vendredi 19 avril 2013

Le chanteur qui en savait trop

Il est deux manières d'être méconnu : soit d'annoncer des idées si nouvelles qu'elles sont incomprises, presque inaudibles à l'heure de leur émission (souvent du vivant de leur émetteur); soit de proposer un compromis entre des éléments qui existent déjà, auquel cas, plus le compromis est brillant, adéquat, plus il est promis à l'autodestruction rapide. C'est l'enseignement du double : le réel est singulier au sens où il n'accepte pas la pure répétition - des différences mineures, à la rigueur.
Si la singularité se trouvait doublée, il faudrait que le plagiaire soit condamné, comme dans l'histoire du droit d'auteur, qui recoupe le principe de réalité. Si un objet singulier trouvait son double, l'un des deux devra disparaître. Le clonage de ce point de vue n'est pas une atteinte à la singularité, en ce que le cloné conserve sa singularité par-delà le doublage contenu dans l'action de cloner : la singularité affecte un coefficient de réalité supérieur à la dimension physique, nous en trouvons ici une preuve - singulière.
Le documentaire Sugar man sorti en 2012 raconte l'histoire incroyable d'un chanteur de talent, totalement méconnu aux Etats-Unis, alors qu'il vit à Détroit, et devenu une star d'autant plus glorifiée en Afrique du Sud qu'il est nimbé de son aura d'inconnu mystérieux. L'Afrique du Sud vit alors en période d'apartheid terminal. Sixto Rodriguez devint d'autant plus fameux dans ce pays coupé du monde qu'il était cet inconnu mystérieux.
Le pays coupé du monde adule le chanteur coupé de le reconnaissance. Nous tenons là une étrange histoire de recoupement identificatoire, dans laquelle le pays rejeté adule le chanteur rejeté. Le succès signe la reconnaissance, sociale, mais aussi émanant du réel : en reconnaissant le chanteur mystérieux, le peuple d'Afrique du sud semble signifier qu'il existe bien, malgré son rejet politique. Bien sûr, on pourrait relever que la jeunesse sud-africaine a identifié en Sixto Rodriguez le symbole de l'attitude à tenir en cas de rejet : continuer à être, et pour ce faire, être différent de ce qu'on (le public) attendait.
On pourrait également noter que ce n'est pas tout à fait un hasard si le métisse complexe et timide Rodriguez n'a pas été reconnu dans son pays et en Europe, là où il visait le succès, parce que son identité sociale évoque plutôt l'échec, le déclassement des Latinos et de tant d'immigrés; tandis qu'en Afrique du sud, il symbolise ce à quoi aspire l'Afrique du sud pour sortir de la réaction apartheid et revenir à la normalité majoritaire.
Recouvrer la normalité : c'est ce que m'évoque l'existence singulière de Sixto, qui aurait dû être selon ses producteurs une star dans son pays et qui ne l'est pas devenue; et qui a eu le génie intuitif de sentir, plus que comprendre, que c'était son destin que de ne pas être une star, de vivre la vie d'un maçon besogneux, fier de son labeur, trouvant l'énergie d'accomplir des études de philosophie, de se lancer dans la politique locale ou de proposer à ses enfants une éducation ambitieuse, fondée sur l'admiration esthétique des tableaux de peinture ou la visite des musées.
Sixto a-t-il flairé qu'il valait mieux mener une vie normale que la vie de Bob Dylan? Est-il celui qui a compris que le chanteur à succès vit un enfer personnel, tandis qu'il se trouve porté au pinacle en tant que personnage médiatisé, starisé, bientôt sorti de la normalité pour accéder à la vie éthérée et réputée extraordinaire dans la mesure où elle est surtout un enfer pavé de contraintes menant à l'absence de réalisation, un peu comme si on attendait du chanteur à succès qu'il se comporte comme un animal empaillé ou une poupée de cire et qu'il attende patiemment la dévotion de ses fans sans rien faire d'autre - surtout en n'existant pas?
Quand on voit ce que fut la vie de Bob Dylan, qu'un Rodriguez pourrait évoquer, on ne peut s'empêcher de se poser la question : Rodriguez fut un homme accompli, tandis que Dylan fut une star, survivant grâce aux drogues et trouvant dans ces compensations hallucinatoires le refuge au fait de ne pouvoir exister. Cette hypothèse mériterait d'être prolongée du fait de deux remarques connexes :

1) Sixto n'a jamais essayé de devenir une star en Afrique du sud après sa tournée triomphale dans ce pays, en 1998, qui traduit pourtant son identification invraisemblable, et non sa starification. Rodriguez est bien célébré comme le mort qui renaît de ses cendres, Phénix de la chanson, dont on sent bien qu'il évoque pour les Sud-Africains plus qu'un simple chanteur, le symbole du rejet lié à l'apartheid. Rodriguez y compte plus qu'un mythe comme Elvis Presley, comme si on apprenait finalement qu'il ne serait pas mort, et qu'il réapparaîtrait - d'où la bombe médiatique qui s'en suivrait. Ce n'est pas non plus le Christ qui accède à la résurrection, au sens où l'attente du peuple d'Afrique du sud n'est pas dans l'avènement terrestre du divin, mais dans la reconnaissance identitaire, plus encore que politique, d'ordre humain.
Quand Sixto revient en 1998, il traduit la fin de l'apartheid, aboli en 1991, et le fait que ce pays a retrouvé une identité normale, de même que les citoyens ont recouvré leur individualité singulière. Si Rodriguez ne cherche pas la célébrité, si même il assure une certaine prospérité à ses proches tout en reprenant sa vie anonyme et laborieuse à Détroit après sa tournée de 1998, n'est-ce pas parce qu'il ne veut pas vivre l'expérience du chanteur starisé, surtout après être revenu d'entre les morts, et qu'il préfère la richesse de la normalité à la pauvreté de la célébrité (ainsi que le montra à rebours le triste vie de Mickael Jackson)?
(Cette question se trouve renforcée par le fait que, dans la bibliographie fournie par Wikipédia, il est fait mention d'une tournée réalisée par Sixto en Australie et Nouvelle-Zélande avec le groupe de rock Midnight Oil en 1979 et 1981, un fait prégnant dont le documentaire ne parle pas, sans doute parce que le symbole Rodriguez adulé en Afrique du sud est plus éclatant; mais qui montre que la reconnaissance périphérique et marginale de Rodriguez n'est pas circonscrite au problème si particulier de l'Afrique du sud, et que des pays anglophones colonisés par l'Empire britannique et connaissant des problèmes liés à la reconnaissance malaisée, voire déniée, des peuples aborigènes, reconnaissent Sixto comme le symbole de ce refus d'identification, ce qui renforce à la fois la dimension identitaire de Sixto, tout en accentuant l'évidence de son refus de la contre-existence de star).

2) Sixto n'a jamais essayé d'enregistrer plus de trois albums, deux qui sont sortis, publiés par la maison d'édition Sussex, et qui n'ont jamais rencontré le succès, et un projet qui, sans doute de ce fait, ne dépassa pas le stade embryonnaire de la maquette. Même après ses deux tournées en Australie en Nouvelle-Zélande, Sixto n'a essayé d'enregistrer de nouvel album. Peut-être qu'il aurait eu du mal à retrouver un autre label américain pour le promouvoir, mais ses droits avaient été rachetés par le label australien Blue Goose Music peu avant la tournée australienne, et Sixto aurait pu profiter de ce succès pour percer sur le marché australien, néo-zélandais, sud-africain, voire, pourquoi pas, rencontrer enfin le succès en Occident. En tant que chanteur métissé, Sixto aurait pu trouver une identification planétaire, un peu comme ce fut le cas avec Marley, malgré son sectarisme rastafarien et sa courte vie rongée par le cancer. Pourquoi Sixto n'a-t-il pas surfé sur l'occasion, au lieu de privilégier le retour à l'anonymat, comme si ce qui l'intéressait dans l'existence n'était pas la reconnaissance, mais l'expérience ardue? 
Comme si Sixto nous enseignait, en guise de philosophie, que l'expérience véritable ne peut se révéler singulière que si elle est anonyme. Si elle est reconnue par les foules, elles perd sa singularité et acquiert valeur de mort existentielle. Et que l'on ne vienne pas insinuer, comme le documentaire le fait, à juste titre, que Sixto a été arnaqué par certains labels et qu'il n'a pas vu la couleur de son argent de ce fait : justement, le documentaire ne fait pas mention de cette tournée australienne, elle aussi couronnée de succès, alors que ce rappel démontre que Sixto a eu vent de sa reconnaissance à l'autre bout du monde plus de quinze ans avant la tournée triomphale en Afrique du sud, reconnaissance marginale d'un point de vue géographique pour un Américain de Détroit, surtout s'il est un peu isolationniste, et qu'il n'a pas donné suite à cette tournée, pourtant couronnée de succès. Sixto aurait pu de suite percer dans l'hémisphère sud, et pas seulement en Afrique du sud. Il a préféré revenir à sa vie bizarre, entre philosophie et maçonnerie, comme si pour lui il était plus dur d'être star qu'ouvrier. Et si Sixto, plus sage que chanteur, avait raison?

Le thème du double, qu'illustre la double vie de Sixto, signifie-t-il que pour éviter la mort, Sixto a dû sacrifier sa singularité de chanteur à sa singularité d'homme? Sans me perdre dans des considérations mystico-fumeuses, qui feraient intervenir des éléments d'ordre irrationnel, le manque de succès de Sixto s'explique aussi par sa proximité musicale avec Bob Dylan. D'ailleurs, un de ses producteurs américains explique que Sixto selon lui était meilleur que Dylan. Les mélodies de Sixto évoquent le folk mâtiné de certaines influences afro, comme la soul, voire la funk. Sixto n'a pas réussi, parce qu'il a été perçu comme un double de Dylan, qui faisait bien certes, mais toujours moins bien que le maître - aussi. La dimension métissée de la musique de Sixto, tout comme du personnage, dans une expression où la personnalité du chanteur est primordiale, n'a fait qu'empirer le phénomène de distanciation du public à l'égard de ce chanteur doué et anonyme : Sixto propose le compromis entre des formes qui existent déjà, compromis de qualité, mais compromis qui reconnaît que préexiste à sa propre manifestation un donné.
Si je suis bien en peine de savoir si les chansons envoutantes et de grande qualité de Sixto sont moins bonnes que la discographie de Dylan à cette époque, il faudrait invoquer la précellence qualitative de l'antériorité chronologique pour expliquer que le donné prévaut sur son compromis, au sens où le compromis ne fait que répéter ce qui existe en reliant des formes jusqu'alors pas encore rapprochées. C'est ce que fait l'universitaire historien de la philosophie. Il n'invente pas de philosophie. Il opère des assemblage préexistants. Quand on écoute Sixto, s'il se montre moins original que Dylan dans le style ou les thèmes, surtout, il n'appartient pas à une école de folk qui permette au public de l'identifier. sixto est un électron libre, un OVNI dans ce qu'il relève du non identifié : un maçon de Détroit, qui considère le travail comme oeuvre de rédemption, qui aime la philosophie et les expositions de peinture et qui est doué d'un talent de songwriter éminent.
Sixto a moins pâti d'une infériorité musicale par rapport à Dylan que d'un manque d'originalité chronologique par rapport à cette figure de proue. Il n'a pas été entendu, parce qu'il faisait bien ce que d'autres avaient déjà fait - certains peut-être mieux que lui, mais je ne suis pas tout à fait certain de ce fait quand j'entends ses chansons. Le style de Sixto est tout aussi bon que celui des meilleurs chanteurs du genre folk, ce qui lui manquerait plutôt, c'est le manque d'originalité, la quantité et la précellence chronologique, trois apanages dont peut se targuer Dylan à l'heure des comptes. Arrivé trop tard par rapport au genre folk, Sixto est aussi trop poète et tourmenté, presque profond, pour les attendus de la soul, voire de la funk. Le double semble mal supporter les critères du compromis, au sens où l'identité s'établit par rapport à des déterminations radicales, en créant l'originalité à partir du refus du compromis.
La mort de l'artiste Sixto était inévitable, en ce qu'il est tombé sous le coup de la redoutable loi du double. Quand on considère tel artiste mineur par rapport au maître reconnu, c'est moins qu'il répète purement et simplement - que les modifications qu'il apporte se révèlent moins originales et importantes. Sa différence est mineure au sens où l'originalité manque. Celui qui reste est ainsi le plus original dans sa singularité, tandis que les autres expressions avoisinantes sont moins originales, bien qu'un peu différentes tout de même. Il est mineur d'être moins original.
Sixto relève d'une catégorie plus rare que la différence mineure : il désignerait le double voué à l'autodestruction et au manque de reconnaissance en ce qu'il relève de l'art du compromis. Sa reconnaissance marginale dans les terres australes plaide en faveur de cette thèse. Si Sixto était simplement un chanteur mineur, pourquoi les classe moyennes nées dans l'apartheid et marginalisées par l'apartheid, ou plus généralement vivant sur une île et cantonnées à leur position insulaire, auraient-ils été touchés par deux albums de chansons? C'est précisément de compromis et de retour à l'identité normale qu'avaient besoin ces populations. Rappelons que Sixto fait une tournée triomphale en Afrique du sud après l'apartheid, qui sanctionne ce retour à la normale. En ce sens, le compromis, c'est l'exigence de retour à la normale. Tout se passe comme si Sixto avait senti, de manière intuitive, qu'il valait mieux pour lui développer les expériences de son existence que les oeuvres de son art de chansonnier, parce que le chanteur aurait produit un art du double qui aurait été toxique et mortifère.
Sixto serait alors mort, peut-être d'overdose, ou de suicide, parce qu'on peut être mineur dans la différence, mais pas identique au sens de double parfait, symétrique, comme l'on parle de vrais jumeaux. La gémellité physique est possible, quoiqu'elle est souvent accompagnée de troubles identitaires, mais la gémellité identitaire n'est pas possible. Elle génère la disparition. Après sa reconnaissance australe, on pourrait estimer, nonobstant cette théorie du double autodestructeur, que Sixto va enfin briser le signe indien et entamer une carrière de star, tardive, mais méritée. Or, par trois fois, en 1979, 1981 et 1998, Sixto connaît une reconnaissance certaine, mais ponctuelle. A chaque fois, il s'empresse de retrouver sa vie laborieuse et ingrate, comme s'il prévoyait la malédiction qui s'abattrait sur son existence s'il se lançait dans la vie de star et les paillettes.
La reconnaissance pour Sixto équivaudrait à la violation du droit du double, et de la jurisprudence existentielle qui l'accompagne avec cruauté. Mais depuis la reconnaissance récente de fans lancés à la recherche du phénomène introuvable et quelques tournées européennes suivant son retour vers 2008, Sixto n'aurait-il pas réussi à devenir une star, ce qui contredirait ma tentative d'analyse critique? La sortie en 2012 du documentaire suédois Sugar Man a accru encore cette popularité étrange, qui est mineure sans être posthume, et qui semble ne pas rencontrer chez son bénéficiaire un écho positif.
Sixto semble timoré, méfiant, mitigé à l'égard de cette reconnaissance inespérée et tardive. Il veut bien donner quelques concerts, mais il n'est pas ravi et se méfie du succès, comme s'il murmurait : je veux retrouver ma vie, mes habitudes, la normalité, la difficulté - pour vérifier ce qu'est l'existence, en quoi elle réside. La distance méfiante que manifeste Sixto diffère du sourire de l'Aurige, qui évoque la sérénité, et se distingue du triomphe, qui est une duperie. Sixto n'est pas serein, il sait que la gloire brûle comme le feu, alors que la difficulté normalisante et singularisante le régénère.
Il serait intéressant de préciser que cette reconnaissance paradoxale de Sixto s'opère via l'émergence d'Internet. La reconnaissance Internet redistribue les cartes de la reconnaissance et de l'identification : alors que le droit d'auteur connexe à l'édition de type Gutenberg reliait l'identité artistique à son auteur, au point de privilégier de manière élitiste et injuste les plus originaux ou les pionniers (Dylan plutôt que Sixto), Internet améliore ces dispositions arbitraires à l'expression en accordant la primauté de la reconnaissance à l'idée plutôt qu'à l'auteur (tout en modifiant la structure de l'idée, mais c'est un autre sujet). Du coup, la seconde vie de Sixto lui vient du fait qu'il a été rejeté du cadre de la reconnaissance Gutenberg, mais qu'il entre des les nouveaux canons de la reconnaissance Internet.
La reconnaissance Internet de Sixto ne contredit pas la loi du double, mais en change les modalités d'application en profondeur, pour permettre aux idées de se propager sans les rattacher à des personnalités marquantes. Sixto avait privilégié son existence à sa gloire? C'est exactement le profil que l'innovation Internet attend des artistes : ils sont des passeurs au sens où l'idée qu'ils portent, ils la transmettent sans en constituer la fin faussée et angoissée, souvent incapables de porter un fardeau si lourd. Ce qui importe, c'est l'idée - pas l'existence, ce qui fait que l'intuition de Sixto durant sa vie d'artiste célébré loin de chez lui a trouvé sa reconnaissance avec Internet.
Sixto ne sera pas davantage reconnu en tant qu'individu-artiste-chanteur, mais ses chansons peuvent être écoutées via les serveurs Internet, qui ont révolutionné la possibilité d'accéder gratuitement aux musiques que l'on veut (plus qu'aux musiciens), avec une démultiplication presque indéfinie du choix potentiel d'écoute. La dissociation de l'idée et de l'existence réhabilite le compromis, au sens où dans un processus le compromis est envisageable, tandis qu'au niveau de l'incarnation physique et singulière de la personne, il devenait mortifère et criminel. Sixto participera quoi qu'il arrive à certaines idées et dépassera peut-être les barrières entre la chanson populaire, la philosophie et la politique, alors que je persuadé qu'il doit sa réputation australe à cette personnalité métissée, autant que c'est elle qui l'a desservie auprès du public américain - et occidental.
Un proverbe dit : nul n'est prophète en son pays. Sixto est plus un sage qu'un chanteur. Il présente d'ailleurs un look de chaman proto-indien, avec ses cheveux longs et lisses, ses racines de Mexicain et son parcours atypique. Raison pour laquelle autant de spectateurs jugent le documentaire consacré au chanteur disparu, puis retrouvé - émouvant? Sixto émeut, non seulement parce qu'il a privilégié l'expérience singulière et normale à la déformation de l'identité qu'induit la célébrité; mais aussi parce qu'il annonce indirectement et sans le savoir le changement de paradigme d'Internet. Depuis Internet, Sixto est une star paisible et normale; alors que depuis les seventies, il vivait en marge de la gloire et n'était reconnu avec ce statut que dans des pays eux-mêmes marginalisés, ou ressentant ce sentiment d'étrangeté à soi.

P.S. : Roland Jaccard, qui m'avait conseillé de voir le documentaire, m'adresse une objection : "Les échecs de SR dans la politique municipale de Detroit (et là il voulait s'y impliquer) ne témoigneraient-ils pas plutôt d'une marginalité existentielle irréductible et indépendante de sa volonté?".
A mon avis, Sixto n'agit pas de manière délibérée, préméditée et consciente. Pour Schopenhauer, la volonté est absurde (Schopenhauer en fait le fondement du réel, plus largement encore que de l'homme). Mais je pense que la "marginalité existentielle irréductible et indépendante" recoupe justement le refus de la célébrité, la quête d'anonymat, l'envie d'expériences normalisatrices (de ce fait laborieuses). Ce que Sixto a recherché par son engagement politique, ce n'est pas l'élection : Sixto ne veut surtout pas être un élu, tout comme une star (les deux idées se rapprochent au fond). Sixto voulait se réaliser en tant que citoyen normal, ordinaire, et son échec lui a montré que l'on ne pouvait faire de politique dans le système de la démocratie représentative libérale qu'en étant un élu - tout comme l'on ne peut éditer de chansons qu'en étant un chanteur à succès.
Sixto refuse le principe de l'élection, tant politique qu'artistique, au sens où il aimerait que n'importe quel individu soit artiste, homme politique... Sixto veut réconcilier le principe élitiste de l'inspiration avec la normalité anonyme de l'individu ordinaire. Peut-être conviendrait-il d'introduire l'idée de privé pour comprendre que Sixto veut réconcilier le public et le privé, en particulier en politique. On retrouve d'ailleurs l'idée de compromis chez Sixto entre les éléments antagonistes ou contradictoires qui existent déjà. Et peut-être que le renoncement politique de Sixto va de pair avec son refus de la starisation, malgré des tournées triomphales et des ventes exceptionnelles en terres australes. Sixto aurait voulu que tout homme normal puisse être maçon, père de famille, chanteur de qualité, homme politique intègre au plan local (le niveau local désigne l'endroit pas excellence de la rencontre entre le privé et le public).
Ce compromis tant voulu par son auteur relève soit de l'absurde, soit implique que la volonté découle d'une cause supérieure, qui, si elle n'est pas cet absurde synonyme de nécessité, implique que la volonté soit comprise dans l'intelligence et que du coup l'intelligence ne soit pas voulue, mais fonctionne selon des modalités qui se révèlent soit guidées par la nécessité, soit guidées par ce que Platon aurait nommées idée et qui acquiert du coup une transpersonnalité. Dans le cas de Sixto, cette transpersonnalité explique son goût pour le retour de l'individu à l'aspiration de normalité, voire de marginalité laborieuse. Sixto refuse d'autant plus l'élection qu'elle implique une enflure outrée de l'individualité, jusqu'à la caricature de la superstar, du style de Michael Jackson. Quand Sixto se contente de peu, ce n'est pas par un goût pour la marginalité assez inexplicable et ténébreux, c'est parce qu'il pressent que l'idée englobe l'individu et que de ce fait, aucun individu, fût-il créateur, ne mérite d'être célébré en tant qu'il est auteur. Du coup, Sixto est intelligent, au sens où l'intelligence est transpersonnelle. Il n'agit pas de manière volontaire, mais au service de l'idée transpersonnelle. La volonté est une interprétation erronée au sens où elle circonscrit l'action de l'individu à ses limites intellectuelles et corporelles. Mais on éprouve des difficultés à interpréter le comportement d'un individu, surtout quand il échappe à tout rationalisme d'ordre individuel, parce qu'on le pense en termes individuels, donc par la volonté.

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