vendredi 24 mai 2013

Le principe de déresponsabilité

Le complot tend à instiller la déresponsabilisation, comme la maladie psychotique crée la dépersonnalisation. Le complot supprime des commanditaires délibérés, au sens où la préméditation est à remplacer par le mimétisme. Les commanditaires inspirent de manière mimétique, mais ne commanditent pas; tandis que les exécuteurs exécutent, non pas les ordres prémédités des commanditaires, mais en remplaçant une commande mimétique par une ambiance qui infuse, qui n'émane d'aucun auteur en particulier.
Dans la propagation du complot, l'action consciente de l'auteur est à remplacer par la diffusion par contamination mimétique, ce qu'un Derrida aurait nommé la dissémination, et que Deleuze aurait figurée en tant que rhizome multiple - sans auteur, ni inspirateur. L'action se fait sans responsabilité, au sens où il n'est pas d'auteur à l'action, mais une contamination d'une mentalité venant certes de dirigeants, mais qui ne lancent pas un complot au sens d'une action organisée. Ce sont des inspirateurs évanescents et impersonnels, involontaires.
La conscientisation ou le volontarisme complotiste expriment la simplification de ce schéma complexe de la déresponsabilisation. Le mimétisme explique cette déperdition qualitative, dans laquelle l’inspiration n’est plus le mécanisme possible et se trouve remplacée par l’impersonnalisation, qui consiste de manière surprenante à agir non pas en fonction d’un modèle, mais selon une partie justement tenue pour non représentative et incomplète. Le secret du complot qui le rend rationnellement inexplicable et potentiellement surinterprété, c’est qu’il ne suit pas un schéma de responsabilisation, mais que le mimétisme implique une absence de responsabilité à tous les niveaux, en particulier au niveau des causes.
Les causes sont partielles, métonymiques, et, quand elles sont identifiées, ne peuvent expliquer la survenue de l’effet. L’effet est mystérieux et donne libre cours à des surinterprétations, clairement paranoïaques. Le complot survient en période de crise. D’ordinaire, le caché est nommé l’invisible et donne plutôt lieu à des résolutions heureuses, comme des découvertes scientifiques ou à une gestion politique qui accorde la primauté au visible sur le caché. On se situe dans une logique de responsabilisation, dans laquelle les responsables sont identifiables. S’ils sont fautifs, on peut les incriminer. Et s’ils sont imparfaits, ils ont au moins le mérite d’être identifiables.
Tandis qu’en période de crise, nos responsables ont tellement perdu de crédit qu’ils n’ont plus vraiment de responsabilité et qu’ils représentent seulement, de manière secondaire, des intérêts disséminés et multiples. Ce qui a pour effet d’affaiblir le pouvoir et de substituer au visible le caché. Le caché est inférieur, mais il donne lieu à bien des fantasmes te très peu de lucidité. La lucidité : le pouvoir caché manifeste un affaiblissement du pouvoir, un effritement, une dissémination et une démultiplication. Fantasmes : l’interprétation complotiste et paranoïaque, selon laquelle le caché serait d’autant plus maléfique qu’il serait caché.
En réalité, la compréhension du mécanisme mimétique dans le complot conduit à mettre en lumière tout type de mimétisme. C’est la déresponsablisation qui dans le complot se montre à son niveau le plus élevé, mais qui est caractéristique de tout mimétisme. L’explication : la responsabilité implique que le réel se trouve dans une dynamique de croissance. Dans une configuration mimétique, la responsabilité est biffée, car le mimétisme est la règle du fini stable. Problème : le stable engendre l’appauvrissement qualitatif, ce qui tend à affaiblir les formes jusqu’à leur extinction.
Le mimétisme déresponsabilise en détruisant son environnement. L’oligarchie est l’expression visible et effective de cette déresponsabilisation, quand le complotisme agit comme une théorisation vicieuse et illusoire, qui désaccorde la compréhension et l’action. Ceux qui agissent sont dans l’ombre et sont nocifs; ceux qui comprennent sont dominés te impuissants. De telle sorte que le complotisme agit au service de la loi du plus fort qui le dessert et qu’il dénonce. Solide illustration du principe révoltant selon lequel le principal soutien à la loi du plus fort n’en est pas le bénéficiaire par utilitarisme cynique, mais l’exploité par aveuglement fataliste.
Quand on se meut dans l'univers mimétique, c’est la nécessité qui gouverne nos comportements et nos actions. Ce dont témoigne le complotisme. Il est juste possible de se rendre compte que l’on ne peut rien faire pour changer le système, que l’on relève d’une composante intangible du système et que l’on ne peut rien faire pour changer, ni s’améliorer. La seule chose que l’on puisse tenter, c’est d’accepter les choses telles qu’elles sont, et non telles que notre désir voudrait qu’elles soient. Le complotisme entérine ce fatalisme et explique pourquoi les opprimés en viennent à défendre et accréditer la loi du plus fort : parce qu’ils n’ont plus le choix.

Aucun commentaire: