dimanche 3 novembre 2013

Remarques sur le nihilisme et la métaphysique

La métaphysique est la définition du domaine fini.

L’erreur survient chaque fois que j’édicte la fin.

De même que tout domaine comprend son incomplétude, de même il génère son expansion. Ce qu’Aristote nomme la puissance est un phénomène qui ne peut être compris qu’en relation avec l’extensibilité (la faculté d’expression). La puissance reconnaît que quelque chose de non identifié peut changer le donné. Platon avait répondu que c’était l’autre qui changeait, l’autre étant le non-être. Mais il s’était empressé d’inclure le non-être dans l’Etre. Aristote, partant du principe que l’Etre n’est pas défini, cherche à expliquer le changement de l’être sans l’Etre. Il reprend la solution de Platon : c’est bien le non-être qui change l’être, puisqu’il faut bien que la puissance de l’être soit contenue autre part que dans l’être en acte. Mais quelle est alors cette puissance dont la dynamique devient inexplicable? Comment expliquer que le changement se fasse par le choc des contraires? Comment les contraires peuvent-ils accoucher de l’être, soit du domaine qu’Aristote définit comme le non contradictoire (selon le principe éponyme)? La puissance chez Aristote est une explication irrationnelle, donc oxymorique, au sens où on ne peut expliquer comment le non-être produit le changement dans l’être. Que l’être soit changé par du différent, rien de plus logique. Mais que ce différent soit indéfini, à part qu’il est l’opposé négatif et indéfini de l’être, n’ajoute aucun sens, et rend plutôt incompréhensible le changement. La différence s’opérerait par l’absence d’identité; Platon avait au moins réussi à restaurer l’identité entre l’être changé et l’Etre même indéfini. Cette absence d’identité chez Aristote se révèle d’autant plus lacunaire (et criante) que c’est bien Aristote au nom de la logique qui invoque le principe de non-contradiction. Il y aurait donc ce principe qui fonctionnerait à l’intérieur de l’être (fini); mais il faudrait lui adjoindre une extériorité à l’être, qui fonctionnerait elle sur la contradiction. Mais comment expliquer que le contradictoire puisse avoir une incidence sur le non contradictoire? Aristote n’y répond pas, ce qui fait de sa puissance un domaine d’irréalité qui viendrait expliquer le changement dans le domaine de réalité de l’acte. Dès lors, la puissance est un recours irrationnel, qui agit comme échappatoire. Aristote en parvient à expliquer les phénomènes dans l’être, comme le changement, donc il recourt à un expédient qui n’étant pas expliqué peut tout expliquer sans rien expliquer. Cette puissance s’avère être une fausse cause.

Une telle incohérence, qui frise l’inconsistance, indique qu’Aristote accorde plus d’importance à l’acte qu’à la puissance (à l'être donné et fini, plutôt qu’au non-être inconnu et inconnaissable) : parce qu’il tient le changement comme phénomène secondaire par rapport à l’activité. Le changement affecte l’activité de manière secondaire. Mais c’est l’ensemble des métaphysiciens qui tiennent le changement pour secondaire, tandis que le courant de la métaphysique provient pour partie du courant plus ancien et plus radical, le nihilisme, qui lui nie quasiment le changement, ou le tient pour quantité négligeable (bien plus que secondaire). Si Platon ne parvient pas à expliquer clairement ce qu’est l'autre par rapport à l’indéfini de l’Etre, il reste que l’ontologie dont il est le représentant le plus illustre accorde au changement un rôle majeur dans le réel. Pour preuve, Platon consacre sur cette question la part la plus importante d’un de ces dialogues majeurs, le Sophiste. Le nihilisme s’apparente à la position de Schopenhauer, qui de ce point de vue exprime le point de vue nihiliste et se montre plus nihiliste qu’immanentiste (et l’on pourrait estimer que son disciple pour un temps, Nietzsche, se montre plus spinoziste et immanentiste, même à son corps défendant, que schopenhauerien) : le changement n’existe pas, ce qui explique que le monde soit absurde. C’est toujours la même mouche qui bourdonne, l’événement historique est un leurre. Le changement n’est pas nié, mais son absurdité fondamentale le disqualifie en tant que valeur, sinon primordiale, au moins importante. Le changement ne saurait affecter l’être. C’est la position du nihiliste. Le changement est bien plus important chez l’ontologue, à tel point qu’il sera une définition centrale de l’Etre chez les néo-platoniciens. Bien qu’il soit difficile de définir le changement, puisqu’il se trouve indexé à l’Etre, qui, lui, est indéfini, Platon propose l’autre. C’est dire que la réalité du monde tel que nous l’expérimentons se trouve en son coeur, au niveau de son altérité, concernée par le changement.

Alors que la puissance recouvre une réalité bien supérieure : la possibilité d’extension qui est inscrite en chaque chose et qu’aucun métaphysicien ne peut pendre en compte, puisque sa vision est statique. Le grand défi de la philosophie pour tenir compte de l’extinction de la métaphysique et des limites de l’ontologie consiste à définir le changement par rapport à la faculté d’extensibilité.

Le nihiliste est celui qui essaye de trouver un domaine de non-contradiction et qui pour y arriver est prêt à rejeter la contradiction ailleurs – à accepter que du réel puisse être contradictoire – et à estimer même que le seul moyen que du réel soit certain revient à le contrebalancer par du contradictoire, pourvu qu’il fût étranger. L’ailleurs est une catégorie fourre-tout, qui signifie aussi le contradictoire. Mais c’est un endroit indéfinissable, au sens de mal localisable (et en ce sens de confus). Endroit qui est plus qu’un no man’s land étymologique et littéral : car le lieu où il n’est pas d’hommes est encore un lieu; tandis que cet ailleurs serait stricto sensu un nowhere land - la terre du nulle part. Mais quelle serait cette terre qui serait nulle part, c’est-à-dire qui ne serait pas terre. Quel serait ce qui n’est pas? C’est à une catégorie qui renvoie à un mot que correspond cette réalité : la contradiction. Le lieu du non-lieu correspond à une réalité qui n’existe pas.
On mesure la position de Bergson et de l’héritage métaphysique à cette aune : si le mot dit une réalité qui n’existe pas, la réalité n’existe pas, tandis que le mot existe. La position initiée par Descartes espère ainsi sauvegarder la catégorie du néant essentielle au système métaphysique tout en ne lui accordant pas une existence qui est intenable et qui explique pourquoi le nihilisme ne peut jamais se présenter à visage découvert sans sombrer, sauf en période de crise, et encore, avec des dommages certains pour la postérité, ce qui explique la faillite de l’érudit Démocrite ou des virtuoses nommés sophistes (dans lesquels d’autres commentateurs érudits englobent certains rhéteurs). C’est que le réel ne peut contenir la catégorie du non-être, ce qui implique que toute réalité soit, non pas forcément de l’être pur ou seulement de l’être, mais reliée par certaines de ces facettes à de l’être. 
C’est ce qu’avait enregistré Platon quand il rend plus cohérente la position de Parménide selon laquelle on ne peut forcer ce qui n’est pas à être. Soit ce qui n’est pas existe, et alors il faudrait expliquer comment; soit ce qui n’est pas n’existe pas, et li faut alors expliquer comment le terme existe. Pour Platon c’est l’autre. Ce qui implique que ce qui est dit existe, mais que le langage puisse dire de manière fausse (et autre) l’existence. L’erreur se trouve ainsi expliquée. 
Descartes loin d’améliorer la position de Platon la rendra plus embrouillée et inférieure au sens où il part de la position d’Aristote qui a dégénéré elle-même depuis lors dans les postures de l’Ecole (de la scolastique). Mais il propose seulement une posture intenable en dissociant l’existence du dire : il pourrait y avoir un lieu du langage sans lieu effectif, ce qui est aussi impossible qu'illusoire et qui réhabilite insidieusement la possibilité du néant. D’ailleurs, Descartes reconnaît que le néant existe sous une forme plus importante que celle du seul domaine langagier. Dans l’Entretien avec Burman, qui se déroule à la fin de sa vie : « Puisque nous sommes un composé qui participe du néant et de l’être, nous sommes aussi portés en partie vers l’être et en partie vers le néant. Mais Dieu, étant l’être souverain et l’être pur, ne peut pas se porter vers le néant. C’est là un raisonnement métaphysique, fort clair à ceux qui y font attention. Par suite, Dieu devrait être porté vers le néant, si ma faculté de percevoir, en tant qu’elle me vient de Dieu ou en tant que j’en fais bon usage, ne donnant mon assentiment qu’à des perceptions claires, me décevait et me trompait; car ainsi Dieu lui-même me tromperait, et tendrait au non-être. »
Le non-être existe, bien qu’il n’existe pas : c’est contre cette tradition métaphysique qui gangrène l’histoire de la philosophie moderne qu’il faut s’élever, parce qu’elle empêche de saisir l’importance du nihilisme dans l’histoire des idées; et parce qu’elle perpétue la possibilité de l’erreur au nom de la latence introduite entre ce qui existe et ce qui est dit (l’être étant le lien qui permet la confusion). Plus que jamais, Descartes mérite d’être dit inutile et incertain - à condition qu’on généralise ce jugement à l’ensemble de la métaphysique, sinon de la philosophie dans son déploiement historique.

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