mardi 10 décembre 2013

L'équilibre du monde

Héraclite fut de ceux qui approuvèrent et défendirent l'explication de l'équilibre du monde par les contraires (au moins cherchait-il de la logique là où d'autres préfèrent l'explication arbitraire et naturaliste) : le nihilisme résulte de cette mentalité rationaliste. Ainsi Héraclite explique-t-il le maintien du monde. Le nihilisme pense au niveau du contradictoire. 
Selon lui, l'être serait le domaine de résolution nécessaire de la contradiction. Ce serait un domaine miraculeux, puisque la contradiction est partout et que l'être est rarissime. Ce raisonnement exhibe la contradiction logique : on ne se demande pas pourquoi la contradiction accouche de l'être, ni ce qui l'expliquerait. 
Elle est pourtant une idée impossible, et le possible ne peut naître de l'impossible, à moins d'estimer que l'impossible fut durant un temps possible (limite à laquelle on pourrait prétendre avec Descartes, selon lequel, dans un autre sens, Dieu dispose du privilège de changer le cours du réel). 
Peut-être peut-on oser que le travail du négatif accouche de l’être, tout comme - x - = +. 
Il y aurait matière à se demander pourquoi le rapport est de multiplication, alors qu’il semblerait être d’addition. Comment expliquer que  - + - = +, ce qui montre que le nihilisme débouche sur une double contradiction :
1) s’il en reste à l'opération la plus logique, il exprime l’erreur la plus manifeste, selon laquelle le + découle du -;
2) la contradiction serait résolue par l'opération de multiplication, si cette dernière pouvait être expliquée dans le cadre de la contradiction (la rencontre entre deux domaines négatifs engendrerait le positif), mais on ne voit pas pourquoi l’opposition des contraires déboucherait sur la multiplication au lieu de l’addition. Pourquoi le négatif qui rencontre le négatif serait-il démultiplié? 
Par quelle opération la contradiction engendrerait-elle la démultiplication? La multiplication implique que le réel se trouve dans un élément d’augmentation qu’il existe un niveau de réalité qui puisse créer de manière exponentielle des facteurs de domaines réels. Mais alors, la contradiction ne saurait être le dénominateur commun, sans quoi la multiplication ne pourrait exister.
La contradiction n’est pas compatible avec la multiplication. Elle détruirait les facteurs de multiplication. Le niveau de réel qu’elle déploie est tentant, car il est élémentaire, pour ne pas dire rudimentaire. La contradiction ne peut tolérer à son niveau de réel, dans la conception du réel qu’elle développe, le niveau de réel qu’implique la multiplication.
Le point faible de ce raisonnement, c’est qu’il se montre inapte à engendrer le positif (comment expliquer l’être par rapport au contradictoire)? En définitive, le réel devient l’élément inexplicable par excellence, et en particulier les liens contradictoires entre l’être et le non-être (il faudrait dire les non-étants dans l’optique de Gorgias, tandis qu’Aristote fondera la métaphysique sur la possibilité de relier l’être et le non-être, ce qui implique que le non-être soit unifiable à son tour).
Héraclite recourt à un moyen qui a l’avantage immédiat de rendre explicable l’être, mais l’inconvénient plus important (sur le terme) de proposer une image du réel fausse, dont la principale caractéristique consiste à créer un domaine d’inconnaissabilité pour légitimer le domaine fini rendu connaissable. Mais l'explication est d'autant plus définitive qu'elle explique tout sans s'appuyer sur rien.
Tout et rien sont ici synonymes. Rien est la mauvaise compréhension d'une autre chose, comme l'enseigne Platon dans le Sophiste; tout est la mauvaise compréhension de l'être, ou plutôt, de ce que le nihiliste délimite comme réel certain, un domaine fini, dont on sait qu'il est fini, partiel et incomplet, mais dont on décide, puisqu'il est certain, qu'il importe peu qu'il soit incomplet. 
Le tout est l'incomplet autant que le certain. Le tout se trouve expliqué par le rien. Mais l'erreur de l'explication (le tout est créé par les forces de contradiction qui ne peuvent tout détruire et qui finissent ainsi par forger un espace d'ordre) indique seulement que l'erreur la plus poussée reste du réel, que rien ne peut être irréel, et que ce qu'on nomme réel possède la propriété d'englober toutes les choses, y compris les plus hétérogènes, de sorte que s'il advenait que l'on découvre des propriétés qui semblent manifestement sortir du cadre du réel, pour la raison qu'elles n'y sont pas répertoriées, elles resteraient quand même dans le domaine du réel.
L'erreur que reprend Héraclite explique tout au sens où elle explique autre chose que ce qui est présenté comme le phénomène de contradictions qui tiendrait le monde (créerait sa pérennité). Elle n'explique donc rien au sens où elle n'explique pas sous la forme dont elle se réclame. Rien signifie donc : ce qui n'est pas tel qu'il se présente. En termes d'identité sociale, on deviendrait rien si l'on était convaincu de fausse identité. C'est ainsi que l'on dit une chose profonde quand on dit de quelqu'un qu'il est une personne aussi bien qu'il n'est personne (délicieuse polysémie).
Car n'être pas ce qu'on est conduit plus sûrement à être une personne qu'à n'être personne. Aussi bien pourrait-on suggérer : n'être personne, c'est rester quelqu'un - d'autre. Ce constat amène à s'interroger sur l'identité de l'autre. Car comment ce qui est peut-il être autre? A cette question, Platon ne répond pas vraiment. L'on sent que dans son oeuvre tardive (probablement) le Sophiste, il est embarrassé par cette question, comme si son système ontologique patinait - et pas parce qu'il remet en question l'héritage de Parménide, plutôt parce qu'il ne parvient à expliquer cet Être qui est aussi bien qu'il est autre.
C'est l'autre qu'il convient de préciser. Quel est cet autre? Pour répondre à cette question, il convient de se demander comment la production d’autre est possible dans un domaine qui serait donné et circonscrit. On peut recourir à une interprétation inexplicable : l’autre serait ce qui relève de l’Etre une fois que l’on a entendu que l’Etre diffère de l’être. L’identité de l’Etre qui diffère de l’être pose la question de l’identité et de la similarité, ce que signifie un certain sens d’identité : être identique renvoie à être similaire, au même.
Cette identité-là ne peut être arguée par le nihilisme. Car elle est trop évidemment fausse. La supercherie est trop visible. Le nihilisme se réfugiera derrière le composé de cette identité de l’être avec l’inconnaissable de la contradiction et du chaos. Cette explication qui n’explique que la partie immédiate et qui  ne peut être démentie parce qu’elle irrationaliste (qu’elle intègre la possibilité de l’inexplicable pour venir expliquer sans l’expliquer ce qui n’est pas de l’être) ruine l’identité.
Mais l’ontologie dont Platon fut le héraut de pointe dans l’Antiquité ne définit pas davantage son Être. Elle s’oppose au nihilisme en disant que cet inconnaissable n’existe pas et que ce que le nihilisme nomme sous différents vocables non-être. L’Etre serait ainsi ce qui reste du domaine de l’identité et du connaissable, mais qui ne peut être tout à fait expliqué du point de vue de l’être imparfait. Rien d’étonnant à ce que les critiques contre la doctrine ontologique fusent : l’Etre n’étant pas défini, il tendrait presque à proposer une partie nulle avec le non-être (position dont Aristote s’est inspiré, lui l’élève de l’Académie autant que l’héritier de la mentalité nihiliste).
Revenons à l’addition et la multiplication pour comprendre ce que peut être l’autre, son identité par rapport à l’Etre et au non-être. L’addition est l’ajout d’un domaine à un autre, quand la multiplication signifie que l’on se situe dans un rapport de croissance par une propriété dont le facteur ne dépend pas du domaine multiplié. La fonction de la multiplication est différente de l’addition, qui se meut dans l’identité du même. 
Alors que la possibilité de la multiplication dévoile une réalité fondamentale et connue qui diffère de ce qu’est l’être dans ce qu'il comporte de même. La multiplication explique l’autre, bien mieux que l’Etre qui comporte avec l’être une identité rappelant furieusement le même. Comment ce qui peine tant à se débarrasser de l’identité même pourrait comprendre, dans tous les sens du terme, l’identité autre?
La doctrine ontologique peine à rendre compte de l’autre. L’explication de l’incomplétude de l’être par la complétude (de l’Etre) patine, parce que la complétude complète sur le mode du même l’incomplétude. L’Etre serait à l’être ce que le Même est au même. Non seulement cette démarche s'inscrit dans l’explication par le même, mais l’autre est ce qui mène au même. On pourrait presque suggérer, par exemple au terme de la lecture du Sophiste, que l’autre est l’autre du même (c’est peut-être la raison pour laquelle les néo-platoniciens en viendront presque à énoncer que l’Etre est l’autre).
Si l'ontologie était parvenue à expliquer l'autre, tout comme elle échoue à définir l'Etre, jamais la métaphysique comme projet de remédiation aux carences de l'ontologie n'aurait vu le jour. Aristote a espéré donner à la philosophie une voie originale et viable. Il tenait que l'ontologie n'était pas une voie viable et quitta l'Académie pour fonder son propre mouvement, autour du Lycée. Ce qu'il propose n'améliore pas les déficiences de l'ontologie. Aristote estime que l'on peut concilier la multiplicité et l'unité. La théorie est une; le réel est multiple. Comment ce qui est un peut-il s'articuler au multiple? L'un n'est qu'un domaine parmi tant d'autres dans le réel. Les autres domaines sont chaotiques; l'un est ordonné, donc théorisable. Aristote n'a fait que proposer une version soft du nihilisme; quand un Gorgias se montre radical, en estimant que l'on en peut théoriser ce qui reste singulier.
Nous nous trouvons entre deux positions : l'une qui pense que l'autre est le même (Platon); l'autre qui tient que l'autre hait le même. Bien entendu, il existe des variations dans le nihilisme, qui rendent conciliables le changement et le même. La position de Nietzsche permettrait de concilier les deux inconciliables (l'autre = le non-être; l'être = le même) en expliquant que le propre du même est d'être singulier, soit de ne pas se trouver affecté par l'opposition irréconciliable du même et de l'autre.
Mais ce singulier s'il est tel est aussi inconnaissable. Le singulier ne résout la dialectique contradictoire et impossible du même et de l'autre qu'en retrouvant le dogme premier et indépassable du nihilisme : le singulier est inconnaissable. Ou plutôt l'inconnaissable signifie ici qu'il est le connu. Le singulier est ce qui est connu une bonne fois pour toutes. Mais ce privilège d'être connu sous toutes ses coutures provoque la malédiction. S'il n'y a plus rien à connaître du singulier, ce n'est pas que le réel envisagé comme singulier serait connu, ce qui provoquerait le succès ultime de la connaissance, mais que tout reste à découvrir une fois que l'on a avancé que l'on connaissait le singulier.
Au mieux, le singulier introduit la connaissance. Mais le singulier ne peut être objet de connaissance, au sens où il est déjà connu. C'est en cela qu'il est inconnaissable : sa connaissance est si superficielle qu'elle ne peut que laisser la place à son approfondissement. Le trop connu est inconnaissable. Le singulier n'est trop connu que parce qu'il découvre la partie la plus émergée du réel. Ce qui se connaît trop se connaît immédiatement; ce qui se connaît immédiatement est superficiel. La connaissance implique que l'on ait à connaître, que connaître ne soit pas connu. La connaissance est une découverte aride et progressive, ce qui donne une image du réel qui ne peut être donnée une bonne fois pour toutes.
C'est ici que l'on arrive au constat : quelle est cette texture du réel qui n'est pas immédiate? Si le réel n'est pas donné, l'identité être/Être penche trop dangereusement du côté de l'identité identique, de ce même qui peine tant à définir ses rapports à l'autre et qui ne peut l'intégrer que dans la mesure où il présente la bonne foi de le reconnaître tout en se montrant prudemment indéfini (même si les commentateurs n’en parlent pas assez, l’indéfini fut une innovation cartésienne, tentant de transformer l’idée vague d’infini en concept de finitude positive). 
L’insuffisance de l’Etre se traduit négativement par son manque de définition, mais positivement par le difficile ajustement entre l’Etre et l’autre, entre l’identité et le changement, bien que l’identité ne puisse faire fi du changement, et alors que le changement constitue son principal défi, notamment dans le Sophiste. Mais depuis Platon, l’autre s’est-il trouvé mieux intégré à l’Etre? Aucun philosophe n’a réussi à mieux appréhender les relations entre les deux, et si l’on s’en tient à l’influence cardinale de Descartes sur la philosophie moderne, Dieu (synonyme de l’Etre) peut tout réaliser, sans que la raison puisse le comprendre. L’autre devient d’autant plus reconnu qu’il est inexplicable (comme le phénomène de création dans son ensemble, qui est tenu pour évident du fait qu’il ne peut être compris de la raison et qu’il ne peut émaner que de Dieu).Tandis que Descartes se contente de constater que le réel se multiplie (de manière distincte, notamment), cherchons si l’on peut proposer une explication rationnelle à cette multiplication, qui recèle une valeur divine dans le Nouveau Testament, avec la multiplication surnaturelle des pains. La multiplication indique clairement que la propriété cardinale du réel ne dépend pas de l’homme, ni de sa raison (sa propriété essentielle selon la philosophie).
Mais si elle dépend de Dieu, au sens où sa faculté de création est incompréhensible pour l’homme, elle devient inconnaissable, avec un soupçon de confort fataliste. Il n’y aurait pas d’efforts à tenter, puisque Dieu qui est tout-puissant et parfait s’occuperait d’agencer le bon déroulement du réel. La liberté humaine consisterait-elle à tenter de se conformer par la connaissance à la volonté divine? En tout cas, on en arrive à ne plus définir clairement ce qu’est la liberté. Soit Dieu est tout-puissante et les créatures qu’il a crées en disposent d’aucune liberté (c’est ce qu’explique Rosset dans Logique du pire, où l’homme a seulement la liberté de se suicider, et l’on pourrait remettre en question cette assertion); soit la liberté existe, et l’on voit mal comment l’homme ne bénéficierait pas d’une latitude par rapport à son créateur putatif.
Mais cette latitude, outre qu’elle tend à critiquer l’idée de création, ce qu’il conviendrait d’examiner une prochaine fois, implique que la liberté de l’individu ne puisse s’effectuer sans une correspondance dans le réel, en particulier dans sa manifestation physique. Le réel ne pouvait se résumer au physique (à sa singularité superficielle), mais sa manifestation physique donne le signe premier de ce qu’est le réel (que l’on peine tant à comprendre dans ce qui est extraphysique, bien que l’on sache qu’il n’est pas que physique, et que cette connaissance puisse déboucher sur du positif, pas que sur du négatif).
D’un point de vue physique, le réel démontre sa propriété d’extensibilité. Mais cette caractéristique physique ne serait pas possible sans qu’elle ne provienne de ce qui donne l’impulsion au réel, à commencer par sa dimension physique. C’est en ce sens que la malléabilité exprime l'extensibilité dans l'opération de démultiplication : s’il n’était pas capable de se démultiplier par malléabilité, jamais il ne pourrait se multiplier. 
La faculté de multiplication/démultiplication implique que le réel n’est pas figé - extensible. L’aspect remarquable est qu’il suscite son facteur de multiplication de manière externe. L’opération de multiplication implique que le facteur existe à l’extérieur du domaine multiplié - et à l’extérieur de ce qui existe déjà; agencement qui est impossible dans le cadre de l’addition (elle ne peut additionner que des domaines distincts et donnés, déjà existants).
La multiplication repose sur le prodige selon lequel, pour multiplier ce qui existe, il convient de recourir à un facteur qui lui soit extérieur. En termes de réel conçu comme donné (préexistant) : extérieur à ce qui existe déjà. Ou, pour éviter la conception magique, qui en revient à allier le contradictoire avec l’inexplicable, il convient de considérer que le réel ne se limite pas à sa production de donné (le donné est le produit essentiel et capital du réel), mais intègre, en même temps que la faculté à donner, celle complémentaire, et, du fait de sa différence, inaperçue par le donné, qu’est la malléabilité. 
Au point que c’est cette dernière qui contient la donnabilité. La malléabilité précède le donnable. A ce titre, le réel serait plus une faculté qu’un état - la malléabilité plus que le malléable. 

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