jeudi 11 juillet 2013

Sur le Gorgias

Ami lecteur, quelques remarques à partir de la lecture du Gorgias de Platon.

"Mais si, à l'un de vous, je donne l'impression de convenir avec moi-même de quelque chose qui n'est pas vrai, il faut interrompre et réfuter. Car moi, je ne suis pas sûr de la vérité de ce que je dis, mais je cherche en commun avec vous, de sorte que, si on me fait une objection qui me paraît vraie, je serai le premier à être d'accord."
Gorgias, discours de Socrate.

Platon considère qu'en prolongeant l'être, on tombe sur ce qu'il appelle l’Etre, qui constitue un état stable. La stabilité existe dans l'infiniment grand, et, bien qu'elle soit inconnaissable par l'entendement engoncé dans sa finitude, elle peut être appréhendée négativement par la raison, dans la division sensible et la définition de parties. Ce que Platon trouve, c'est l'insuffisance du réel, et ce qu'il nomme Bien désigne l'idée selon laquelle la pluralité des biens ne trouve sa complétude qu'avec la complétude du Bien se situant au niveau de l'infiniment grand.
L'infiniment grand désigne cet état de complétude des dieux, lieu oscillant entre l'Ile des Bienheureux et le Tartare. L'infiniment grand constitue la fin de l’infini (bien que manque la définition de l’infini et que cette fin du fini s’avère assez embrouillée, ne pouvant se résoudre que par une distorsion dans le rationnel, alors que le rationnel est réputé mener l’homme à l'infini). L'infini selon Platon désigne l'état de stabilité, qui se trouve supérieur au sensible, du fait que le prolongement mène à la complétude (et la félicité) dans ce qui est plus grand. L'infini est tenu pour ce qui est plus grand que le fini. La résolution du fini se trouve dans son état supérieur. Le processus d'infini se clôt dans le supérieur. Du coup, l’infiniment grand comprend l'infiniment petit.

Le raisonnement de Platon : "L’être est inférieur à l’Etre" recoupe la préoccupation religieuse de la vie par rapport à la mort. Le nihiliste dit : la vie est supérieure à la mort. Le transcendantaliste dit : la vie est inférieure à la mort. Cette dernière donne l’accès à l’infini, qui n’est pas le passage entre deux états séparés, mais qui ouvre l’expérience de la totalité depuis la seule partie. L’infini comprend le fini, il ne lui est pas séparé. L'accusation d'illusion contre l’idéalisme, dont le représentant majeur devient Platon, engagement que réitère Nietzsche vers le milieu du dix-neuvième siècle, recoupe cette thématique, mais Nietzsche déforme la doctrine platonicienne.
Il s’inscrit dans la tradition qui reprend la déformation lancée aux commencements par Aristote. Ce dernier explique avec l’autorité de l’ancien élève de l’Académie, autant opposant qu’admirateur, que le non-être selon Platon serait... le faux! La critique du platonisme par Aristote repose sur la mauvaise foi initiale. La critique sincère, elle, partirait du constat selon lequel pour Platon le non-être signifie : l’autre. A partir de la réfutation de l’aristotélisme, l’interrogation en vient à : qu’est-ce que l’Etre, aussi bien que : qu’est-ce que la mort? La préoccupation de Platon est le Bien. Le Bien recoupe le bien : le bien de cette vie est vérifiable par prolongement et reprend la méthode socratique (imputée à Socrate) opérant la séparation du Bien et du Mal à l'intérieur de l'être. Le bien s’envisage en reprenant la dissection et s'oppose à la vision nihiliste, que Calliclès exprime avec radicalisme. La correction néanthéiste juge que le Bien ou le Beau sont des approximations qui naissent de l'erreur d'optique du prolongement, si on procède par la seule valeur qui demeure : le faire qui débouche sur l'être. La créativité remplace le Bien et le Beau; elle fusionne les deux valeurs, dont on sent l’aspect à la fois complémentaire et concurrent (au point que tout sectateur du Beau en vient à dresser l’apologie du Beau compatible avec le Bien).

Platon accorde à la raison une qualité qu'elle ne possède pas : en tant que prolongement, elle ne peut nullement embrasser l'ensemble du réel, seulement l'être. La méthode dialectique de Socrate est valable dans l'homogénéité, pas l’hétérogénéité. Le raisonnement transcendantaliste serait : il existe une homogénéité : « l’être particulier mène vers Etre", qui supprime la fin illusoire de l'être, mais ce raisonnement comporte un vice important : comment expliquer la distorsion de l’être par rapport à l'Etre, distorsion imputable au sens et qui lui échappe?
La maïeutique sépare l'être en morceaux, partant du principe que la décomposition laisse apparaître le chemin de l'ordre; que l'ordre se retrouve dans les petites parties de l'être, alors que l'ensemble le dissout (mais sans explication quant à cette validité de la dissolution). Le nihilisme estime au contraire que l'ordre n'existe pas et que l'intuition du plus fort est rationnelle dans un environnement irrationaliste. Gorgias accuse (chez Platon) Socrate de sophisme, parce qu'il estime que le rationalisme est sophistique. On ne peut appréhender le réel que par intuition générale et fulgurante; quand l'appréhension rationaliste déforme en se focalisant sur les parties. C'est ce qu'objecte Gorgias, quand il reproche à Socrate son hétéronomie, de passer de l'argument naturaliste à l'argument législatif. Pour un nihiliste, le fondement serait plutôt naturaliste, mais manquerait de poids face au néant. Pour éviter l’hétéronomie de la relativité des valeurs, il convient de penser le réel en termes intuitifs, selon l’opération de la vision, avec l'irrationalisme induit par cette opération. Le nihiliste ne sait si le rationaliste pèche par l'hétéronomie naturelle/législative - auquel cas le rationalisme conduit à l'hétéronomie, au sens où tout ce qui sépare et divise conduit à l'hétéronomie.
Platon pose que le Bien = le Beau = l'Idée = l'Etre. Toutes ses questions (par l'entremise de Socrate, son personnage "idéal") visent à conduire vers ces fins, avec l'idée que l'on retrouve dans le particulier le général - le général étant plus important que le particulier, mais on peut obtenir l'un de l'autre. Les équivalences de Platon sont fausses, ne serait-ce que du fait de leur équivalence. Ce constat ne conduit pas à restaurer la valeur du plus fort, mais à indiquer l’imprécision de ces valeurs multiples. Platon a raison quant au sens général que ces équivalences comportent, bien que ce sens demeure indéfini : le réel est posé comme uni; mais avec trop de synonymes pour ne pas se situer dans le vague. Le prolongement par projection comporte une faille, en ce qu'il n'arrive pas à dégager la précision et l'unité des cas particuliers qu'il examine et qu'il dissèque.

Pour Platon, le général ne s'accorde pas avec le particulier dans le sensible. C’est pourquoi le reproche lui adressé de dissocier son réel idéal de son sensible illusoire (depuis Aristote jusqu’à Nietzsche). Pour le nihiliste (le personnage idéal de Calliclès), c'est le cas. Du coup, Socrate torture les détails pour obtenir son hétérogénéité. Pour le nihiliste, le sensible est homogène. Pour l'ontologue, le sensible est fait appel aux sens, qui déforment le réel. Le sens est rétabli par la raison, qui permet de passer du particulier sensible à sa fin véritable, l'Etre, et de rappeler que l'être est une fausse fin. L'être déforme le réel en ce qu'il est une partie de l'Etre. Le prolongement ne va pas du particulier vers l'être, mais vers l'Etre.
Selon ce raisonnement, Platon estime que le réel est supérieur à l'être et serait infiniment grand (l’infini serait orienté vers le grand et posséderait sa fin dans le grand); bien qu'il ne parvienne à définir ce qu'est l'infiniment grand. Platon s'appuie sur la raison pour justifier son raisonnement, dont le mouvement va de l'infiniment petit vers l'infiniment grand, et qui implique que le stade médian du sensible déforme l'ensemble quand il est envisagé comme fin. Mais rien n'explique cette déformation que constate Platon, avant de s’y arrêter. C’est la faiblesse de l’ontologue, alors que pour le nihiliste, sa force est que tout est homogène. Alors que le nihiliste s’appuie sur une théorie bancale (de Démocrite au métaphysicien bigarré Aristote), l'ontologue explique seulement par le pragmatisme rétroactif cette distorsion théorique - sans l'expliquer.
Pourquoi le sensible déforme-t-il la représentation d’une de ses parties? Pourquoi trouve-t-on une unité dans le sensible s'il déforme l'Etre? L'ontologue se trouve prisonnier d'une conception qui fonctionne, mais s'avère inexplicable; s'il ne peut l'expliquer, c'est qu'elle comporte un vice. Le nihiliste est prisonnier d'une conception explicable, mais qui ne fonctionne pas. L'explication nihiliste est trop courte. C'est un leurre, au sens où, pour obtenir du réel, on crée le schéma d’un antagonisme autodestructeur - d’une réalité non viable, tronquée.
Pourquoi ne peut-on expliquer le réel tel qu’il est exposé par l’ontologie? Parce que le réel n'est pas formé en prolongement, mais en enversion, ce qui implique que la raison soit seulement opérante à comprendre le sensible - et patine au-delà. Platon accorde à la raison la capacité de parvenir à l'Etre, alors qu'elle est seulement apte à rendre praticable l’être selon un beau paradoxe : par constatation a posteriori. Mais si l'être peut être cohérent ou contradictoire, selon le reproche que Socrate adresse à Calliclès, c'est le signe que le réel résout un état initial qui serait contradictoire si on en cherchait une trace de reconstitution, qui n'existe pas, sauf à l’état de dissociation.
La critique que l'on adresse à Platon, dissoudre le réel dans l'idéalisme, s'explique par l'erreur du prolongement, qui crée un modèle de superstructure illusoire, dont l'inexistence se répercute sur le raisonnement. Socrate doit sans cesse procéder par distinctions singulières, petites questions, pour que son modèle théorique, théoriquement inabouti, présente une viabilité. Le pari de Socrate ne va pas de soi : pour retrouver l’Etre, je recours à la division dans l’infiniment petit, puis je retrouve l'infiniment grand par une opération géométrique d’agrandissement - je retrouve l’infiniment grand par l'infiniment petit.
La raison, opérante dans l’infiniment petit, ne pourrait que de cette manière découvrir l’infiniment grand. Si l’on explique que la raison est inopérante dans le réel que nous connaissons, diminué par les sens, il est plus difficile d’expliquer qu'elle ait accès à l’infiniment petit, et pas au grand. Pourquoi l’Etre grand serait-il inaccessible à la raison, alors que l’Etre petit le serait? Quel est cet Etre petit qui est compris dans le fini, tandis que le grand lui ne le serait pas, et alors que l’infini semble universel et un, quoique inexplicable, qu’il soit grand ou petit? Une première explication consisterait à avancer que la raison découvre dans le petit l’infini. Mais alors, pourquoi découvre-t-elle l’infini dans le petit, et pas dans le grand? Qu’est-ce qui prouve que l’infini est ce qu’elle découvre? Platon part du principe selon lequel il a découvert que le fini était divisible à l’infini et que, en effectuant cette opération de division par la raison, il découvre un mode de pensée qui lui permet d’approcher l’infini.
L’infiniment petit serait contenu dans l'infiniment grand car la raison peut accéder à ce qui est plus petit qu’elle, mais pas à ce qui est plus grand. Mais qu’est-ce que le plus grand que le fini? Platon ne le définit jamais et ne le sait pas. Si l’absolu est présent en toutes choses, il reste déduit, car la raison ne peut découvrir l’infini général, seulement la présence de l’absolu au sein de ce qui est plus petit qu’elle et qu’elle appréhende par la division. Ensuite, elle recourt à la multiplication pour obtenir l’infiniment grand. Encore une fois, rien n’indique que Platon soit tombé sur l’infini quand il découvre qu’il existe autre chose que du fini au sein de la division du fini. Qu’est-ce que l’infiniment petit que la raison appréhende au sein du fini petit? Si elle découvre une réalité différente du fini, elle ne définit pas l’infini, faiblesse qui indique que ce qu’elle découvre n’est certes pas du fini, mais qu’elle laisse indéfini ce qu’elle nomme infini. On voit mal comment ce qui est infiniment grand serait la projection en agrandissement de ce qui est infiniment petit. Pourquoi Platon projette-t-il, alors qu’il n’a pas défini ce qui n’est pas fini? La seule conclusion à laquelle Platon devrait parvenir est : le réel n’est pas réductible au fini. Il y a autre chose que du fini - mais quoi?

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