dimanche 31 mars 2013

L'anecdote fidèle

Roland Jaccard écrit deux types de livres : des essais érudits consacrés à la psychanalyse (je range dans cette catégorie ses aphorismes), des journaux intimes. Leur lien : le nihilisme tel que Jaccard le professe. Quel serait le lien entre l'essai et le journal intime? L'érudition va de pair avec la confession. Exister va de pair avec connaître.
Le lien entre deux genres : la domination. Non pas dominer à l'intérieur d'un ordre fini, égal sur le long terme, sinon immuable, mais considérer que le changement affecte cet ordre. Le réel se perpétue en ne conservant que sa part supérieure. Selon cette vision, la domination n'implique pas qu'on écrase pas les autres, voire qu'on y prenne du plaisir; mais considère que le réel se perpétue par la préservation du niveau supérieur. Dominer, c'est faire partie de ce qui restera, tant dans la vie individuelle qu'après la mort, où ce qui reste est la trace que les individus marquants laissent.
Deux conséquences à ce constat :

1) la domination découle de la nécessité. Plus on adhère à la domination, plus on se montre persuadé qu'elle échappe à tout mérite individuel, à tout libre arbitre, qu'elle constitue le processus fondamental du réel, par rapport auquel les individus, élus ou rejetés, sont impuissants à proposer quelque domination individuelle que ce soit.
2) La domination, loin d'impliquer l'arrogance sadique ou fasciste, induit la sympathie, au sens où la domination, de nature sociale, ne peut qu'aller de pair avec la sociabilisation : l'empathie est en particulier l'attitude de ceux qui professent l'hédonisme. Le plus urgent est d'apprendre des dominés, du fait que leurs mérites doivent être retenus avant leur disparition. Le dominateur laisse une trace, au sens où il synthétise l'intégralité du réel. Son rôle tient à cet effort de mémoire. L'écriture est l'art supérieur pour conserver la trace des instants qui forment la discontinuité du réel, une continuité morcelée, chaotique, sans cohérence.
Cela tombe bien : Jaccard se montre un écrivain sympathique, curieux, ouvert sur le monde, élégant. Pourquoi ces qualités? Alors que Jaccard se présente comme nihiliste, il conviendrait à mon avis mieux de l'appréhender en hédoniste. Ni l'hédonisme d'Epicure, profond, moraliste, qui aboutit à nier le plaisir défini comme fin de l'existence; ni l'hédonisme superficiel d'Onfray, Théophile de Viaux de notre époque, bobo prenant peu de plaisir à vanter le plaisir, et dont la véritable fin tient dans un concentré de gauchisme métapolitique, aux relents éloignés de la philosophie.
Jaccard est plus hédoniste que nihiliste, lui qui évacue la philosophie comme du bavardage devenu superfétatoire, à partir du moment où elle ne débouche pas sur l'expérimentation (le passage à l'acte). Dans cette acception, le seul moyen d'exister consiste à dominer. L'érudition constitue le moyen privilégié de dominer. Si la loi du désir prime sur l'intelligence, l'intelligence permet à la domination de perdurer.
L'anecdote se trouve placée au service du dispositif de domination artistique et intelligente : c'est la méthode que suit Jaccard dans son dernier livre, qu'il prétend le dernier, tout comme il annonce son suicide depuis plusieurs décennies. Ma vie et autres trahisons : celle de Jaccard s'effectue à l'égard de l'écriture, lui qui écrit pour dire qu'écrire ne sert pas à grand chose d'autre qu'à conserver, le temps de la fugacité, le souvenir que rien ne dure, que le réel est soumis au principe de vanité, que le néant efface toute chose. La trace que consigne Jaccard, c'est qu'il n'est pas de sens, juste de l'absurde.
Jaccard est un moraliste, pas un métaphysicien. Loin de chercher des justificatifs au chaos, il se fiche de savoir que le néant prime sur l'être - morcelé, multiple et fragmenté. Il se situe dans les traces de la sagesse nihiliste, telle que Cioran la professa, et essaye d'en perfectionner l'expression par l'anecdote. Jaccard rappelle que bien raconter une histoire, c'est l'ancrer dans un instant, qui exprime la finitude et insiste sur son morcèlement. Se raconter est le seul acte conséquent dans la vision hédoniste, et Jaccard va encore plus loin que les partisans de l'autofiction en optant pour le journal intime.
Au passage, l'autofiction est un sous-genre, qui relève de la confession autobiographique et ajoute du romanesque dans la confession. Sa construction obéit aux lois de la recomposition narrative plus que de l'existence. Jaccard se tient dans la confession brute et refuse de sombrer dans les travers d'un Matzneff, brodant sans vergogne sur ses exploits sexuels, ce qu'il paye au prix de sa postérité littéraire. Matzneff a confondu la confession du désir avec son hagiographie.
Le point commun entre ces auteurs, c'est la domination. Là où Matzneff considère que dominer, c'est recomposer par l'écriture l'expérience (fantastique?), Jaccard estime que seule l'écriture directe vaut, celle du témoignage, du journal, de la confession sans fard. L'honnêteté de Jaccard passe par l'absence de valorisation puérile, qui vieillira mal; Doubrovsky, le père de l'autofiction (et son seul producteur de qualité,) montre que son genre est mineur et qu'il ne se perpétue pas, les imitateurs, d'autant plus nombreux, sombrant dans l'impudence narcissique.
La domination est une idée simple, selon laquelle le théorique n'est pas à élaborer. Il est donné, minimaliste. Le réel est une suite de domaines finis, autant que morcelés. L'écriture doit épouser les linéaments de cette caractéristique fondamentale, en procédant par anecdotes éparpillées, qui ont l'air de produire un effet de disharmonie, alors qu'elles reprennent la structure chaotique du réel - elles ne sont disharmoniques que dans la mesure où elles suivent la conformation du réel.
C'est ainsi qu'opère Roland Jaccard dans son livre, qui n'est pas un testament, mais une suite d'anecdotes aléatoires, en ce qu'elles reflètent les aléas de la vie. Jaccard a repris et adapté certains messages qu'il avait rédigés sur son blog. Il se sert de l'innovation littéraire Internet pour écrire, parce que la composition fragmentée vers laquelle peut tendre le blog reproduit l'esthétique qu'il se fait de la littérature et du réel.
Je m'étonne des appréciations qui estiment que Jaccard commettrait avec ses confessions une suite d'impudeurs tranchant avec l'époque conformiste. Si Jaccard évoque certaines conquêtes féminines, ce qu'il lui importe de montrer, c'est le caractère évanescent de toutes choses. Si la domination est le moyen privilégié d'exister selon la loi du désir, elle est l'expression obligée de l'hédonisme. Elle sera à son tour broyée par le néant, comme si la domination finale revenait à admettre que le projet de Nietzsche d'instaurer l'Eternel Retour du Même n'est pas un test psychologique viable : il impliquerait encore que le réel puisse se réclamer d'une possibilité de théorisation.
La primauté de l'écriture pour Jaccard va à la forme du journal, tout comme l'anecdote va plus loin que la théorisation. Elle conserve la dimension lapidaire qu'il affectionne, mais elle permet d'aborder l'aspect primordial du réel, que l'aphorisme garde encore trop éloigné par son approche généraliste, pas assez singulière. Jaccard se raconte, parce que la conscience morcelée ne peut atteindre l'universel que par la description de sa particularité. Jaccard pense qu'il est impossible de théoriser au-delà de l'anecdote et que le seul moyen pour l'homme de passer un bon moment durant son existence consiste à fiare partie du jeu de la domination - en ce sens, dominer.
Cela tombe bien, Jaccard se targue d'avoir passé une existence agréable, emplie de plaisirs et jouissant des bénéfices de la notoriété raisonnable. Il pourrait être défini comme schopenhauerien : plus que son pessimisme, c'est l'absurde qui frappe. D'ordinaire, quand on lit un livre, c'est pour y retrouver une certaine trace de réalité. Un auteur écrit pour laisser cette trace et prétend à l'originalité en ce domaine. Ce qui différencie Proust de Bourget dans le début du vingtième siècle tiendrait ainsi à l'originalité de la trace laissée.
Jaccard semble moins écrire pour laisser une trace que pour l'effacer. Comme s'il prenait les devants par rapport à l'action annihilatrice du réel. Quand on finit ses livres, on a l'impression que cette suite d'anecdotes disparates a engendré leur dissolution, qu'il n'en reste déjà rien, comme la mort dissout l'existence et que le néant prime sur l'être. L'aspect corrosif du néant engendre un effet d'absurde à toute tentative d'exister et d'écrire. Jaccard va plus loin que Zola qui écrivait : "Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos œuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière." 
Point besoin d'attendre la disparition de la Terre pour se rendre compte du caractère éphémère des choses, dont l'écriture témoigne dans un sens plus corrosif que l'appréciation selon laquelle toute durée disparaît. Chez Jaccard, la durée est ramenée à l'instant. La disparition affecte de son coefficient instantané toute chose, comme la mention "prise rapide" promet que l'effet sera instantané. L'élégance est la conduite morale qui permet de faire face à la disparition promise des choses, que l'anecdote consigne fidèlement.
Cioran avait écrit à Jaccard (de mémoire) : "Vous êtes d'une incurable élégance". L'élégant n'est pas seulement celui qui dispose des avantages intellectuels pour dominer. C'est celui qui sait choisir : l'élitiste bien compris. Ce n'est pas tant le beau que celui qui a compris que le seul moyen de vivre revenait à exister dans la domination.
Rien de tels que certains avantages, comme l'intelligence, le savoir, les diplômes, l'entregent, le luxe, la beauté, les femmes, le plaisir sexuel, la conversation... L'existence n'est pas dénuée de possibilités de plaisirs. Mais elle est soumise plus nécessairement à ses deux caractéristiques absurdes : le morcelé et la disparition. On peut s'amuser dans l'éphémère, à condition de rappeler que le plaisir est soumis à la néantisation. La connaissance produit l'élégance. Raison pour laquelle Jaccard estime que la philosophie tient en une considération au-delà de laquelle elle sombre dans le bavardage. La théorie sur le réel tient en un constat : le néant prime - le restant est vanité.
L'élégance est le programme d'action qui concerne ceux qui savent choisir, l'élite de ceux qui combinent les dons de la naissance avec leur usage entretenu durant l'existence. Il ne peut y avoir d'élégance que dans le régime conjoint du rare et de l'élu - du dominateur, dans un sens que je répète on destructeur et agressif. Le désespoir reviendrait à se complaire dans le malheur. L'élégance signifie plutôt que le désespoir ne la concerne pas. Soit l'on est élégant, soit l'on est désespéré.
Le processus de néantisation ne produit nul désespoir : il conduit à délivrer du plaisir morcelé et éphémère. Si l'on ne parvient à se suicider, si l'on est poussé au déraisonnable sentiment de continuer à vivre, c'est parce que l'être est une forme rare de néant, au sens où Nietzsche prétendait que "la vie n'est qu'une variété de mort, et une variété très rare". Il y aura toujours de l'être au sein du néant. Ce qui fait que l'être relève du néant, c'est qu'il n'est pas continu, qu'il est formé d'instants épars, disséminés.
Selon cette conception, la trahison caractérise l'action, pas seulement la mauvaise. Jaccard refuse la morale et loue les moralistes comme Chamfort? Il importe peu de savoir comment agir dans l'instantané promis à disparition. Toute action est trahison en ce qu'elle tient compte de l'instantanéité de l'existence : trahir signifie s'adapter à l'absence de causalité et de lien entre les morceaux de réalité. L'objection que l'on adressera à Jaccard : il n'explique pas le néant, pas davantage que la (grande) difficulté à se suicider en conséquence.
Voilà qui condamne la confession nihiliste à une écriture mineure et intelligente, au sens où son élégance est promise à la disparition. Selon la mentalité de Jaccard, l'attitude est conséquente, et la plupart des commentateurs qui le jugent superficiels se méprennent sur la portée qu'ils accordent à ce qui se perpétue ou sera posthume. Ils en oublient l'imposture et la trahison irréfragables. La critique que l'on adressera à Jaccard porterait à contester, non la lucidité de ce qu'il constate au plan individuel, mais sa transposition sur le caractère fondamental du réel : le réel est-il homothétique, au sens où Schopenhauer use de la volonté comme d'une faculté humaine transposable au réel, ou le réel se révèle-t-il disjonctif par rapport à l'expérience, fût-elle celle du diariste?

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