (c'est le point de vue émis par les éditeurs influents, comme Beigbeder, d'où leur critique réactionnaire et dépassée d'Internet) : l'individu compris comme individualisme perd en importance dans l'expression Internet (dont l'écriture). Avec la technicisation du vecteur éditorial, avec la disparition de l'éditeur Gutenberg de la fonction éditoriale, l'auteur subit une transformation qui lui est bénéfique, dans la mesure où il perd ses rêves de glorification élitiste et où il gagne en lieu et place la promotion des idées qu'il porte. 
L'individu gagne, parce que les idées sont prises en compte. Dans la peoplisation et la starification de l'artiste, ce dernier, comblé d'honneurs, pourrait sembler s'y retrouver. Sous prétexte de se voir rétribué pour ses mérites insignes de créateur méritant en cas de succès la reconnaissance sociale et financière, il verse dans la mentalité libérale la plus ultra/néo, qui consiste à adouber l'oligarchie du fait de l'élitisme dont il est le produit. Les Beigbeder et consorts ne sont plus grand chose d'un point de vue littéraire, parce qu'ils jouent un jeu social et qu'ils tiennent la domination sociale en tant que fin de l'existence, devant la littérature (en attestent leur soutien de principe à la VO, qui est la version des plus forts, et leur rapport à l'autofiction).
La frivolité se transforme en vacuité fondamentale : les écrivains de l'ère fin Gutenberg constituent les représentants de leur(s) éditeur(s), au sens où la création est inférieure à la domination intellectuelle. L'artiste Internet gagne à se départir de la gloriole individualiste en faisant de son individualité le héraut des idées qu'il contribue à charrier et dont il n'est pas l'auteur, mais le relais. Les idées sont des processus, dépassant les corps qui les promeuvent et qui n'atteignent ce statut que si les individus (au sens corporel entendu par Spinoza) perdent la glorification sociale à laquelle les meilleurs sont promis dans le statut Gutenberg. 
Pour échapper à la dégénérescence finale, l'artiste détient la solution : le progrès Internet. Les idées deviennent plus riches et pérennes si elles perdent en individualisme : sans quoi, l'individu qui les porte se sert au passage et les prive de leur qualité transpersonnelleL'individualisation des idées depuis le monothéisme, avec son renforcement depuis la Renaissance, aboutit à la paupérisation des idées individualistes lors de la fin de course du modèle, du fait qu'elles se trouvent rattachées à tel ou tel auteur. 
Un grand écrivain porte de nouvelles idées en lui. Dans le moment où il apporte ces nouvelles idées à ses contemporains et à ceux qui suivent, il aboutit à ce que leur portée soit ralentie par le prisme de sa personnalité : la déperdition qualitative est importante. Internet la résout, en proposant des idées prioritaires aux auteurs, en faisant en sorte que les énonciateurs soient au service des idées, tandis que dans le format Gutenberg, les idées se trouvent au service des artistes, et finissent, en particulier dans une connotation financière, par se trouver confisquées par les éditeurs, dont l'objectif est de les accorder aux modes dominantes et à la loi du plus fort intellectuelle. 
Les idées valent plus que les individus qui les portent. Elles sont viables sur le long terme si elles épousent un format supérieur à Gutenberg, qui leur accorde une profondeur supérieure, comme l'invention technique délivre une puissance supérieure. L'éditeur constitue le parasite principal de la création, notamment dans l'écriture, à partir du moment où il commercialise l'activité artistique - et où il en fait autant une source de revenus qu'un prestige social et un instrument de domination.
Alors que la décrépitude de Gutenberg manifeste dans ce domaine significatif et central la crise par la privatisation du domaine public, l'avènement d'Internet signale le changement de l'expression le plus important depuis le transcendantalisme : le domaine privé devient public. La crise est résolue par le dépassement de Gutenberg - vers Internet. La transformation du statut de l'écrivain favorise l'amélioration des idées. Loin du génie de la Renaissance, élitiste et vigoureux à ses débuts, loin de son successeur romantique, angoissé portant des idées trop lourdes à assumer, l'artiste peut vivre dans la normalité existentielle tout en se confrontant à des idées qui ne lui appartiennent plus. 
Le recours aux drogues et les comportements pathologiques aboutissent à la caricature de l'artiste, selon laquelle un génie est un égotiste excentrique, décalé et bizarre, qui accoucherait de ses oeuvres dans des transes et qui manifesterait un comportement inexplicable, voire condamnable. Mozart symbolise cette propension à définir le génie depuis un demi siècle, tout comme Rimbaud. 
La publicisation d'Internet s'oppose à la publicité. Elle tend à faire de tout individu le porteur potentiel des idées, dont la portée est publique, tout en rendant à l'individu usuellement créatif et enfin reconnu comme tel, loin de l'élitisme Gutenberg, sa normalité privée/individuelle. La distinction empêche que se développe le déséquilibre personnel. Si le privé n'existe plus dans le statut contemporain, avec des germes contemporains, ce n'est pas pour verser dans le voyeurisme typique de la téléréalité, selon lequel le privé s'exhibe, grâce au truchement technique des médias Gutenberg.
La publicité s'opposerait à la publicisation, comme modification du statut de l'individu et des lignes privé/public. On mesure l'importance de l'innovation Internet à ce constat : l'individu perd son rôle d'individualité finaliste, sur la fin individualiste, portant des idées trop lourdes pour son corps et son désir; il devient un individu, dont le but créatif est de transmettre l'idée, pas de l'incarner et de la bloquer. L'idée vaut plus que l'individu : le processus dépasse l'incarnation physique. Voilà qui empêche les utopies d'idée-fin, le rêve fixe de la métaphysique depuis Aristote d'arrêter la pensée à son stade. Le progrès émet l'idée novatrice selon laquelle le réel est un tissu malléable et extensible, qui se trouve réduit, voire caricaturé, quand il est assimilé à un point, un stade, une arrivée.

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