samedi 27 juillet 2013

En direct : le réel

Le réel antique est direct et ne comporte pas de problème de relation entre ce qui est et ce qui représente. La médiation rompt ce lien direct au nom de l’erreur qu’il comporte et que la révolution expérimentale a révélé (sans se demander pour autant si c’est le lien direct ou un autre élément qui est faux). Il instaure la médiation pour résoudre l'erreur. Descartes retient le cogito pour chercher un domaine qui reste homogène tout en assurant l’exigence de médiation. Qu'il passe du réel fini au cogito éclaire le parcours qui caractérise la métaphysique et qui, au vu de l’influence de la métaphysique sur la philosophie, touche la philosophie dans son évolution. Il refonde le lien entre le cogito et le réel, il reformule la conception de Dieu, il admet l'erreur de représentation directe, tout en conservant le postulat premier de la métaphysique : disposer d’un réel défini et définissable. La structure du réel est indirecte, au sens de fragmentée, parcellaire, singulière, différenciée, distincte.
L'expérience du cogito tient compte du pouvoir de résolution que dénote la distinction. Il importe à l'homme nouveau (moderne) de trouver le moyen de lever la contradiction inhérente aux fragments antagonistes issue de l’opposition intérieur/extérieur, et qui morcèle le physique en une pluralité de morceaux disparates, en créant des barrières qui, loin d'être hermétiques, sont autant de résolutions possibles. Délimiter, c'est résoudre, en ce que la résolution commence par limiter, puis trouve un pont à partir du domaine homogène délimité (le cogito). Cette résolution n’est pas définitive, mais unilatérale : elle ne trouve son système de résolution que d’un côté (le cogito). Pour l’autre côté, il s'agit d’un pari, d’une ligne lancée depuis la grève, sans qu’on sache bien si le côté inconnu et incertain correspond aux caractéristiques du domaine défini. Qu’est-ce qui prouve que le physique correspond au cogito? Comment lever l’opération de doute par la correspondance?
Le doute n’engendre-t-il pas l’orientation partiale de la connaissance vers cette homogénéité intuitive et forcée, selon laquelle l’être est d’autant plus formé en homothétie qu’il est inconnaissable dans ses plus larges parties? Le doute n’est pas levé, seulement surmonté de manière détournée par l'intuition. Le doute crée la connaissance irrationnelle et incertaine : la connaissance douteuse. Le doute signifie qu’il n’est de réconciliation entre le certain partiel et l’incertain fragmenté que par l’intuition de l’homothétie. Les erreurs physiques de Descartes recoupent des erreurs de conception épistémologique. Si Descartes pense que le réel est dans sa manifestation physique de nature homothétique, il lui adjoint un irrationalisme connexe : le rationalisme qu’il professe en physique va de pair avec sa conception d’un Dieu miraculeux et parfait, dont les volontés nous échappent bien qu’elles soient toujours bonnes.
Pour Descartes, il n'est pas d'augmentation de la connaissance sans ce schéma bizarre, réputé rationaliste, alors qu’il ne l’est que de moitié, et que l’autre moitié accorde la part belle à l’inconnaissable, à ce titre à l'irrationalisme. Descartes juge la résolution des problèmes possible grâce à la médiation, et au pont qu’il jette depuis le cogito. Puisque le lien direct trahit, dès lors ce qui compte n'est pas de prôner l'indirect, qui revient à prêcher illusoire, mais d'organiser des obstacles constructifs, de telle sorte que la résolution soit possible de manière détournée - en ce sens, indirecte. Par son cogito, Descartes pense avoir résolu le problème métaphysique qui se pose. De ce fait, il aurait aussi résolu le problème épistémologique qui ne manque pas de se poser avant toute recherche physique digne de ce nom. C’est pour légitimer la recherche physique que Descartes en vient à interroger l’édifice métaphysique branlant avant son intervention décisive. Descartes n’entendait pas consacrer trop de temps à l’étude métaphysique et espérait clarifier cette question pour mieux se lancer de manière assurée dans la recherche physique.
Il accorde à la métaphysique la tâche de donner des fondements et une méthode à la recherche physique : la médiation instaure la méthode de connaissance la plus en prise avec la vérité en réconciliant la métaphysique avec la science. Depuis que la révolution expérimentale a démontré que la méthode scientifique était fausse, il est urgent si l’on veut sauver la métaphysique de la réformer. Descartes estime que la philosophie la plus assurée tient dans la métaphysique et que c’est se priver de la possibilité de connaître le réel que de ne pas réaffirmer la métaphysique. Du coup, il reprend la méthode aristotélicienne et fait oeuvre salutaire, puisqu’il engage la pensée sur la meilleure des voies. La métaphysique délimite un domaine homogène, totalité interne et provisoire, et, à partir d'elle, augmente la sphère de la connaissance, par petites touches.
Descartes est métaphysicien par sa légitimation de Dieu, mais le rôle qu'il accorde à l'expérience en fait un rationaliste particulier, que je nommerais un témoin. Descartes refonde la métaphysique en la fondant sur le cogito? Le cogito est universel? Mais cette universalité, sur quoi repose-t-elle? La lumière naturelle? Mais cette lumière naturelle repose sur l’expérience que tout un chacun peut faire. C’est ce que Descartes estime être la chose du monde la mieux partagée : le bon sens dont il est question n’est ni l’intelligence, ni la lucidité, ni la volonté, mais l’expérience. Le rationalisme est ancré sur l’expérience. C’est ce que Descartes nomme le jugement : "En après j'expérimente en moi-même une certaine puissance de juger, laquelle sans doute j'ai reçue de Dieu" (IVème Méditation). L’expérience signifie que le réel est une rencontre partagée par n'importe quel individu, et qui indique que Descartes s’adresse à chaque homme quand il ancre sa pensée sur l’expérience.
Voilà l’élément dont use Descartes pour se repérer dans l’incertitude. On perçoit Descartes comme le grand rationaliste-idéaliste qui serait combattu par les empiristes et les immanentistes, mais il se révèle à l’examen aussi irrationaliste que construisant son idéalisme sur l’expérience. Il spécule sur l’expérience. Il philosophe sur l’expérience. Le réel dont il se prévaut commence par l’expérience, puis se trouve étendu à la pensée, mais, s’il est juste de tenir la pensée pour supérieure à l’expérience, l’expérience est le socle sur lequel se développe la pensée. L’expérience prouve que la connaissance du réel précède le rationalisme : quelque chose précède le rationalisme, et cette chose est réduite à l’instant présent, ce qui fait que le cartésianisme sous sa forme première (donc réductrice) pourrait coïncider avec la tradition qui considère que le réel équivaudrait au présent (autant dire : la présence au présent).
L’expérience préexiste même au doute, ce qui fait que Descartes est ce novateur qui part de l’expérience pour asseoir sa métaphysique. Un expérimentateur. Tout peut être remis en question, sauf l’expérience. Il existe donc dans l’existence quelque chose d’incompressible et de donné, ce qui fait que l’existence par rapport au réel se pose comme ce qui peut être le sujet de l’expérience, alors que le réel serait le royaume de l’impersonnel, sur lequel le sujet observateur n’a de prise que par l’expérience. L’existence se définit par l’expérience et la métaphysique considère qu’il existe dans le réel, via l’existence, un élément de prise, donné, intangible, inchangeable, objectif. C’est cette expérience que Descartes cherche à retrouver, quand il recourt au doute : loin de trouver quelque chose qu’il ne s’attendait pas à découvrir, il retrouve ce qu’il s’attendait à découvrir, comme le prestidigitateur.
Puis, Descartes va étendre cette expérience : le doute constitue moins le moyen de trouver ce qui est sûr que de l’étendre à la pensée. Descartes considère qu’il existe un réel incompressible et développable. Le réel du cogito est formé à partir de ce réel premier, de ce donné intangible, bien que pour Descartes le cogito soit l’expérience réelle qui fonde la supériorité humaine. La philosophie de Descartes constitue une pyramide hiérarchique qui retrouve à chacun de ses étages le critère de sélection de l’expérience, comme si le seul moyen de déterminer ce qui est réel et de le départager de ce qui ne l’est pas reposait en définitive sur l’expérience. Elle instaure le vrai critère de sélectivité du réel : à partir de l’expérience, on peut développer la métaphysique, en choisissant le doute comme critère de croissance. La métaphysique se préoccupe moins de cerner l’ensemble du réel que de trouver du réel sûr. La métaphysique veut travailler sur la certitude, peu importe que cette dernière soit partielle. 
L’expérience offre ce qui peut paraître le plus évident et le plus génial (Descartes se réfère à une réalité dont l’abstraction part du concret), mais elle porte en elle le sceau de la limitation : arbitraire, indicible, l’irrationnel se tient au coeur de l’expérience; surtout, l’expérience est limitative, singulière. Si elle tend plutôt à instaurer le singulier que l’universel, du moins sert-elle à aller vers l’universel. Elle sera le prétexte (pour d’autres) à abandonner les prétentions universalisantes et à se rapporter au seul entourage qui intéresse la curiosité et façonne son environnement. Le problème de l’expérience est qu’elle encourage le néant. La métaphysique peut apparaître comme le seul discours construit qui tienne face au néant. Descartes accroît l'inintérêt à l’égard du néant, comme quantité négligeable, dont il n’y aurait rien à dire, depuis la position initiale d’Aristote. Il est le premier de la lignée moderne à lancer que le néant n’étant rien, il n’y a rien à en dire.
Descartes ne contredit pas seulement (de manière logique au vu de ses positions) la position de Platon, selon laquelle ce qui n’est pas est pourtant quelque chose. Descartes laisse entendre qu’il tient le discours le plus cohérent sur le réel, alors qu’il admet que demeure des reliquats de néant. Comment un discours portant sur le réel pourrait-il comporter de l’insuffisance, à moins de considérer que le discours est incomplet, mais suffisant? Peut-on se satisfaire de cette contradiction, à moins de considérer que la contradiction initiale est seulement dépassable, dans la mesure où elle est reconnue - intégrée dans un système? Le métaphysicien dit : je peux façonner de l’être qui soit une construction connaissable, à condition que l’être soit environné de non-être. L’être est forcément environné de non-être, c’est ainsi. Chercher un réel qui soit totalisant, c’est se condamner à ne pouvoir le définir, et c’est la raison de l’opposition entre le métaphysicien et l’ontologue.
Si Descartes modernise le discours métaphysique, il reprend la rengaine de la métaphysique, qui elle-même n’a fait que rendre plus cohérente et plus pérenne le vieux discours nihiliste, quand on considère les productions des Abdéritains, dont le plus notable, Démocrite, n’a jamais réussi, malgré son savoir encyclopédique, à proposer une philosophie cohérente, se débattant entre le vide et les atomes sans parvenir à lier les deux. Ce n’est pas un hasard si Platon, alors qu'il attaque les sophistes, ne prend pas la peine de relever les théories de Démocrite : il les juge si incohérentes qu’elles ne peuvent tenir dans l’histoire des idées. Quant à la métaphysique, elle concilie ce que cherchait à obtenir Démocrite, mais en vain : l’entente, sinon la réconciliation, de l’être et du non-être. Le principal avantage est le gain de connaissance sûre (la rengaine de Descartes), que la métaphysique procure en circonscrivant l’être au fini, en le rendant délimitable et définissable.
L’inconvénient, l’entreprise de Descartes elle-même le souligne : c’est la péremption, au détriment de la connaissance elle-même - un paradoxe, quand on se souvient que la métaphysique prétend être le meilleur cadre pour la connaissance scientifique. Le recours à l’expérience accroît les résultats métaphysiques. La complexification de la démarche (la médiation) fait apparaître le besoin de l’instituer en stade premier, si vite oublié, car vite dépassé. L’importance de l’expérience chez Descartes est redoublée par rapport à l’héritage aristotélicien, mais le rôle que lui assigne Descartes à la construction de sa philosophie se trouve d’autant plus important (premier, ergo oublié) qu'il reprend la révolution expérimentale, à ceci près qu’il transforme la métaphysique en considérant que le plus visible sera le plus élaboré.
Il place l’accent sur le théorique et met en sourdine l’expérience, qui ne transparaît qu’en filigrane, soit mentionnée par la lumière naturelle, avec la connexion entre la nature et l’expérience; soit accompagnant les étapes de la méthode, comme le doute, le cogito, Dieu... A chaque fois, le lecteur est happé par l’importance accordée à la raison, à la représentation théorique, et oublie que tout commence par le ressenti de l’expérience, que chaque étape pourrait être précédée de la mention explicite : expérience. Ainsi le doute instaure une expérience à partir de laquelle Descartes construit tout son édifice. Idem pour le cogito - ou le sentiment que tout un chacun ressent de Dieu. Descartes développe son discours rationnel à partir de l’expérience. En ce sens, il constitue le témoin métaphysique. Si le rationalisme de Descartes est supérieur à l’expérience, il en découle.
Au final, le réel de Descartes oscille entre la part rationalisable et la part inconnaissable, le négatif rétréci, dont Descartes rend l’existence inintéressante, donc inexistante - l’évacue dans le non-dit. Mais est-ce parce qu’il n’y a rien à en dire qu’il n’y a - rien? Descartes prend position en faveur de l’aristotélisme et s’oppose à l’ontologie. Le réel selon Descartes repose d’autant plus sur sa part réputée d’irrationnel (irréductible au rationnel) qu’il prolonge Aristote : le seul moyen de connaître revient à ne connaître qu’une part de réel. Mais en reconnaissant que la part de réel inconnaissable est capitale pour délimiter la part connaissable, Descartes se condamne à rendre périmé ce connaissable, au nom du fait que l’inconnaissable n’est jamais ce dont il n’y a rien à dire et qui n’existe pas jusqu’au rejet, mais plutôt la part familière que l’on ne veut pas voir et que l’on estime avoir expurgé, comme si en créant l’antagonisme connaissable/inconnaissable, être/non-être, on lançait un mécanisme d’autodestruction, dont la principale caractéristique était moins l’extériorité que l’intériorité.
L’innovation de Descartes se situe dans le sein métaphysique : la rénovation métaphysique (à ce titre, la part de la métaphysique dans la philosophie ne cesse d’augmenter, jusqu’à devenir presque totale, si l’on s’avise que l’immanentisme est une hérésie métaphysique) consiste à avoir rendu évolutif et adaptable le savoir connaissable et rationalisable, ce qui lui permet de mieux l’ajuster à son impératif de changement (et donc, implicitement, à la part d’inconnaissable et de non-être). Mais en rendant ajustable l’être, Descartes admet la faiblesse métaphysique : contrairement à la doctrine qu’elle professe, la métaphysique est intimement liée au non-être, au point de construire sa théorie rationnelle sur de l’irrationnel. Qu’est donc ce non-être?
C’est le refus de lui accorder de l’intelligence. Le non-être correspond à l’inintelligent, scandale des érudits, des savants et de ceux qui estiment tant l’intelligence qu’admettre que leur système repose sur l’inintelligence, le refus d’admettre que l’intelligence puisse débrouiller l’incompréhensible, l’idée selon laquelle il existe quelque chose qui résiste à l’entreprise de déchiffrage menée par l’intelligence, ces propositions reviendraient à admettre que nos métaphysiciens défendent la bêtise contre l’intelligence (que la vraie bêtise est intelligente, savante et diplômée). En langage de métaphysiciens vexés qu’on leur prête des menées obscurantistes : rien à dire de ce genre de réalité, donc - exit! Circulez, rien à voir! Ou plutôt : rien à dire. Le métaphysicien est cet intellectuel vexé de reconnaître qu’à côté de son système sophistiqué de pensée, qui fonctionne sur une partie du réel (et une partie mineure, comme en convient Descartes, qui s’empresse de rétrécir le réel connu plutôt que de l’agrandir), il existe une part essentielle qui lui échappe, que, par dépit, il décrète inexistante, ou si restreinte qu’elle en devient négligeable.
Ainsi se comporte Descartes vis-à-vis de la question épineuse de la place du néant dans sa philosophie  : comment expliquer que le néant soit à la fois le manque, le défaut, et qu’en même temps on soit obligé de reconnaître que subsiste du défaut dans un système dominé par un Dieu tout-puissant et parfait? Il conviendrait in petto de se pencher sur l’épineuse question des relations tumultueuses entre Dieu et le néant. Si, à première vue, le Dieu réputé parfait semble inconciliable avec le néant défini comme le manque, les caractéristiques de ce Dieu tendent vers l’irrationnel quand on s’avise que la volonté en constitue la faculté (l’entendement est indirectement lié à Dieu, à condition que soit appliquée la volonté à partir du moment où il est devenu assuré).
Mais l’irrationalisme n’est pas la seule question que pose la relation de Dieu avec le néant. Comment l’attribut de la volonté, que Descartes rend automatique, n’indique-t-il pas que la conception de Dieu que défend Descartes penche vers l’irrationalisme (au sens où ce qui est irrationnel se produit de manière automatique, sans intelligence)? Quand la volonté est l’acte qui entérine ou refuse (oui ou non), elle décide à partir du donné, qui est arbitrairement réputé bon du fait de la bonté inexplicable de Dieu. Cette dernière repose sur un argument irrationnel. L’homme étant imparfait, il ne peut que comprendre négativement : la bonté de Dieu serait si parfaite que la perfection lui échapperait. Du coup, son imperfection l’empêche de comprendre tant la perfection que la raison pour laquelle il est imparfait - pourquoi la perfection a besoin de l’imperfection pour être parfaite. Cette dernière assertion indique que Dieu surmonte le principe de contradiction sans en venir au principe de non-contradiction énoncé par Aristote, dont on mesure qu’il en concernerait que l’homme. Dieu lui serait celui qui par miracle surmonte la contradiction (le deus ex machina).
Cette conception indique que Dieu serait inexplicable (et contradictoire ou miraculeusement non contradictoire, puisqu’il créerait la partie imparfaite pour qu’elle participe de la perfection, voire qu’elle la conditionne). En outre, ces caractéristiques irrationnelles posent la question plus épineuse du statut du néant : est-il seulement, comme dans la conception plotinienne, le plus bas niveau de la matière (et du réel)? Ou est-il aussi ce qui structure Dieu dans les définitions de la volonté ou de la bonté, de telle sorte que Dieu serait traversé de néant? Quand l’hérétique Spinoza, après avoir été disciple de Descartes, estime que la meilleure définition de la substance renvoie à l’incréé, il admet implicitement (mais peut-il seulement l’expliciter?) que le néant traverse même de manière non reconnue son système.
Il en va de même avec maître Descartes, dont le disciple Spinoza, loin de s’émanciper, a repris le principe selon lequel le positif ne vaut que s’il est mélangé de négatif. Chez Descartes, ce n’est pas seulement le manque qui est néant. A partir du moment où Dieu est incompréhensible, quand bien même le sens humain peut connaître, il ne s’agit pas de rendre impossible la connaissance, comme il semble que ce soit le cas chez Héraclite, mais de la limiter à une certaine sphère de finitude, qui peut évoluer en fonction de la volonté divine (incompréhensible à la représentation humaine), mais qui ne peut être extensible à l’ensemble du réel. Descartes reconnaît ainsi que ce qu’il nomme l’infini, et auquel il identifie in fine Dieu, est l’indéfini dans son sens premier.
Si Dieu est l’infini indéfini, il comporte en lui le néant qu’il prétend expulser dans un ailleurs introuvable, ce qui fait qu’il y aurait dans le système de Descartes un réel bien réel, issu de Dieu et accompagné par lui, et en dehors du réel, le néant, dont on ne sait s’il est seulement possible de l’exclure ainsi du réel, comme s’il pouvait se trouver. Et le réel, constitué de l’ordre physique + Dieu, et le néant, qui, pour ne ramener qu’au défaut, n’en demeure pas moins du réel, à moins de décider qu’il peut exister une zone franche, un no man’s land, quelque chose d’informel, qui de ce fait ne soit pas du réel, ne soit pas quelque chose. Le raisonnement se révèle peu cohérent, à moins d’estimer qu’il puisse exister autre chose que Dieu dans un système où Dieu est tout-puissant (parfait). Je sais bien que Dieu y est tenu incompréhensible.
Comment expliquer la persistance du néant chez Descartes si Dieu vient compléter l’incomplétude que constitue le donné physique? Il y a comme un élément en trop! Pourquoi Descartes a-t-il besoin de faire figurer si souvent le néant dans son système si ce dernier est complet? Descartes a besoin de reconnaître l’existence du manque. Le manque ne peut relever de celui que Descartes répute être parfait. Le manque est mentionné parce que le complet ne peut le contenir. Le manque peut certes relever de Dieu dans un système qui intègre le caractère incompréhensible de la perfection, mais si Descartes conserve le défaut, c’est que le langage retient l’existence du manque en plus de la perfection.
La perfection s’avère manquer de quelque chose si elle manque du manque. Il n’est pas de négatif dans la perfection. Si Descartes concilie perfection et négatif, c’est que sa perfection n’est pas si parfaite. Pour rendre le négatif conciliable avec la perfection, Descartes refuse, dans le lignage de la tradition scolastique, de penser le négatif. Il serait obligé d’avouer que son mode de pensée est déficient, en profondeur, au fondement de la raison : le vocabulaire admet qu’existent la perfection et l’imperfection, l’un et son contraire, ce qui implique que dans ce raisonnement, la perfection réputée telle n’existe qu’en rapport avec son contraire. Le langage estime que la conception première est celle issue de la mentalité nihiliste originelle, selon laquelle les choses ne tiennent que sur une suite univoque, comme la chaîne des raisons. L’infini ne peut y être envisagé autrement que négativement, de même que les absolus comme justement la perfection.
Si l’on décrypte la signification de perfection, on se rend compte qu’elle n’évoque l’absolu au-delà du fini que de manière négative, in-finie, et que c’est donc le néant qui encercle l’être et le définit. Le néant désigne ce qui ne se dit pas, plus l’indicible que le confus, selon un réflexe paresseux qui consiste à estimer que ce qui sort de la suite positive ne mérite pas d’être envisagé. C’est l’ordre de la la raison qui implique que le néant borne l’être. Autant dire que le langage se montre rationnel et rigoureux dans sa rationalité. Quand Descartes reprend le langage de la raison, il se condamne à vivre avec cette contradiction, selon laquelle il ne peut qu’évoquer de manière négative l’infini, autant dire en le mâtinant de néant. C’est bien ce que fait Descartes avec Dieu.
Dieu est d’autant plus parfait qu’il désigne l'ensemble de la suite disposée comme une ligne, et que cet ensemble est irrationnel, puisque son apparition autant que sa persistance ne sont pas explicables. La perfection de Dieu désigne moins le fait qu’il englobe l’intégralité du réel, son entièreté, que le fait qu’il puisse continuer à perdurer au sein du néant, à demeurer tel. Descartes le pare des vertus de la toute-puissance pour ces caractéristiques, mais un théologien qui envisagerait les attributs de Dieu à cette aune se verrait contraint de noter que le rationalisme de Descartes dépend étroitement de l’irrationalisme qu’il rejette en apparence, tout comme sa relation au réel passe de directe à indirecte dans la perpétuation du schéma métaphysique, et pour maintenir pérenne la métaphysique.
L’expérience n’est invoquée au départ que parce que le schéma métaphysique ne peut être expliqué, ni démontré. Il est donné de manière arbitraire. Seule l’expérience permet une référence à la fois incontestable et qui se passe de toute raison. La montée de l’influence de l’expérience s’explique par le fait que la ligne directe n’est plus possible à maintenir avec la vérification. Le schéma métaphysique initiale est faux. Mais Descartes entreprend de le conserver, parce que le langage et la représentation ne sont pas dépassables à son avis et sanctionnent la seule possibilité : la nécessité métaphysique. La relation indirecte permet de développer un schéma dans lequel le renouvellement d’être physique est amplifié sans avoir besoin d’être expliqué. Si l’accès à ce schéma devient alambiqué, avec le recours à l’opération très abstraite du cogito, elle permet au moins de ne pas trop s’intéresser à la seule question qui vaille : comment du positif se forme-t-il au milieu du négatif? Du coup : qu’est-ce que le négatif?

mardi 16 juillet 2013

Théologie négative

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres, par la négation du mouvement et de la lumière."

"Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute, et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d'un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défaits de ma nature?"


"Je n'aurais pas néanmoins l'idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. » 
(IIIème Méditation).


Descartes s'appuie plus sur l'idée de Dieu que sur Dieu. C’est un aveu de manque, quoiqu’il en proteste dans la première citation : même s’il s’agit d’une véritable idée, même si l’idée est certaine, Descartes lui-même reconnaît que l’idée objective n’est pas l’idée formelle, que la garantie que l’idée formelle soit réelle n’est pas avérée. La question que pose Descartes dans la seconde citation, je ne la trouve pas faible du tout, comme s’en gaussent Nietzsche et les esprits forts, mais s’il est profond de se demander si l’idée qu’on a correspond à quelque chose, et même si l’idée implique quelque chose, rien n’indique que ce raisonnement, qui reprend en creux la fameuse épreuve de saint Anselme, soit valable. Je veux dire : si l’idée de quelque chose implique quelque chose, rien n’indique que ce quelque chose soit l’infini, d’autant que l’infini est défini comme la perfection.
Mais qu’est-ce que la perfection, sinon l’idée qu’existe le maximum du tout, le maximum suprême et unique, situé au sein d’une hiérarchie, d’un ensemble fini, de telle sorte que l’infini est ce qui est le tout du fini tout en étant, de manière incohérente, plus que le fini. Seulement si l’infini est miraculeux, il peut se révéler contradictoire dans sa définition : Descartes se montre peu assuré dans sa recherche d’idées claires et distinctes; sa certitude renvoie à l’irrationnel, au point de se montrer fort peu rationnel dans sa démarche. Son rationalisme est adossé à l’irrationalisme. En particulier, son idée de Dieu est peu assurée. La seule certitude que Descartes pointe, et qui est instructive, c’est que l’idée de quelque chose dénote quelque chose, pas que l’idée de Dieu dénote Dieu. Le quelque chose formel peut être déformé par son idée. La réalité formelle n’est pas l’idée qu’on en a (la réalité objective). L’idée que quelque chose existe implique que quelque chose existe, mais la précision de cette chose est incertaine : l’idée que Dieu existe n’implique pas que ce soit Dieu qui existe (que ce soit Dieu qui soit quelque chose). Il peut se déceler une déformation, voire une déperdition, entre l’être et l’idée.
Descartes ne note pas que, si l’idée est le moyen de connaître l’être, la structure du réel crée la possibilité de l’erreur dans la relation entre l’idée et le réel. Il valide plutôt le postulat selon lequel toute idée de l’âme, toute idée interne au cogito, est assurée et certaine, comme si existait un coffre-fort automatique. Non seulement il ne se demande pas pourquoi l’erreur existe, se bornant à constater que Dieu en a voulu ainsi, mais il crée deux types de connaissance : la connaissance pénible, laborieuse et ardue, de type humain; et la connaissance évidente et naturelle, de Dieu, fournie par Dieu. Cette deuxième connaissance ne fournirait aucune autre faculté de connaissance physique que le fondement de cette connaissance, l’idée selon laquelle la connaissance est possible, parce que la connaissance de Dieu l’est. Peut-être que la connaissance de Dieu est négative, mais cette simple saisie suffit à valider la possibilité de connaissance physique, aussi positive que laborieuse. Personne ne se demande comment on peut passer d’une connaissance négative à une connaissance positive dans cette curieuse dialectique, ni si cette connaissance négative peut constituer une idée si assurée au point qu’elle fonde l’entreprise de connaissance. Au juste, Descartes a-t-il seulement rénové la métaphysique ou a-t-il vraiment donné à la physique bouleversée par la révolution expérimentale un substrat métaphysique tout aussi révolutionnaire?
Loin de progresser, Descartes verse plutôt dans l’incertitude. La métaphysique est incertaine. Descartes n’est pas si assuré qu’il le clame, et il ne réussit qu’à rénover la métaphysique. Si je devais résumer Descartes, ce serait : utile et incertain. Pascal s'est peut-être montré trop dur avec celui qui soutenait des positions que Pascal ne pouvait que réprouver. Pour Pascal, la solution à cette incertitude fondamentale consiste à embrasser le parti religieux. La position métaphysique est tenue pour inutile et incertaine, parce qu’elle en reste à un entre-deux intenable. Le cogito, loin d’être un pont de médiation, constitue un obstacle qui est au mieux une demi vérité et risque d’égarer son usager.


"Je substance finie" ne peut comprendre "Dieu infini » : c’est le résultat auquel parvient Descartes paradoxalement, en voulant instaurer un moyen de connaissance. En sorte qu’on pourrait se demander si Descartes n’en vient pas, malgré ses efforts et ses intentions, à butter contre "la négation de ce qui est fini". La question posée par la deuxième citation rappelle que Descartes n’a pas trouvé de réalité positive. Pour forger son idée, Descartes recourt au manque et relie le manque au désir, dont l’infériorité de catégorie par rapport à la raison montre assez que le négatif chez Descartes est rattaché à de l’inférieur, même si en fin de compte Descartes entreprendra une tentative de réconciliation des sentiments et de l’imagination avec la raison, au motif qu’ils sont notre moyen, incertain, mais obligatoire, de nous rattacher au monde extérieur, et d’empêcher la métaphysique de se mouvoir seulement dans un solipsisme entre le cogito et Dieu.
Pourquoi l’idée positive viendrait-elle seulement de signes qui émanent de facultés inférieures et qui ne donnent de positivité que sur le mode incertain? Descartes nous dit : la positivité inférieure prouve la positivité supérieure, d’autant que j’en ai l’idée conjointe. Contrairement aux condamnations en naïveté que d’aucuns adressent à Descartes au nom de notre supériorité contemporaine, le pont entre le doute et la raison, entre la faculté de sentir et l’entendement, n’est pas simpliste, tant s’en faut. Descartes a vraiment essayé de réconcilier le réel et le cogito, et il y est mieux parvenu que la plupart de ceux qui se sont embarqués dans les travers de Spinoza, ou plus tard ceux de Spinoza, car si un usage de Spinoza peut être fait en dehors du nietzschéisme, je tiens Spinoza pour le vrai inspirateur de tendances philosophiques comme le nietzschéisme, qui ont eu une telle influence dans l’époque contemporaine.
Le spinozisme ne résout nullement le problème posé par le cartésianisme de la difficile réconciliation entre le corps et l’âme, au nom de la possibilité de la connaissance et au nom de la possibilité d’existence. En décrétant que le fondement de l’homme est le désir, et que, du coup, le fonctionnement du réel importe peu, pourvu que l’homme valorise son désir et ne s’occupe que de ses propres problèmes, Spinoza peut mettre en valeur l’intelligence, il lance une hérésie cartésienne, il amplifie le problème de Descartes au lieu de le résoudre et établit en guise de réconciliation une équivocité entre le désir et l’intelligence. La postérité qu’aura Spinoza, la mode dont il bénéficie depuis quelques décennies, indiquent, non qu’il a réussi à réconcilier les éléments de difficulté du cartésianisme, mais qu’il a pris un parti plus virulent.
Pour ma part, bien qu’il soit de bon ton de taper sur le classique (le cartésianisme), et de privilégier le mineur (l’héritage spinoziste), j’estime que même les faiblesses et les points de controverses dans l’oeuvre de Descartes sont plus intéressants que les résolutions chez Spinoza, et même dans l’ensemble de la suite de l’histoire de la philosophie moderne, que ce soit son versant métaphysique, ou son hérésie immanentiste. Contrairement à ce qu’on croit, Descartes risque non pas d’être le fondateur dépassé par ses disciples, ce qui serait une bonne nouvelle, et indiquerait la vitalité et le dynamisme, mais le plus profond de cette lignée duelle. Il n’est pas bon signe de dresser ce constat, car cela implique, non pas que Descartes soit parfait (ce dont il serait le premier à protester!), mais que les erreurs initiales empêchent leur résolution dans leur cadre (cartésien), rien moins que la rénovation de la métaphysique.


Le doute aboutit à établir le négatif comme supérieur au positif, l'infini sur le fini. Dieu étant l'infini, il n'est pas défini. Ce que le doute délimite, c’est que la connaissance métaphysique est négative et que toute positivité est bornée par le négatif. Si Descartes estime que Dieu est positif, qu’il renvoie à la positivité de la perfection, il surestime la capacité du positif à surnager face au négatif. Le doute signifie que Descartes emploie le négatif pour trouver le positif, mais du coup, il contamine le positif de négativité. Le positif qu’il dégage, il le conçoit comme du positif, mais qu'est-ce que du positif issu du négatif et généré par le négatif? L’infini traduit la contamination par le négatif du réel, puisque si Descartes nous explique que Dieu est infini, cette définition de Dieu par l’infini se borne de fait à nous dire négativement que Dieu n’est pas fini. L’infini n’est pas le fini, mais quelle réalité désigne-t-il, sinon que le négatif empêche la désignation de la positivité? Quand Descartes dit : le réel est infini, qu’est-ce que l’infini sinon l’extension par négativité du fini? Et quand Descartes définit Dieu comme la perfection, il montre le résultat auquel aboutit le recours au négatif : la perfection n’est pas un état positif dans une configuration infinie.
Dans une configuration finie, la perfection désigne le maximum, la notation 10/10. Mais dans l’infini, la perfection est une désignation qui n’a plus de positivité, qui est négative. L’expérience du doute, à laquelle recourt Descartes pour fonder la connaissance certaine et assurée, et aussi pour fonder le réel in fine, aboutit à trouver du réel, en le définissant comme le domaine du négatif. Et comme Descartes estime que seul ce qui a traversé l’épreuve du doute est valide (réel), ce réel singulier devient le seul réel, exclusif. Le réel est celui qui ressort du doute, du négatif. Marqué au fer rouge par le négatif, ses caractéristiques sont : incompréhension fondamentale (je sais que l’infini existe, mais je ne puis le définir plus avant) et exclusivité contestable. Descartes estime que seul ce qui est marqué par le doute peut être tenu pour réel (certain), mais cette exclusivité implique un environnement troublant : le certain s’obtient par l’incertain qui le borne. Qu’est-ce que le doute? C’est le sentiment qui stipule que le réel = le certain = le fini. Le doute est l’inclination qui hésite, se montre incertaine. Descartes choisit l’incertain pour tenir le certain, un peu comme si, pour tenir la proie, on retenait l’ombre. L’étymologie du doute renvoie au deux. Le doute constitue deux réels, si l'on peut dire, l'un certain, l'autre négatif. C'est dans sa démarche constitutive que cette formation contestable est envisagée.
Quand Descartes avance qu'il obtient le réel par le doute, il se garde de préciser que le moyen qu'il emploie pour vérifier est le deux. Douter équivaut à créer deux réels, l'un visible, officiel, reconnu triomphalement comme le réel enfin connaissable et valide; l'autre n'apparaissant qu'à l'état de quantité négligeable et de rejet méprisé, que Descartes nomme de manière révélatrice le néant. Le néant porte, tout comme l'infini, les stigmates du négatif. Dire que du réel est le néant n'engendre pas seulement la pirouette métaphysique défendue tant par Descartes que par Bergson en fin de chaîne : comme il n’y a rien à dire du néant, on assure qu’il n'existe pas. Mais qu’est-ce qui n’existe pas si l’on en parle? En réalité, dire que le néant n’existe pas revient à avouer qu’il existe - tout comme prétendre qu’il n’y a rien à en dire revient à rejeter qu’il y ait quelque chose à en détailler. L’épreuve du doute aboutit à créer deux réels : la preuve de son erreur autant que de son échec. Car la reconnaissance selon laquelle on ne parvient pas à l'unité signifie que l'on a manqué son effort de définition et de connaissance. Le réel est formé de telle manière qu'il est unique. Ce constat implique qu'il ne peut y avoir plusieurs réels, sans quoi leur coupure poserait problème. La négation de l'unité du réel remet en question le réel. Soit toute chose est réelle; soit la définition du réel se révèle lacunaire.
Descartes explique qu'il a obtenu de manière certaine le réel par sa méthode rationnelle du cogito, en ce que le réel est ce qui est certain; mais il avoue tout au long de ses Méditations que le néant n'existe pas. Le réel existe en tant qu’il n’existe pas? Le réel est certain autant que le certain est réel : Descartes recourt au raisonnement circulaire selon lequel la preuve équivaut à l'effet (la cause = l'effet). Il ne dispose pas de ce qu'il prétend détenir : du moyen de prouver qu'il a obtenu l'ensemble du réel. Ce n'est pas ce qu'estime Descrates. Il cherche moins à cerner l'ensemble du réel qu'à déterminer quelle réalité intéresse l'univers de l'homme. Mais pas l'univers de l'homme étriqué, comme ce sera le cas avec l'hérésie spinoziste. Descartes est plus subtil que Spinoza, contrairement à ce qu'estime une certaine mode qui, depuis la reconnaissance de Nietzsche au début du vingtième siècle, prend Spinoza pour le phare de la pensée, la résolution autant des faiblesses du cartésianisme que de l'ensemble de la philosophie. Descartes parie sur l’intelligence. S’il retombe sur de la multiplicité en lieu et place de l’unité (le couple entendement/volonté notamment), sa démarche met en valeur la théorisation, alors que Spinoza se montre duplice quand il propose un fondement immanent fondé sur le désir (il rétablit l’hétéronomie désir/intelligence).
Mais que Descartes utilise le doute pour trouver la vérité est un geste transparent : c’est parce qu’il se meut dans la dualité qu’il choisit le doute. Où l’on vérifie que l’on use des outils du domaine dans lequel on se situe, ce qui n’est nullement surprenant, mais qui implique que le réel soit formé de texture adaptable. Le réel s’adapte à l’observateur, ce qui n’est pas sans constituer une certaine ruse de la réalité, qui laisse entendre qu’il est tel que la partie le perçoit quand il s’est conformé au désir de la partie (où l’on voit que le désir complet ne peut constituer qu’une déformation réduite). Ce que Descartes cherche, c’est non pas l’unité du réel, mais l’unicité. Pour trouver l’unité, il importe que toutes les parties soient reliées entre elles, par un lien pas seulement direct, mais toujours connecté. Pour aboutir à l’unicité, il convient d’édicter l’unité finie. L’unicité constitue la réduction de l’unité au calibre fini. Cette causalité directe est contraire à la causalité unique, qui implique discontinuité et lien indirect. Le lien direct a besoin d’une origine et d’une fin; le lien indirect doit être discontinu pour permettre que l’origine et la fin soient des éléments secondaires, et que le réel poursuive son véritable but, qui est l’unité. Le dualisme se déploie dans l’homogénéité (cas cartésien de la chaîne des raisons). Quand Descartes recourt au doute, il le fait en tant que métaphysicien, fortement influencé par la scolastique. Le résultat qu’il obtient, aussi évolutif qu’il soit par rapport à l’histoire de la métaphysique de première mouture, reste marqué par l’environnement dont vient le doute, et qu’il crée. En recourant au doute, Descartes crée un certain type de réel, qu’il nomme avec pertinence chaîne des raisons, en ce que cette chaîne se révèle aussi rigoureuse que déformante, du fait de sa finitude induite.
Le seul moyen de parvenir à la rigueur consiste à suivre cette chaîne des raisons, que Descartes rend plus complexe en la rendant plus ardue à suivre qu’à l’époque d’Aristote. Aristote se tenait dans un contact direct, sans médiation entre la logique et le réel, alors que Descartes, prenant acte de l’erreur de cette démarche, attestée par la révolution scientifique, pense la corriger en ajoutant la médiation du cogito. Du coup, l’opération devient plus complexe, pas au point de verser dans les complexes opérations de la phénoménologie, mais déjà se pose le problème s’il ne devient pas plus difficile de penser le rapport de la connaissance plutôt que de connaître - si la philosophie ne consiste pas plus à asseoir la connaissance qu’à connaître. Descartes rend plus ardue la possibilité de la connaissance, sans rendre plus certaine la connaissance. Le doute contribue à accroître l’incertitude, comme le lui reprochera Pascal; tout en rendant inutile la rigueur admirable qu’il déploie.
Si Descartes aura sauvé pour un temps (celui de la modernité) la métaphysique, il aura précipité la fin de la philosophie telle qu’on la pratique depuis l’époque moderne, et qui consiste à considérer que la philosophie est une activité rationnelle ayant pour effet d’améliorer la méthode scientifique. Descartes sera retenu pour son influence incontournable sur la philosophie moderne (il se situe grâce à son entreprise de rénovation au carrefour entre la philosophie antique et la philosophie moderne), et pour sa rigueur, qui entend que le recours à la raison peut aboutir à l’obtention de la vérité. Et même si la méthode chère à Descartes sera désormais de plus en plus périmée, même si Descartes sera d’autant plus rattaché à l’histoire de la métaphysique que celle-ci sera caduque, il restera celui qui malgré le recours au doute a montré que l’on pouvait se tromper tout en cherchant la vérité. Ce n’est pas le doute cartésien que l’histoire de la philosophie retiendra. C’est la faculté, malgré des erreurs, à avoir cherché la nuance, l’intelligence dans la rigueur de sa méthode de pensée. Descartes a cherché et fondé une méthode. Pour cette raison, même inutile et incertain, il demeure - actuel.

jeudi 11 juillet 2013

Sur le Gorgias

Ami lecteur, quelques remarques à partir de la lecture du Gorgias de Platon.

"Mais si, à l'un de vous, je donne l'impression de convenir avec moi-même de quelque chose qui n'est pas vrai, il faut interrompre et réfuter. Car moi, je ne suis pas sûr de la vérité de ce que je dis, mais je cherche en commun avec vous, de sorte que, si on me fait une objection qui me paraît vraie, je serai le premier à être d'accord."
Gorgias, discours de Socrate.

Platon considère qu'en prolongeant l'être, on tombe sur ce qu'il appelle l’Etre, qui constitue un état stable. La stabilité existe dans l'infiniment grand, et, bien qu'elle soit inconnaissable par l'entendement engoncé dans sa finitude, elle peut être appréhendée négativement par la raison, dans la division sensible et la définition de parties. Ce que Platon trouve, c'est l'insuffisance du réel, et ce qu'il nomme Bien désigne l'idée selon laquelle la pluralité des biens ne trouve sa complétude qu'avec la complétude du Bien se situant au niveau de l'infiniment grand.
L'infiniment grand désigne cet état de complétude des dieux, lieu oscillant entre l'Ile des Bienheureux et le Tartare. L'infiniment grand constitue la fin de l’infini (bien que manque la définition de l’infini et que cette fin du fini s’avère assez embrouillée, ne pouvant se résoudre que par une distorsion dans le rationnel, alors que le rationnel est réputé mener l’homme à l'infini). L'infini selon Platon désigne l'état de stabilité, qui se trouve supérieur au sensible, du fait que le prolongement mène à la complétude (et la félicité) dans ce qui est plus grand. L'infini est tenu pour ce qui est plus grand que le fini. La résolution du fini se trouve dans son état supérieur. Le processus d'infini se clôt dans le supérieur. Du coup, l’infiniment grand comprend l'infiniment petit.

Le raisonnement de Platon : "L’être est inférieur à l’Etre" recoupe la préoccupation religieuse de la vie par rapport à la mort. Le nihiliste dit : la vie est supérieure à la mort. Le transcendantaliste dit : la vie est inférieure à la mort. Cette dernière donne l’accès à l’infini, qui n’est pas le passage entre deux états séparés, mais qui ouvre l’expérience de la totalité depuis la seule partie. L’infini comprend le fini, il ne lui est pas séparé. L'accusation d'illusion contre l’idéalisme, dont le représentant majeur devient Platon, engagement que réitère Nietzsche vers le milieu du dix-neuvième siècle, recoupe cette thématique, mais Nietzsche déforme la doctrine platonicienne.
Il s’inscrit dans la tradition qui reprend la déformation lancée aux commencements par Aristote. Ce dernier explique avec l’autorité de l’ancien élève de l’Académie, autant opposant qu’admirateur, que le non-être selon Platon serait... le faux! La critique du platonisme par Aristote repose sur la mauvaise foi initiale. La critique sincère, elle, partirait du constat selon lequel pour Platon le non-être signifie : l’autre. A partir de la réfutation de l’aristotélisme, l’interrogation en vient à : qu’est-ce que l’Etre, aussi bien que : qu’est-ce que la mort? La préoccupation de Platon est le Bien. Le Bien recoupe le bien : le bien de cette vie est vérifiable par prolongement et reprend la méthode socratique (imputée à Socrate) opérant la séparation du Bien et du Mal à l'intérieur de l'être. Le bien s’envisage en reprenant la dissection et s'oppose à la vision nihiliste, que Calliclès exprime avec radicalisme. La correction néanthéiste juge que le Bien ou le Beau sont des approximations qui naissent de l'erreur d'optique du prolongement, si on procède par la seule valeur qui demeure : le faire qui débouche sur l'être. La créativité remplace le Bien et le Beau; elle fusionne les deux valeurs, dont on sent l’aspect à la fois complémentaire et concurrent (au point que tout sectateur du Beau en vient à dresser l’apologie du Beau compatible avec le Bien).

Platon accorde à la raison une qualité qu'elle ne possède pas : en tant que prolongement, elle ne peut nullement embrasser l'ensemble du réel, seulement l'être. La méthode dialectique de Socrate est valable dans l'homogénéité, pas l’hétérogénéité. Le raisonnement transcendantaliste serait : il existe une homogénéité : « l’être particulier mène vers Etre", qui supprime la fin illusoire de l'être, mais ce raisonnement comporte un vice important : comment expliquer la distorsion de l’être par rapport à l'Etre, distorsion imputable au sens et qui lui échappe?
La maïeutique sépare l'être en morceaux, partant du principe que la décomposition laisse apparaître le chemin de l'ordre; que l'ordre se retrouve dans les petites parties de l'être, alors que l'ensemble le dissout (mais sans explication quant à cette validité de la dissolution). Le nihilisme estime au contraire que l'ordre n'existe pas et que l'intuition du plus fort est rationnelle dans un environnement irrationaliste. Gorgias accuse (chez Platon) Socrate de sophisme, parce qu'il estime que le rationalisme est sophistique. On ne peut appréhender le réel que par intuition générale et fulgurante; quand l'appréhension rationaliste déforme en se focalisant sur les parties. C'est ce qu'objecte Gorgias, quand il reproche à Socrate son hétéronomie, de passer de l'argument naturaliste à l'argument législatif. Pour un nihiliste, le fondement serait plutôt naturaliste, mais manquerait de poids face au néant. Pour éviter l’hétéronomie de la relativité des valeurs, il convient de penser le réel en termes intuitifs, selon l’opération de la vision, avec l'irrationalisme induit par cette opération. Le nihiliste ne sait si le rationaliste pèche par l'hétéronomie naturelle/législative - auquel cas le rationalisme conduit à l'hétéronomie, au sens où tout ce qui sépare et divise conduit à l'hétéronomie.
Platon pose que le Bien = le Beau = l'Idée = l'Etre. Toutes ses questions (par l'entremise de Socrate, son personnage "idéal") visent à conduire vers ces fins, avec l'idée que l'on retrouve dans le particulier le général - le général étant plus important que le particulier, mais on peut obtenir l'un de l'autre. Les équivalences de Platon sont fausses, ne serait-ce que du fait de leur équivalence. Ce constat ne conduit pas à restaurer la valeur du plus fort, mais à indiquer l’imprécision de ces valeurs multiples. Platon a raison quant au sens général que ces équivalences comportent, bien que ce sens demeure indéfini : le réel est posé comme uni; mais avec trop de synonymes pour ne pas se situer dans le vague. Le prolongement par projection comporte une faille, en ce qu'il n'arrive pas à dégager la précision et l'unité des cas particuliers qu'il examine et qu'il dissèque.

Pour Platon, le général ne s'accorde pas avec le particulier dans le sensible. C’est pourquoi le reproche lui adressé de dissocier son réel idéal de son sensible illusoire (depuis Aristote jusqu’à Nietzsche). Pour le nihiliste (le personnage idéal de Calliclès), c'est le cas. Du coup, Socrate torture les détails pour obtenir son hétérogénéité. Pour le nihiliste, le sensible est homogène. Pour l'ontologue, le sensible est fait appel aux sens, qui déforment le réel. Le sens est rétabli par la raison, qui permet de passer du particulier sensible à sa fin véritable, l'Etre, et de rappeler que l'être est une fausse fin. L'être déforme le réel en ce qu'il est une partie de l'Etre. Le prolongement ne va pas du particulier vers l'être, mais vers l'Etre.
Selon ce raisonnement, Platon estime que le réel est supérieur à l'être et serait infiniment grand (l’infini serait orienté vers le grand et posséderait sa fin dans le grand); bien qu'il ne parvienne à définir ce qu'est l'infiniment grand. Platon s'appuie sur la raison pour justifier son raisonnement, dont le mouvement va de l'infiniment petit vers l'infiniment grand, et qui implique que le stade médian du sensible déforme l'ensemble quand il est envisagé comme fin. Mais rien n'explique cette déformation que constate Platon, avant de s’y arrêter. C’est la faiblesse de l’ontologue, alors que pour le nihiliste, sa force est que tout est homogène. Alors que le nihiliste s’appuie sur une théorie bancale (de Démocrite au métaphysicien bigarré Aristote), l'ontologue explique seulement par le pragmatisme rétroactif cette distorsion théorique - sans l'expliquer.
Pourquoi le sensible déforme-t-il la représentation d’une de ses parties? Pourquoi trouve-t-on une unité dans le sensible s'il déforme l'Etre? L'ontologue se trouve prisonnier d'une conception qui fonctionne, mais s'avère inexplicable; s'il ne peut l'expliquer, c'est qu'elle comporte un vice. Le nihiliste est prisonnier d'une conception explicable, mais qui ne fonctionne pas. L'explication nihiliste est trop courte. C'est un leurre, au sens où, pour obtenir du réel, on crée le schéma d’un antagonisme autodestructeur - d’une réalité non viable, tronquée.
Pourquoi ne peut-on expliquer le réel tel qu’il est exposé par l’ontologie? Parce que le réel n'est pas formé en prolongement, mais en enversion, ce qui implique que la raison soit seulement opérante à comprendre le sensible - et patine au-delà. Platon accorde à la raison la capacité de parvenir à l'Etre, alors qu'elle est seulement apte à rendre praticable l’être selon un beau paradoxe : par constatation a posteriori. Mais si l'être peut être cohérent ou contradictoire, selon le reproche que Socrate adresse à Calliclès, c'est le signe que le réel résout un état initial qui serait contradictoire si on en cherchait une trace de reconstitution, qui n'existe pas, sauf à l’état de dissociation.
La critique que l'on adresse à Platon, dissoudre le réel dans l'idéalisme, s'explique par l'erreur du prolongement, qui crée un modèle de superstructure illusoire, dont l'inexistence se répercute sur le raisonnement. Socrate doit sans cesse procéder par distinctions singulières, petites questions, pour que son modèle théorique, théoriquement inabouti, présente une viabilité. Le pari de Socrate ne va pas de soi : pour retrouver l’Etre, je recours à la division dans l’infiniment petit, puis je retrouve l'infiniment grand par une opération géométrique d’agrandissement - je retrouve l’infiniment grand par l'infiniment petit.
La raison, opérante dans l’infiniment petit, ne pourrait que de cette manière découvrir l’infiniment grand. Si l’on explique que la raison est inopérante dans le réel que nous connaissons, diminué par les sens, il est plus difficile d’expliquer qu'elle ait accès à l’infiniment petit, et pas au grand. Pourquoi l’Etre grand serait-il inaccessible à la raison, alors que l’Etre petit le serait? Quel est cet Etre petit qui est compris dans le fini, tandis que le grand lui ne le serait pas, et alors que l’infini semble universel et un, quoique inexplicable, qu’il soit grand ou petit? Une première explication consisterait à avancer que la raison découvre dans le petit l’infini. Mais alors, pourquoi découvre-t-elle l’infini dans le petit, et pas dans le grand? Qu’est-ce qui prouve que l’infini est ce qu’elle découvre? Platon part du principe selon lequel il a découvert que le fini était divisible à l’infini et que, en effectuant cette opération de division par la raison, il découvre un mode de pensée qui lui permet d’approcher l’infini.
L’infiniment petit serait contenu dans l'infiniment grand car la raison peut accéder à ce qui est plus petit qu’elle, mais pas à ce qui est plus grand. Mais qu’est-ce que le plus grand que le fini? Platon ne le définit jamais et ne le sait pas. Si l’absolu est présent en toutes choses, il reste déduit, car la raison ne peut découvrir l’infini général, seulement la présence de l’absolu au sein de ce qui est plus petit qu’elle et qu’elle appréhende par la division. Ensuite, elle recourt à la multiplication pour obtenir l’infiniment grand. Encore une fois, rien n’indique que Platon soit tombé sur l’infini quand il découvre qu’il existe autre chose que du fini au sein de la division du fini. Qu’est-ce que l’infiniment petit que la raison appréhende au sein du fini petit? Si elle découvre une réalité différente du fini, elle ne définit pas l’infini, faiblesse qui indique que ce qu’elle découvre n’est certes pas du fini, mais qu’elle laisse indéfini ce qu’elle nomme infini. On voit mal comment ce qui est infiniment grand serait la projection en agrandissement de ce qui est infiniment petit. Pourquoi Platon projette-t-il, alors qu’il n’a pas défini ce qui n’est pas fini? La seule conclusion à laquelle Platon devrait parvenir est : le réel n’est pas réductible au fini. Il y a autre chose que du fini - mais quoi?

jeudi 4 juillet 2013

Au mépris de l'intelligence

Ami lecteur, au moment où tombe la confirmation de la dégringolade du niveau scolaire en histoire-géographie,
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/06/26/01016-20130626ARTFIG00449-college-le-niveau-des-eleves-s-effondre-en-histoire-geographie.php
je lis l’article que Slate consacre à la dieudonnisation des esprits par le bas. Le titre est juste, même si la sujet se montre tout aussi condamnable que le fait qu’il dénonce. Le processus délétère de dieudonnisation n’aurait jamais été possible sans le soutien tacite des journalistes. Ils agissent comme la caution trouble dénonçant dans leur méprise le bas peuple pour mieux réhabiliter les valeurs complémentaires de l’oligarchie, croyant naïvement faire partie des élites, alors qu’ils n’en sont que des serviteurs (la perversion du contre-pouvoir journalistique au nom de la communauté de valeurs pervers et dégénérées). La reconnaissance par le bas de l’humoriste Dieudonné n’est pas bon signe : elle ne signifie pas que le bas peuple se révolte, ni qu’il progresse, ni que la catégorie de l’humorisme accède à une qualité supérieure. L’humorisme est-il devenu le renouvellement de la comédie, au sens où l’on célèbre les comédies de Molière et où le comique est tenu pour un art majeur? Ami lecteur, le constat lucide amène à l’inquiétude inverse : Dieudonné estime être parvenu à la dimension supérieure (ultime?) de l'humorisme grâce à la politisation de son discours. Il aurait fait passer son mauvais art du comique vers l’humour, étant le pionnier qui permet à l’humorisme de passer de sa préhistoire à sa réalisation. Mais si l’un des complices de Dieudonné n’est autre que Soral le réconciliateur des socialistes et des nationalistes sur l’autel de l’alternationalisme (synonyme de néo-nazisme?), c’est que la dieudonnisation évoque la poujadisation des esprits sous couvert d’humour. La preuve que Dieudonné n’a nullement oeuvré à l’édification d’un genre nouveau et majeur (comme le cinéma), c’est que sa popularité se manifeste par la violence des idées et l’absence d’esprit critique - sous couvert de contestation et de résolution par le rire. Quel est ce rire qui mène au fascisme et qui détruit l’esprit critique? C’est le rire niveleur de la seule valeur qui soit universelle : la bêtise. Le rire de Dieudonné est un rire bête, qui joue sur les mécanisme de la bêtise : la haine et la frustration du raté. On se moque de la mentalité racaille consistant à détruire y compris son propre intérêt, dans l’expression d’un je-m’en-foutisme nihiliste. La racaille est tellement conséquente qu’elle préfère s'autodétruire que de ne pas recourir à la destruction. Le rire bête est universel et concerne au premier chef les victimes de la crise actuelle, ceux que le journaliste de Slate nomme le bas peuple, les précaires et les rejetés, les sans emploi. Quel est le public qui se rue aux spectacles de Dieudonné? Les 2.0, les cousins de Joey, de même que les beaufs seraient les cousins de Johnny. Dieudo s’adresse aux enfants de l’immigration africaine, les musulmans, les Noirs, les Arabes, tous ceux qui se sentent (souvent avec raison) brimés par une certaine xénophobie. Tout comme son public, le Dieudonné phénomène de société est né de sa contestation incohérente de l’esclavage. Les fans de Dieudo n’ont aucune envie de renverser l’ordre établi, ils attendent juste de rire de leur condition et de trouver dans ce rire apaisant le substitut au changement politique. Pis, le rire vulgaire leur donne l’exutoire leur permettant d’estimer que puisqu’ils rient, ils ont accès à leur culture, culture de valeur, mais culture incomprise par les tenants de la culture officielle - différente au sens où la vulgarité inférieure est différente. Que ce rire ne puisse être culturel, que dénué d’alternative, il ne puisse venir dans l’esprit des fans décérébrés, est un détail qui sera logiquement mis de côté, voire raillé, au nom de ce rire justement, puisque la particularité de ce rire comme de ceux qui l'épousent, tel une cause déculpabilisante, revient justement à prôner la contradiction et à détruire l’esprit critique.
Quel est la nature de ce rire destructeur qui détruit en premier lieu et surtout l’esprit critique de ses thuriféraires? C’est le rire de la haine : rire résolument et seulement négatif, totalement dénué de positivité. Rire impuissant et du ressentiment, dont le propre consiste à soulager le rieur dans la mesure où il décharge de toute action. En ce sens, c’est le rire aux antipodes exactes du rire de Rabelais, qui consistait à engager l’homme sur le chemin de la Renaissance culturelle et intellectuelle. Le rire de Dieudonné engagerait plutôt vers l’acceptation de la décadence, la résignation à son sort pourvu qu'il soit triste. Ce rire concerne bien entendu la catégorie des 2.0 et rencontre le succès populaire en ce qu’il accompagne la paupérisation des populations en France et leur abaissement culturel et intellectuel. Jamais des gens cultivés et critiques n’adhéreront au rire que propose Dieudonné, jamais ils n’en arriveront à considérer que cette subversion est positive parce qu’ils attendent de la subversion autre chose que des provocations vulgaires comme Shoahnanas, hymne que reprennent en choeur tous les damnés de la société française (leur exclusion va trop souvent de pair avec leur abêtissement). Le phénomène Dieudonné va de pair strictement avec la crise et avec sa caractéristique première : l’oligarchisation des esprits, qui implique que le soutien au mode oligarchique (au nom de sa nécessité sombre) s’appuie sur ces masses de 2.0 et de déshérités, qui foncent aux spectacles de Dieudonné, parce qu’ils leur procurent, non des alternatives (auxquelles ils ne croient pas), mais un peu de relativisation de leur situation désespérée et du caractère implacable de l’oligarchie. Il faut être désespéré pour se rendre aux spectacles de Dieudonné, comme il faut être désespéré pour soutenir contre ses intérêts primordiaux l’oligarchie. Dès lors, le rire dieudonnesque est nihiliste autant que suicidaire. Il mène certainement au suicide des fans et il ne se trouve soutenu que dans la mesure où il fait le lit des attentes oligarchiques. Bien qu’il se vive en mode contestataire et subversif, le rire de Dieudonné fait partie du plan oligarchique. Il est un mode de canalisation, d’autant plus inoffensif qu’il se prétend subversif. Il permet à la tyrannie oligarchique de trouver un moyen de calmer les contestations des masses, peut-être mieux que le sport-spectacle dérivé des jeux du cirque. Car le rire est plus qu’anesthésiant, au sens où l’anesthésie est passagère. Il est au contraire indéfini dans la mesure où il s’appuie sur l’idée que l’impuissance au changement ne repose pas sur le social, mais est fondamental (philosophique, culturelle, intellectuelle). Dès lors, rien ne sert de proposer quoi que ce soit. L’humoriste constitue dans cette vision profondément sombre et nihiliste le dernier rempart, comme il convient de fêter le naufrage quand il se précise (exemple du Titanic). Se montrer border line, avec Dieudonné, c’est estimer que le monde court à sa perte et que le plus pressant consiste à rire de sa mort prochaine. Rien ne sert de s’en désespérer. Rien ne sert davantage de s’en plaindre, et surtout de se révolter. C’est en ce dernier sens que Dieudonné rencontre un véritable succès de génération : la génération des 2.0 qui est grossie par la crise a son héraut, qui l’encourage dans le fatalisme; les oligarchies sont ravies de ce rôle de bouffon et l’encouragent par diverses persécutions qui loin de l’interdire ne font que hausser sa popularité. La société des classes moyennes aisées et des bobos suit l’impulsion instillée par les oligarchies et rejette Dieudonné, si bien que se fait jour un clivage plus ancien et profond, que Chirac avait diagnostiqué en 1995 et qui se cristallise dans les médias autour du bouffon Dieudonné.
Les médias reprennent bien entendu, en tant que voix des oligarchies et des bobos, le point de vue du rejet sans se rendre compte que Dieudonné jouit de plus en plus de soutien dans les petites classes et chez les 2.0. Dieudonné est sanctifié parce qu’il subit une certaine ostracisation des médias et du show business et que les vrais soutiens du show business sont les plus pauvres. A l’heure où ces derniers sont réduits en lambeaux, ils se retournent vers ceux qui les défendent encore. Dieudonné est leur voix, leur soutien, leur réplique. Il est le people qui représente la voix du peuple en décrépitude. Qui est Dieudonné? Un métisse camerounais. Il est dans sa chair non pas le métisse universel et glorieux, dont Obama devait être le parangon, avant que de trahir ses promesses lumineuses de changement, mais le métisse qui unit dans la galère néo-coloniale le Blanc et le Noir. Il parle comme une canaille parisienne, ses références sont populistes, sa révolte l’amène vers l’alternationalisme de Soral. Les valeurs de Dieudonné sont celles du 2.0. Dieudonné est le 2.0 le plus représentatif de son temps et c’est pour cette raison peu ragoûtante qu’il est célébré, adulé, mythifié autant que honni et rejeté. Tout dépend du point de vue selon lequel on se place. Mais si Dieudonné encourage les clivages sociaux et les partitions de crise qui mènent vers la guerre civile, il est bel et bien l’inverse de ce qu’il proclame : le produit numéro un des oligarchies, de ce système dont il se moque et qu’il a déformé, croyant naïvement qu’il est mené par des élites sionistes, alors que l’idéologie sioniste est au mieux le pantin d’oligarchies financières qui s’empresseront de jeter aux orties le sionisme quand il aura servi et qu’usé il ne servira plus à rien.
Il en ira de même pour Dieudonné : quand il ne servira plus à rien, les critiques parmi les journalistes au lieu de le traiter d’extrémiste antisémite et de faire monter sa cote auprès des exclus sémites (les immigrés arabes pour la majeure part) de l’immigration française l'oublieront. On insistera sur ses contradictions de fond autant que le niveau de langage qu’il emploie. On s’avisera soudain de sa médiocrité, de sa vulgarité, plutôt que de le mythifier en infréquentable qui a au moins le courage de s’en prendre aux puissants. Dieudonné sert le dispositif oligarchique tant qu’il canalise le parti des opprimés qu’il représente. Le jour où il sera périmé, le jour où son rire passera pour de l’entourloupe, il sera rayé de la liste des "humoristes". Les mêmes qui accouraient à ses spectacles le bouderont. Ruiné et honni, il n’aura d’autre issue que de se taire. Ce jour approche, puisque Dieudonné n’est qu’une étape aussi bouffonne que narcissique et mégalomane, lui qui estime n’être plus un simple humoriste beauf, mais incarner les lettres de noblesse de l’humoriste en lui ajoutant sa dimension culturelle et intellectuelle de contestation aussi gratuite que méchante (inviter Faurisson en guise de quenelle humoristique en dit long sur le niveau de l’humoriste qui s’y adonne). En attendant que Dieudonné se rende compte qu’il n’est qu’un pantin, le bouffon d’une cour obséquieuse qui le méprise, la question est : s’agit-il d’un plan concerté de certaines factions oligarchiques, ou de quelle impulsion inconsciente et involontaire dérive-t-il? Si le phénomène Dieudonné est promu par certaines factions et si certains groupes ont pu jouer un rôle direct et calculateur dans l’accompagnement de notre météorite, Dieudonné est moins une marionnette manipulée par des marionnettistes fourbes et rusés que le résultat d’un processus (l’oligarchisation) qui produit de part et d’autre des monstres (monstres oligarques comme monstres beaufs). Et de même que l’on trouve des crétins à la cervelles échauffée pour nous raconter que le football est un art, de même certains analystes de l’humorisme ont-ils conclu, tels Soral ou Dieudonné himself, que notre Dieudo avait franchi le mur du çon et qu’il n’était désormais plus un simple humoriste à la sauce ancienne, comme Bigard, mais un authentique artiste subversif et maître quenelleur. Et comment se produit ce processus qui n’est finalement programmé et maîtrisé par personne?
Si personne ne s’est concerté pour mettre en place l’oligarchisation, si le phénomène Dieudonné résulte d’une action qui n’est pas délibérée par l’homme, il faut bien qu’il y ait une cause! Et cette cause, c’est la primauté accordée au désir sur l’intelligence. Alors que l’intelligence tendait à instaurer les conditions de structurations d’institutions supérieures à l’individu, sur le  modèle de la volonté générale, le désir ramène furieusement les aspirations de l’homme au niveau individualiste et créent les conditions pour que la dépossession de la liberté se fasse sur le modèle de la nécessité  et inférieure. Ce que l’homme perd en liberté, il le gagne en nécessité; ce qu’il perd en intelligence, il le gagne en désir. Le désir rejoint l’inanimé et la mort - soit les deux grandes forces qui meuvent l’univers en dehors de l’intelligence dans le réel. Nietzsche le savait, qui dresse l’apologie de l’inanimé sur l’animé. Le but est de détruire paradoxalement par le propos intelligent l’intelligence, qui tend à constituer des structurations supérieures à l’individu (superstructures) et à libérer l’homme de ses limites individuelles (corporelles comme intellectuelles). Le désir ne condamne pas l’intelligence, mais la soumet à l’individualisation. Autant dire que l’intelligence est condamnée à dresser l’apologie de ce qui va la détruire, l’inanimé, mais celui qui se fait le héraut du désir s’en moque, puisqu’il est dans une stratégie suicidaire et qu’il veut retourner au néant (via l’animal et l’inanimé). avant le stade régressif de l’animalité, on trouve l’oligarchie comme processus naturel à l’humanité qui emmène l’humanité vers le déclin. C’est en ce sens que l’oligarchie est tenue pour un mode d’organisation inférieure à la république et qu’elle produit des résultats consternants de part et d’autre de sa chaîne hiérarchique. Du côté inférieur, le résultat est moins surprenant : un Dieudonné est le résultat de la frustration. De l’autre côté, on attendrait plus naïvement que les oligarques soient des gens aussi mauvais que performants, alors que si les régimes oligarchiques s'effondrent, c’est parce que l’oligarchie produit la bêtise (l’excellent titre L’oligarchie des incapables montre comment le passage de l’intérêt public à privé engendre la bêtise des élites et leur médiocrité inattendue, paradoxale, mais prévisible). L’oligarchie crée les conditions de la crise : la bêtise croissante et généralisée, aux deux bouts de la chaîne, au point que l’effondrement soit dépersonnalisé, désindividualisé, objectif au sens où l’objet remplace l’intelligence et la possession de son destin. Personne n’a programmé Dieudonné parce que personne ne maîtrise l’effondrement que nous vivons et que les éventuels marionnettistes sont aveuglés et incompétents. Ils sont juste capables d’agir pour la satisfaction de leurs intérêts, selon la fable des abeilles. Rousseau dirait qu’ils agissent au nom de leur perfectibilité dévoyée, de leur amour-propre naturel transformé en amour de soi social et dégénéré. On pourrait parler de passion pour désigner ce comportement aveugle et finalement anonyme, dans lequel toute faculté de liberté se perd au profit de suivisme mimétique et de la nécessité objectivante et dépersonnalisante (désindividualisante aussi, si tant est que l’individualisme exacerbé aille de pair avec la désindividualisation).
C’est au nom de la perfectibilité dévoyée que les oligarques estiment qu’il est bon de favoriser l’éclosion de phénomènes comme le cas Dieudonné, en sus d’autres programmes de manipulation, comme les jeux virtuels; mais Dieudonné lui-même estime suivre cette perfectibilité en poursuivant son propre programme de subversion alternationaliste. Personne ne maîtrise ce programme, et pourtant il existe. C’est donc que son existence n’est plus portée par une responsabilité humaine individuelle ou collective au sens où la responsabilité renvoie à la liberté et à la conscience, mais qu’elle n’est plus préméditée et que de ce fait elle rejoint la cohorte inférieure des actes nécessaires et objectifs (au sens où l’objectif, loin de constituer un progrès sain de la perfectibilité, ramène plutôt vers l’objet inanimé et involontaire). La perfectibilité est une notion pertinente de Rousseau au sens où elle ne désigne pas seulement une faculté humaine, mais aussi animale voire propre à l’ensemble du réel - quelque chose comme une caractéristique anti-entropique, qui aurait pour spécificité de se produire de manière indépendante de la conscience humaine et d’échapper à toute forme de préméditation délibérée. La liberté exprime la perfectibilité vertueuse autant que cette perfectibilité peut se dévoyer et suivre la pente inférieure de la nécessité. Dès lors, elle se produit de manière inconsciente et collective. Il faut alors parler d’inconscient collectif, au sens où l'ensemble des participants suit une façon de procéder qui échappe à leur lucidité et dont il sont les victimes autant que les marionnettes. Mais ce n’est pas parce que les individus sont dépassés que l’action se trouve portée par une quelconque force, humaine ou surhumaine (comme divine, maléfique...). En fait, l’action devient impersonnelle au sens où elle perd la notion d’auteur, de responsable et qu’elle verse dans le schéma du mimétisme aveugle et anonyme. C’est le schéma de l’oligarchie : dépersonnaliser son action au point qu’au final, plus personne ne contrôle et ne sait ce qui va se passer. Ce n’est pas rassurant au sens où tous au fond suivent une manière de procéder qui est cohérente, mais au contraire où l’abandon de la responsabilité et de la liberté induit le recours à des façons de faire inférieures et incohérentes, qui mènent à l’impéritie des différents acteurs et à leur incompétences caractéristiques. Au final, chacun agit comme un irresponsable, puisque le principe de responsabilité se trouve bafoué.
Que personne ne soit responsable, que le processus soit irresponsable au sens où l’irresponsabilité induit l’objectivation, implique que les comportements soient mus par un aveuglement respectif, qui pousse chacun à suivre des buts relatifs et personnalisés, alors que le but effectif est différent et plus lointain, vaste, profond. Cette dissociation aveuglée serait expliquée par Rousseau comme la distinction dans la perfectibilité entre deux mouvements, l’un régressif, l’amour de soi, l’autre ascendant, l’amour propre. Mais encore faut-il préciser que la perfectibilité ainsi entendue crée les conditions de l’existence de superstructures, dont la volonté générale n’est que l’expression sociale et humaine, mais qui peuvent de loin dépasser cette seule volonté générale fédérant des volontés individuelles et qui indique l’existence de corps supérieurs aux corps individuels tels que nous les connaissons. Ce que nous nommons des idées sont la manifestation de l’existence d’agrégation supraindividuels et surtout extrahumains. Le réel est formé de forces et de puissances qui dépassent le terme individuel et humain que nous identifions selon notre perception imitée. Du coup, la perfectibilité mérite d’être précisée avec deux autres qualités :
1) sa réabilité, au sens où le réel n’est pas mû par une force aveugle et hasardeuse, qui laisserait l’homme maître de sa destinée et de ses décisions (comme dans l’existentialisme sartrien), mais que le caractère involontaire de la plupart des événements qui surviennent, non pas tant dans le monde, que pour l’homme montre que l’homme est impuissant à diriger son destin, aussi influents soient ses dirigeants. Donc : si l’homme même est mû dans sa propre sphère d’influence par ce qui lui extérieur, étranger et inconnu, c’est la preuve que des forces supérieures existent et même que l’homme, contrairement à ce qu’estimait une tradition égyptienne reprise par Platon, appartient à des corps plus importants, et n’est pas indépendant de ces forces supérieures et/ou enveloppantes;
2) sa liberté, au sens où la liberté désigne l’état supérieur de croissance, quand la nécessité implique la décrépitude, sous couvert de ne rien pouvoir changer et de devoir accepter le fatum tel qu’il advient. La liberté recoupe le moment où l’homme en croissant s’avère identique (au sens d’identité) avec le réel. La nécessité dissocie les parties, affirme leur singularité et crée des différences, qui bientôt sont des fossés.
Si personne n’est plus moutonnier et conservateur que Dieudonné; si personne ne va plus dans le sens des intérêts oligarchiques qu’il dénonce, c’est que la dénonciation pure est le propre des esclaves, des dominés, des opprimés, de tous ceux qui déshérités n’ont pas eu accès à l’éducation et l’esprit critique et qui du coup ne sont capables que de manifester leur mauvaise humeur quand elle survient et de manière contradictoire. C’est l’esclave qui est la figure privilégiée du rebelle, cette prolongation consternante de l’âge adolescent, quand le futur adulte, paumé, essaye avec maladresse de se révolter pour créer sa propre identité. Les méséduqués sont des rebelles avec une cause contradictoire. Leurs positions ne tiennent pas debout et ne valent rien. C’est dans ce sillage et à ce niveau qu’il faut situer Dieudonné, dont on pourrait oser qu’il singe l’humour pour les nuls. Son humour est dénué d’esprit critique et empli de stéréotypes? Notre comique est populaire parce qu’il promeut les idées démagogues dans les classes peu cultivées, notamment auprès de ces descendants de l’immigration, qui sont nés dans les banlieues et qui pensent que le rap de rue est de la philosophie et l’humour de Dieudonné du théâtre? Se rendent-ils compte que Dieudonné promeut l’esprit de crise chez les défavorisés, ce qui montre sa fonction sociale et son rôle historique : le bouffon est l’histrion des oligarques, le messager des défavorisés, indépendant à l’instar de ces rappeurs à label dit tel, prisonniers de la stratégie de marketing mise en place par des producteurs comme Steve Rifkind (et leurs circuits de distributions)? Au final, se rendent-ils seulement compte que leur révolte contre les discriminations effectives dont ils sont les victimes se manifeste par leur adhésion au - fascisme? Pas du tout par la revendication de plus de justice, plus de liberté, plus d’intelligence?
C’est en suivant l’exemple de Dieudonné que l’on comprend pourquoi certains peuples européens durant l’entre-deux guerres ont basculé dans le fascisme. Que l’on résout la question : comment se fait-il que l’Allemagne, peuple de culture tous azimuts, ait engendré le monstrueux nazisme? Parce que la terrible crise de l’époque a accru l'inégalitarisme, augmenté la mauvaise éducation, et que les hordes de paupérisés n’avaient pas le niveau pour se révolter intelligemment contre leur sort injuste et ont choisi la violence comme exutoire. Toujours la même rengaine : on choisit la violence pour se défaire de la violence; on sombre dans la contradiction pour lutter contre l’injustice (de nature contradictoire). Mais qu’est-ce que le fascisme sinon la réponse violente du populisme contre l'inégalitarisme et en faveur de l’oligarchie? Le fascisme a promu au pouvoir les oligarchies responsables (autour du comte Volpi di Misurata) de leur appauvrissement et de l’état lamentable de la société italienne! Mais l’analyse pourrait être opérée dans le restant de l’Europe, tant en Allemagne qu’en France ou en Espagne, avec des différences, mais surtout une communauté tournant autour de la bêtise : la bêtise crée la crise, qui accroît la bêtise via l’effondrement culturel, intellectuel et matériel des classes les plus défavorisées, touchées par la crise, justement. Au final, l’Allemagne nazie est née de la bêtise, pas de l’intelligence, et c’est une opération décalée et fallacieuse que de comparer les cercles qui accouchèrent  d’un Goethe ou d’un Schiller avec les masses affamées et révoltées légitimement qui portèrent au pouvoir Hitler. Comme de juste, ces électeurs étaient des rebelles, sauf que rébellion + bêtise : fascisme. C’est ici qu’il convient de préciser que le fascisme de l’époque n’est pas le fascisme d’aujoutrd’hui, tout comme le nationalisme complexe qui découlait directement de Maurras ou du juriste du Troisième Reich Carl Schmitt est devenu plus complexe avec notre époque. Quelle est l’innovation dominante? La mondialisation. Mais la mondialisation est l’innovation terminale introduite par le libéralisme. Encore un ingrédient qui rappelle que décidément libéralisme et nationalisme font bon ménage. Le fascisme d’aujourd’hui serait une sorte de fascisme mondialisé qui entendrait promouvoir les opprimés contre les oligarchies, discours typique de l’alternationalisme, adaptation du discours nationaliste vernaculaire.
Le fascisme nationalisé serait l’expression la plus populiste de l’alternationalisme, et le phénomène Dieudonné rentre modestement dans ce dispositif. Il est un comique franchouillard, vulgaire et relativiste, qui manie l’ironie à des fins de moquerie, avec un vrai talent de gouailleur. Si Dieudonné renouvelle l’humorisme, genre mineur et démagogue, il l’adapte plutôt à l’exigence de la mondialisation, donc au format libéral, et c’est tout naturellement qu’il se dirige vers l’alternationalisme depuis le populisme antiraciste, vaguement libertaire, dont il vient. Dieudonné maquille son évolution en provocation, et il n’a pas tort, car il ne ment pas quand il prétend agir par provocation, entre Le Pen père parrain et Faurrisson invité d’honneur d’un spectacle (grandiose, forcément!). Ce qu’il nomme provocation, c’est l’idée selon laquelle rien ne se vaut sous le soleil. "Au-dessus, c’est le soleil!" signifie en fait : sous le soleil, tout se vaut finalement, puisque les oligarques sont méchants, tandis que les gentils sont dominés. Le simplisme de Dieudonné, qui réhabilite son public de frustrés et qui dézingue les puissants à condition de les conforter dans leur pouvoir immuable, relève du relativisme cynique et désabusé : car si rien ne vaut rien, cela ne signifie pas que rien soit inégalitariste, mais que toute hiérarchie est, plus encore qu’injuste, absurde. Cet absurde n’aboutit au comique de l’absurde, au non-sense, mais à son expression vulgaire, comme si l’absurde était d’essence inégalitariste contenant en gros une expression élitiste et une expression vulgaire. Voilà où se situe Dieudonné et voilà la caractérisation qui convient pour définir son public et ceux qui le soutiennent. Loin d’améliorer une situation déliquescente, en la dénonçant seulement, et avec agressivité, ils ne font que la conforter et manifester leur impuissance médiocre et veule.