jeudi 18 décembre 2014

La différence du réel

Si tant clame qu'il n'y a de quelque chose que le réel, c'est qu'il n'y a que le réel qui soit tel. Entendons-nous bien : ce qu'on nomme réel désigne seulement le physique ou l'être. 
L'hypothèse de l’Être n'ayant jamais été étayée de quelque manière que ce soit, elle peut seulement se targuer de faire fonctionner l'être. Rien de plus.
Si l'on suit le schéma selon lequel il n'y a d'être que constaté, qu'en vient-on à déduire? S'il s'avère logique que la notion d'être suscite son complément, ainsi qu’en témoigne l'étymologie de réel, ce complément qui ne peut exister, n'en déplaise à Mach ou à Rosset, rien n'indique que l’Être constitue ce complément, ou plutôt : ce n'est pas parce qu'il se pose en complément qu'il est bien posé (ou bien défini).
Le grand mérite de l'appellation réel est de laisser entendre qu'il existe quelque chose de différent à l'être au sein de l'être, qui ne peut davantage s'avérer être de l’Être. Quant au reproche que l'on adresse au langage, selon lequel le langage ne peut que dire l'être, c'est se payer de mots : l'être peut dire plus qu'il n'est, puisqu'il peut exprimer l’Être, et d'autres alternatives qui sortent de ses limites, comme des sentiers rebattus.
Si le langage peut sortir de l'être, c'est qu’il existe autre chose que de l'être, ce qui confère son intérêt au mot de réel : il permet de rester dans l'être tout en rappelant que le réel consiste dans autre chose que l'être. 
Le constat constitue une révolution par rapport à la mentalité transcendantaliste, qui a parié, depuis l’avènement de l'homme, sur la projection et l’homogénéité : en un mot, sur l’Être. 
Évidemment, il convient de ne pas sombrer dans l’erreur de Clément Rosset, qui aura amorcé une révolution pour en faire une contre-révolution philosophique : faisant croire, sous une forme de déni postspinoziste caractéristique de Descartes, que le réel peut être différent de l'être seulement pour verser dans le non-être.
Raisonnement rebattu, qui fait de l'usage de réel un moyen de réhabiliter l'atavique nihilisme et qui ne crée rien de neuf, mais fait de l'anticréatif (du stéréotypé) avec un terme empreint d'un potentiel créatif certain. Trop imbibé de Nietzsche, Rosset a cru sortir des contradictions de son philosophe trop adulé en versant dans un nihilisme assumé et cohérent, qui ne peut qu'aboutir au déni (le nihilisme étant incohérent).
D'un point de vue logique, le réel étant incomplet, soit son complément se situe à la suite; soit il se tient en lui. 
- Dans le premier cas, cet à-côté ne peut aboutir qu'en transcendance, suite à l'impossibilité d'expliquer la fin de tout domaine (y compris le complément) sans  trouver une hypothèse plausible, quoique indéfinissable. 
- Dans le second cas, il n'est pas possible que ce qui se trouve au cœur de l'être soit de même nature (ce qui exclut l'hypothèse de l’Être); comme il n'est pas possible que l'immanence soit une possibilité recevable, puisqu'elle ne fait qu'établir une variante de l'être sans complément.
Dès lors, si le réel est plus que l'être, tout en restant au cœur de l'être, c'est que le complément de l'être ne lui est immanent qu'en se montrant différent. Ce qui remplace le transcendant n'est ni immanent, ni méta-physique, mais procède d'une texture qui résout le problème de l'infini tout en parvenant à la définir. 
Du coup, en proposant une résolution (à titre d'hypothèse) de l'infini, il explique pourquoi la perception du complément est trop assujettie à l'idée selon laquelle le complément ne pourrait être façonné que sur le même modèle que l'être. Si l'être est insuffisant, c'est que l’Être est son complément : tel est le raisonnement. Rien ne vient pourtant indiquer que ce genre de raisonnement soit cohérent : outre que son indéfinition rend sa véracité suspecte, la configuration différentielle est plus probable autant que probante.
Cette différence, dont le complément doit être connexe et non externe, implique en outre qu'elle puisse expliquer sa justesse par sa capacité à mieux définir ce qui auparavant se trouvait défini négativement. Je veux parler de l'infini. Si l’infini se trouve défini positivement, ce sera le signe d'un progrès cardinal par rapport à ce que le transcendantalisme n'a pas apporté (cela ne signifie pas que ce type de progrès est définitif, mais qu’il est une étape dans un effort constant, auquel la notion de malléable a enlevé l'illusion de fin ou de terme).

lundi 8 décembre 2014

Redéfinir l'Etre

Comment se fait-il que l’Être soit indéfinissable, de Platon à Heidegger? Il s'agit d'un défaut de conception, qui pousse l'observateur à définir le milieu qui l'entoure comme étant de l'être. Dire que son environnement, c'est de l'être, c'est constater, ainsi qu’en témoigne cette phrase, la prégnance de ce terme dans le langage. L'être signifie quelque chose d'ordonné, quelque chose qui n'est pas chaotique et qui est fini. 
Ces deux caractéristiques n'existeraient pas sans une troisième. L'être ne peut se manifester seul, du fait de son incomplétude. Il faut donc lui trouver un complément. 
On peut sombrer dans la revendication irrationaliste selon Mach repris par Rosset et proposer comme définition : "Être unilatéral dont le complément en miroir n'existe pas." Mais cette définition ne tient pas. Incomplète, elle oblige à estimer que l'ordre du monde tient grâce au désordre inexplicable et supérieur.
Cette option est plus faible que celle de la métaphysique rénovée, d'inspiration cartésienne, selon laquelle Dieu vient combler ce qui n'est pas de l'être. Ce faisant, ce Dieu est un Être métaphysique, qui se veut parfait, sauf qu'il est incompréhensible. Dieu a remplacé le néant, en en reprenant la caractéristique d'incompréhensible. Ce Dieu-là est aussi impossible à critiquer dans son sens littéral que facile à séduire, puisqu'il réussit le prodige d'expliquer l'inexplicable.
L'être se trouve expliqué quant à lui soit par :
a) le néant;
b) l’Être.

a) Dans le premier cas, l'antagonisme est évident, puisque un des paronymes de néant serait non-être. Si le néant est contradictions, le miracle de l'être consiste à être ordre hasardeux quoique rigoureux.
b) Dans le deuxième cas, l’Être s'obtient en prolongement de l'être, bien qu'il ne puisse être défini. Si l'ontologie est le discours fort de cette hypothèse, il reste minoritaire parce qu'il ne parvient à se définir autrement que par l'hypothèse selon laquelle le complément existerait en prolongement.

D'un point de vue logique, cette hypothèse n’est pas possible, car elle peine à expliquer que cet Être reste invisible malgré les recherches de tant d'esprits perspicaces.
Le plus probable est que l'hypothèse de l’Être, en termes ontologiques et rationalistes, de Dieu selon la terminologie religieuse plus accessible, a servi à recouvrir le danger que contenait la définition du réel comme être fini + néant, dont la structure en antagonisme promet de finir en destruction. 
Pour éviter cette catastrophe, qui est l'apocalypse annoncée par les religieux de tous poils, notamment chez les monothéistes, on a recouvert la solution immédiate, quoique destructrice, de l'alternative Être/Dieu (au sein du transcendantalisme), sauf que cette explication souffre d'un problème majeur, quoique occulté : elle parvient bien à faire fonctionner l'être, mais elle ne peut le définir.
Elle est pragmatique, quoiqu'elle passe pour théorique. En théorie, quand on ne parvient à définir une réalité, on en infère qu'elle n'existe pas. Ce qui n'existe pas, comme l'enseigne Platon, n'est pas rien, mais quelque chose d'autre. Ce n'est pas parce que l’Être n'existe pas que rien n'existe pour autant. Et ce n'est pas parce que rien n'est pas quelque chose qu'il ne peut être quelque chose d'autre.
Le paradoxe étant que rien ne peut être que quelque chose, en témoigne son inscription dans le langage. Rien est autre, comme première manifestation. Pourquoi l'autre n'est-il pas compris, puisque si l’autre était fondamental, il permettrait de définir sans difficulté le changement?
C'est donc qu’il y a une réalité fondamentale commune à l'être et l'autre. C'est du fait de cette réalité simple que toute la philosophie s'est fourvoyée, non pas parce qu'elle a refusé de voir l'évidence, mais parce que l'évidence apparaît seulement une fois que la texture du réel révèle qu'il ne peut être envisagé en termes d'être.
L'effondrement de cette probabilité laisse ressortir le nihilisme originel et le fait qu'il avait été constamment dissimulé par l'être et ses différentes hypothèses afférentes (comme les deux principales de la philosophie, l'ontologie et la métaphysique). Mais si rien signifie encore quelque chose, et si ce qu’il signifie n'est ni de l'être, ni de l'autre, si la philosophie n'a sur ce point guère évolué vers davantage de précision depuis Platon,c'est parce qu’il convient de sortir de cette perspective.
Nous sommes au carrefour le plus important de la théorie humaine. Jusqu'alors, sous des formes diverses, nous étions transcendantalistes. Maintenant que le transcendantalisme s'est effondré, parce qu'il ne correspond plus à notre vision de la réalité, il faut rechercher quelle est la définition de l’Être. Ses synonymes? L'autre, et surtout, rien, comme approche de la réalité différente de ce qui émarge dans la catégorie de l'être.

lundi 24 novembre 2014

Bonne nouvelle : la crise

La crise est une bonne nouvelle en ce qu'elle inaugure l'avènement d'une nouvelle ère. La question n'est pas de savoir si l'humanité va poursuivre son progrès - plutôt si la redistribution des rapports de force ne va pas évincer de la scène des décideurs les maîtres du jeu de l'époque moderne, les Occidentaux.
Qu'annonce la crise, qui n'est pas n'importe quelle crise, mais la crise qui attaque tous les stades de l'humanité que l'on peut résumer à une valeur fondamentale : le transcendantalisme? Cette crise sanctionne l'effondrement de toutes les valeurs, au point que l'on voit le nihilisme originaire se montrer toujours présent dans les valeurs qui lui ont été opposées depuis lors, ce nihilisme dont le propre est d'être caché et dénié. 
Si cette crise n'apparaissait pas, c'est alors que le danger surviendrait : cela signifierait que l'homme n'est pas capable de réaction. La crise est un système d'alarme qui prévient l'homme qu'il doit réagir, qu'il doit inventer - de nouvelles valeurs. Tant que cette invention se déroulait dans le cadre du transcendantalisme, l'invention avait un socle sur lequel rebondir, pour repartir plus vite. Cas du monothéisme, qui n'est pas apparu en quelques décennies et dans le seul foyer hébreu, comme on essaye de nous le dire trop souvent (comme il conviendrait de distinguer l'histoire des premiers chrétiens, dont leur fondateur Jésus, de l'histoire du christianisme tel qu'il s'est développé dans le bassin méditerranéen, pour devenir religion de l'Empire).
Ce socle s'est effondré. C'est pourquoi l'illusion de rien domine. Pas un rien qui serait la destruction de l'être, puis sa disparition, mais un rien qui implique que coexistent rien + être et que dans cette configuration, l'être soit soumis au hasard, à la nécessité et  l'absence de tout sens comme de toute morale. Le nihilisme ne laisse pas croire que l'être va disparaître, mais que ses parties vont disparaître, toutes et à jamais. Ce qu'il cherche à montrer, c'est que la crise est permanente, à qu'à la limite, l'état d'ordre est l'exception. Ou encore : l'ordre ordinaire est celui du désordre.
Le sens n'existe pas à l'état d'absolu. Ce qui existe, c'est des multitudes de sens relatifs et singuliers. La crise signifie moins la possibilité de disparition, que la nécessité d'opposer des alternatives de sens à celui qui est devenu obsolète. La crise murmure : nos valeurs sont dépassées. Ce fut le génie de Nietzsche que d'avoir compris que les valeurs s'effondraient. Il intervint pour réclamer le remplacement des valeurs classiques, morales et idéales, par ce qu'il nomme de nouvelles valeurs.
En guise de nouveauté, on verra l'alternative tant annoncée : Nietzsche annoncera sans jamais rien montrer - un beau parleur plus haut parleur que concepteur. Les quelques ébauches, elliptiques et confuses, qu'il a laissées de ce genre d'annonces avant l'effondrement prévisible rappellent que Nietzsche envisageait de remplacer le nihilisme réactif par le nihilisme divin. Toujours chez lui cette manie (littérale) de prôner le principe de contradiction, en lieu et place de l'innovation changeante. 
Nietzsche ne pouvait que finir fou puisqu'il prône la suppression du changement, autrement dit, dans un monde changeant et en proie au devenir, le fait que la supériorité soit celle de dominer le devenir au point que son acceptation atteigne à l’immobilisme de ses valeurs (ce qu’on retrouve dans l'idée confuse d’Éternel Retour). Nietzsche loin d’annoncer quoi que ce soit de nouveau se contente de remplacer ce qui est par des valeurs passées, qui n'ont jamais pu s'exprimer de manière dominante. 
Il escompte ainsi profiter de la chute du transcendantalisme, qu’il diagnostique mal (ou de manière partiale) en le prenant pour le seul christianisme (il est tellement obsessionnel qu'il est prêt à soutenir contre son ennemi irréductible toutes les formes de paganisme, en particulier la forme non identifiée du dionysiaque, comme un paganisme compatible avec le nihilisme divin selon lui). Le fait que Nietzsche ne puisse rien proposer de neuf vient du fait que le nihilisme n'est pas une alternative, mais le premier réflexe de conscience qui vient à l'esprit de l'homme pour proposer une vision du monde est le nihilisme - au point que l'on peut se demander si l'état de nature ne coïnciderait pas, plutôt que l’Éden bienheureux et insouciant, avec le nihilisme, qui, après tout, serait parfait si l’immortalité existait...
La crise est donc le refus immédiat du nihilisme, le fait que l'homme quand il se vautre dans ce qu'il prend pour son bonheur se trouve réveillé par ce qu’il prend pour une catastrophe, alors que la crise est plutôt ce qui empêche la catastrophe. La crise est la réaction antinihiliste par excellence. Il est aberrant de vouloir imposer le nihilisme à la crise dans ces conditions...
Reste à savoir comment la crise survient, par quelle source. Voilà la preuve que les phénomènes ne peuvent surgir selon le hasard, mais qu'ils ne peuvent que suivre un certain ordre (en précisant que cet ordre n'émane pas d'une personne, quelle qu'elle soit, physique, vivant dans le même monde que nous, ce qui n’exclut nullement que ce que nous nommons Dieu soit dénué de corps). 
Le réel fonctionne de telle manière que l'homme a pour rôle de profiter de la crise pour la surmonter et trouver de nouvelles valeurs. Si l'homme devait disparaître, ce ne serait pas suite à une crise, qui s'annonce, mais il subirait un événement imprévu et subit de destruction, dont il ne saurait se remettre, alors que la crise appelle une réaction obligée, comme si elle faisait partie des moyens de s'en sortir. Par exemple, une épidémie foudroyante ou une explosion atomique de très haut niveau. 
Mais, même avec ces élucubrations apocalyptiques, on peut se demander si l’homme ne dispose pas de considérables ressources pour trouver des solutions. Sa disparation serait moins à craindre que sa progressive mutation (interne) en une autre espèce. Loin d'annoncer la disparition, la crise signifie plutôt l’avènement de nouvelles valeurs, le progrès en ce sens, d'ordre religieux. La crise annonce qu'il faut réagir, tandis que la disparition ne prévient pas.
De ce fait, cette crise est d’autant plus importante qu'elle est annonciatrice de profondes mutations (la conquête spatiale entre autres). La crise n'est jamais matérielle, bien qu’elle se manifeste en premier par des désordres économiques. Elle rappelle qu'il manque des valeurs d'ordre religieuse. La crise annonce donc qu’une nouvelle forme de religieux va prendre la place, non du seul monothéisme, mais de l’ensemble du transcendantalisme.

mercredi 12 novembre 2014

La mentalité du complotisme

Le propre de la découverte est de subsumer du caché, de le mettre à jour. Ce qui change avec le complotisme, c'est qu'il estime que le caché est destiné à rester tel, ce qui implique par ailleurs une conception du réel figée, dans laquelle si le caché est immuable, il est aussi destiné à demeurer secret. 
Pourquoi? Parce qu'il ne peut être utilisé que par des personnages supérieurs, dont la méchanceté (les amenant à perpétrer des complots) ne peut qu'être corrélée avec l'impunité. Normal : leur supériorité en est leur garantie. 
Le complotisme est une interprétation simpliste qui surgit par temps de crise pour expliquer la crise à ceux qui en sont les victimes. Problème : la crise ayant pour effet de détruire, les premières victimes de la crise sont les plus détruites. Or ce sont elles qui doivent aussi et cependant résoudre les effets de la crise.
Elles ne le peuvent. Plus on est dominé, moins l'on se trouve en mesure d'empêcher la domination. Du coup, le complotisme surgit comme substitut à l'explication fouillée, vraie ou fausse, qui reconnaît que l'explication pèche toujours par le manque de visibilité des principes et que le propre de la connaissance est de révéler ce qui est caché et fait défaut.
Au contraire, le complotisme sert à empêcher la révélation (du caché vers le visible), qui nécessite beaucoup d'effort et de technique, en faisant croire que cet effort est inutile et qu'à la limite, ce serait un luxe de sophistications inutile. D'où la haine qui accompagne les complotistes à l'encontre des savants : non seulement ces snobs ne servent à rien; mais en plus, ils se la jouent et font beaucoup de bruit avec pas grand chose.
L’obscurantisme qui accompagne le complotisme s'explique par le fait que tout déploiement de savoir ressortit du luxe superfétatoire. La connaissance qui définit le complotisme n'est pas tant inutile que secondaire. Il a y bien quelque chose à connaître, mais, outre que c'est un bagage assez frustre, si l'on sait éviter les complications du snobisme, cette connaissance se frotte à son inutilité fondamentale.
Ce n'est pas tant, comme chez Descartes, que la science humaine soit nécessairement limitée par rapport à des choses que Dieu, lui, connaît; que le fait que cette science ne peut pas connaître l'essentiel, et que ce qu'elle peut connaître se limite à une liste de bagatelles au final assez dérisoires. A ce titre, les savants sont ces cuistres qui veulent briller socialement en faisant croire qu'ils s'attachent à résoudre des questions essentielles.
Le complotiste lui ne perd pas son temps avec ces illusions et s'attache à son problème : sa connaissance est nécessairement amenée à bégayer, puisque, dans cette mentalité, on ne peut jamais que montrer du doigt, tout en en restant à ce stade négatif. Si la connaissance est négative, plus qu’impossible, c'est parce que le plus important est d'échapper à la domination en faisant semblant de se retirer du jeu politique et social.
Pourquoi peut-on connaître quelque chose d'essentiel, démentant l’obscurantisme complotiste? Pourquoi a-t-on accès au positif plus qu'au négatif? Parce que connaître, c'est accroître en termes de connaissance (toucher à la dimension essentielle du réel : le malléable aux propriétés extensibles). D'où : toute approche qui parie sur la stabilité de la connaissance s'avère-t-elle fausse?
Cas des systèmes intelligents, comme le cartésianisme, qui oscille entre les critères cachés et fluctuants de la connaissance (entre l'inconnaissable et le connaissable). Mais le complotisme est simplification en ce qu'il supprime le critère de difficulté de ces approches hybrides comme le cartésianisme pour ne retenir que le plus facile. La facilité du complotisme se rapporte en morale au vice de la paresse.
Si connaître n'est pas primordial, c'est que la connaissance dont il s'agit reste négative et pessimiste.
Négative : on ne peut que dénoncer un caché dont il n'y a rien d'autre à connaître sinon qu'il est maléfique - d'où : la connaissance est aussi limitée qu’indirectement maléfique
Pessimiste : il ne sert à rien de s'attacher à l'effort noble de connaissance, qui par ailleurs existe, puisque cet effort débouche sur le constat d'impuissance à changer l'essentiel caché et inconnaissable.
Que reste-t-il comme autre option, sinon de passer son temps à s’amuser en privé, puisqu'au plus conséquent de l’inconséquent, il n'y a rien à faire d'autre que d’accepter l’ordre des choses mauvais? Pas de Dieu bienfaisant; seule la possibilité de vivre à côté du mal caché, en espérant passer entre les gouttes.
C'est typiquement une mentalité de dominé qui s'exprime là et qui indique que le complotisme, qu'il soit vécu ou propagé, actif ou passif, prospère par temps de crise. Que la crise s'estompe et laisse place aux innovations, et la  connaissance retrouvera son lustre. Le complotisme rentrera dans sa boîte, jusqu'à ce qu'il sorte pour une prochaine crise. Son rôle ne peut qu'être épisodique et illusoire.

dimanche 2 novembre 2014

En agonie

Il est étrange quand même d'accorder une telle place philosophique à Heidegger. Non qu'il ne faille en parler, ni lui trouver de l'intérêt, car ce cas philosophique est intéressant, toujours cultivé; mais que son intérêt principal n'est jamais remarqué : Heidegger vaut comme symptôme. 
Comment peut-on développer une philosophie qui se borne à sortir des propositions pour le moins alambiquées, selon lesquelles le positif serait la conscience du négatif, soit, si l'on prend soin d'analyser pareille proposition, du négatif supérieur? Si tant est que le négatif soit du chaos ou du désordre, le positif serait ce qui dans le négatif trouve à s'assembler en ordre, de manière aussi mécanique que miraculeuse.
Mécanique : aucune action consciente, mue par la volonté, dans cet agrégat, mais de - l'impersonnel.
Miraculeuse : on comprend que l'ordre créé dans un monde de chaos relève du miracle et se pare de l'arrogance de qui pense pouvoir tout se permettre dans ces conditions d'excellence rare. 
Heidegger était un personnage tellement imprégné par le sentiment de son exceptionnelle intelligence qu'il se permit toutes les monstruosités avec bonne foi. Cette perversion morale, justifiant qu'on fasse le mal au nom de sa supériorité, se manifestait par sa théorie selon laquelle la pensée relève de l'acte destructeur.
C'est ici qu'intervient la défense forcenée de Heidegger par les tenants de l'ordre moral, selon lesquels la culpabilité de Heidegger, son adhésion d'un temps au nazisme et son antisémitisme carabiné (dont le terme plus exact serait judéophobie) témoigneraient du fait qu'on peut être un grand philosophe tout en étant un salaud sartrien.
Dans ces conditions, qu'est-ce qu'être philosophe? C'est croire que le réel dans son ensemble fonctionne de manière déconnectée de ses parties. 
Être un salaud, c'est mal se comporter individuellement, sur le plan social ou politique. Mais cela n'affecte en aucun cas le niveau supérieur de type philosophique. Pourtant, si l'on s'avise que toutes les parties sont interconnectées, même de manière non linéaire, plutôt de façon singulière, cette vision ne tient pas - par contre elle en dit long sur la mentalité qui sévit dans l'histoire de la philosophie, selon laquelle un bon auteur permet de commenter, et tant pis s'il dit des choses rebattues ou professe la violence.
Heidegger n'est pas un mauvais philosophe, mais est le symptôme de la métaphysique en agonie. Les idées que défend Heidegger sont symptomatiques d'une mentalité selon laquelle les choses arrivent de manière hasardeuse - et seule vaut au fond sa petite personne. Rien n'a de sens, puisque tout est aléatoire. C'est alors que Heidegger peut louer le tout petit nombre des penseurs authentiques comme seuls symboles du Dasein, bien davantage que les hommes dans leur majorité moutonnière et médiocre (ce qui suffit à banaliser les massacres de masse, puisque tout ce qui est en grand nombre se révèle sans valeur).
Heidegger n'est pas un nazi, pas davantage qu’il n'est une crapule politique ou morale. Le constat de sa crapulerie morale doit être connectée, n'en déplaise à ses adorateurs, inconscientes de ce qu'ils montrent de leur propre monstruosité, à ce que signifient ses idées. On dispose dans la sphère politique d'un terme adéquat pour définir ce que fut Heidegger : un oligarque, partisan du système oligarchique le plus forcené et destructeur que fut le nazisme.
Mais la langue n'a pas créé d'équivalent philosophique à ce terme politique : je propose élitisme en attendant mieux, pour que l'on comprenne que l'élitisme de Heidegger a cru trouver un terrain d'expression politique dans le nazisme, tout en étant de dimension philosophique, et pas politique. L'élitisme de Heidegger était si carabiné, ainsi qu'en témoigne sa définition du Dasein, qu'il ne pouvait trouver un moyen d'expression que dans une forme oligarchique virulente, comme le fut le nazisme.
Alors que la pensée de Heidegger se déploie sur fond de restauration métaphysique (la phénoménologie), qui laisse croire aux commentateurs que leur terrain de jeu va se redéployer à l'infini, Heidegger apparaît au contraire comme le fossoyeur de la métaphysique parce qu'il n'est nul moyen de ranimer ce grand corps malade.
La métaphysique a toujours consisté à miser sur une partie contre le tout et à organiser la pensée sur le mode de l'antagonisme essentiel et définitif. Avec Aristote, c'est l'être contre le non-être. Avec Descartes, ce sera le cogito contre l'extérieur (puisque l’extérieur ne peut jamais être connu avec autant de perfection que son intérieur). L'évolution entre les deux grands représentants de la métaphysique est déjà palpable.
Heidegger pourrait être le troisième terme. Quand il reprend Nietzsche, c'est du fait d'une communauté philosophique : les deux sont des oligarques furibards, autant que des élitistes passionnels. Ce n'est pas un hasard si Nietzsche fut repris autant que déformé par les nazis. Si les nazis ne pouvaient comprendre un penseur aussi peu systématique et conventionnel, en revanche, ils avaient bien perçu que notre philosophe était oligarque autant qu'élitiste.
La seule différence est qu'il ne se tenait pas sur leur ligne exacte. Pour le reste, le lien était identique : idem avec Heidegger, qui est un métaphysicien reprenant Nieztcshe sans s'apercevoir que ce dernier n'est pas métaphysicien, mais un poète immanentiste victime d’avoir voulu penser avec conséquence l’inconséquence (il en perdra la raison). Heidegger est le destructeur parmi les métaphysiciens, au sens où il oppose désormais le Dasein au néant. 
Plus de problème de liaison entre l'intérieur et l'extérieur comme chez Descartes. Le Dasein réconcilie les deux. Mais à quel prix? Ce n'est pas le cogito universellement envisagé, comme chez Descartes, c'est quelques cogitos dans toute l'histoire humaine; et ce n'est plus l'Etre qui est universellement considéré, c'est seulement l'Etre tel qu'il apparaît dans le moment de son dévoilement, seulement dans sa forme la plus étroite, puisqu'elle n'est pas accessible aux étants, seulement à quelques exceptions, qui, loin de confirmer la règle, la façonnent plutôt.
Heidegger annonce la destruction, et c'est en ce sens qu’il a vu dans Nietzsche une source d'inspiration, sauf que Nietzsche, idéaliste dans son anti-idéalisme forcené, voulut créer une approche qui fut conséquente et qui, si elle l'eût été, aurait été rien de moins qu'antichrétienne et fort christique - alors que Heidegger déploie un système de métaphysicien rêvant comme tout bon métaphysicien depuis Hegel de clore la métaphysique en en sortant.
Que restera-t-il de Heidegger une fois que les mirages de la poursuite inconsidérée de la philosophie auront été dissipés et que l'on ne croira plus avec tant de naïveté que l'on peut sans problème, voire à bon droit, déconnecter la pratique de la philosophie de son comportement moral ou de ses engagements politiques? Non pas rien, mais une sommes de propositions monstrueuses, dont il conviendra de prendre exemple pour ne pas recommencer la même errance.

samedi 25 octobre 2014

La faute métaphysique

Une des caractéristiques de la philosophie moderne est de partir de l'intériorité comme modèle de connaissance certain, sans parvenir à le réconcilier ensuite avec l'extérieur. De ce point de vue, Kant n'a fait qu'empirer les choses, tandis que Hegel n'a pas réussi à produire une dynamique qui restaure le lien d'unité, en ne définissant pas ce qu'il entend par Être et en en restant à une dimension finie de sa dialectique (son acception d'infini est ambigu).
Descartes n'est pas le maître pour rien de cette manière de philosopher : s'il reste aussi important pour l'histoire de la philosophie alors que son apport scientifique est nul dès son temps, c'est parce qu'il a édicté cette méthode, bien qu'en philosophie, elle se révèle douteuse, au sens où elle ne mène à rien de précis et encourt les reproches de Leibniz notamment. 
Sa rigueur et sa pénétration tant vantées ne lui permettent pas d'aller au-delà de l’analyse la plus rigoureuse - le certain. Son échec pour connaître l’extérieur montre la fragilité de l'hypothèse du cogito. Qu'est-ce qu'apprendre à penser? Pour Descartes, le mot d'ordre est : rigueur.
Mais cette rigueur implique que, du moment qu'on se montre rigoureux, on trouve le bon ordre du réel et qu'on progresse dans le réel. Peu importe le résultat auquel on parvient : chez Descartes, le cogito peine à se réconcilier avec l’extérieur et en arrive à ne connaître qu'un réel dégradé, étrangement inférieur; chez Spinoza, le réel devient la sphère pour le moins incomplète, quoique décrétée absolument complète, du désir; chez Kant, qu'est-ce que l'extérieur et qu'en connaît-on au terme de longues médiations logiques, dont personne n'a réussi à trouver la véritable signification et qui, heureusement, n'ont pas empêché les scientifiques de continuer leurs découvertes?
Cette curieuse caractéristique façonne la philosophie moderne jusqu'à investir le discours académique, voire sorbonnard, des historiens de la philosophie : du moment qu'on exprime avec rigueur le réel, on peut arriver à des résultats étranges, voire absurdes, comme ce fut le cas de Heidegger en politique (et pas seulement pour un temps, comme on l'a dit trop souvent). Je me demande si cette origine moderne ne vient pas de l'influence de Descartes, comme lorsque, dans la Deuxième partie du Discours de la méthode, notre auteur considère qu'il suffit de philosopher par ordre pour trouver l’ordre du réel (peu importe l'ordre que l'on trouve, il sera toujours de l'ordre, donc du vrai). D'une manière générale, la tradition philosophique n'a pas pris la mesure de l'irrationalisme qui a investi en filigrane, derrière l'exigence de rationalité, tous les secteurs de la méthode cartésienne.
La seule limite à cette origine de Descartes, c'est qu'il n'a fait que redéployer ce que la métaphysique originaire (avec Aristote) avait entrepris. Le changement consiste à ce que l'irrationalisme métaphysique devienne indécidable, que les premiers principes soient relégués du fini vers Dieu, du moment que ce Dieu incarné, qui pourrait sembler en rupture avec le Premier Moteur, est irrationaliste, inconnaissable et incompréhensible.
Que propose Aristote, sinon de poser une origine rationnelle à l'analyse? Le premier Moteur vient ainsi sanctionner la reconnaissance de ce qui peut seulement être analysé, compris et connu - le monde de l'homme. Le reste importe peu. La faillite de la métaphysique 1 ne peut que venir de l'institution d'un donné arbitraire, qui n'est pas le réel, mais qui est autoritairement comme décrit comme le seul réel que l'homme peut connaître et sur lequel il peut se mettre d'accord.
Moralité : si nous connaissons ainsi le monde d’Aristote, la constatation devient ridicule à partir du moment où elle prétend à l'universalité. Le monde d'Aristote n'est ni le monde de l'homme, ni le réel. Le fait que la métaphysique s'ancre sur l'irrationalisme se manifeste dès le début de la Métaphysique, passage dont on ne parle quasiment jamais, parce qu'on estime que la rigueur de pensée d'Aristote est telle qu’il convient seulement de la rappeler et que cette remarque initiale n'y change rien.
Au contraire, elle est décisive. Sans cette reconnaissance initiale, tout l'irrationalisme de l’entreprise métaphysique saute, et c'est ce qu'ont fait les commentateurs de philosophie depuis lors, oubliant de remarquer que leur attirance pour la métaphysique, et le succès de la métaphysique millénaire en philosophie, indique que l'on y a besoin du néant pour compléter Dieu, donc que la toute-puissance de Dieu ne tient pas. 
Toute la démarche rationaliste d'Aristote serait revue sous un autre angle si on rappelait ce fait. La fin de la métaphysique, dans le sens de son décès, serait entendue comme la fin de cette manière de procéder qui se veut rationaliste seulement dans la mesure où elle isole une partie et part de l'intériorité pour rassembler le tout qui peut être connu (la reconnaissance du non-être implique qu'il restera toujours quelque chose qui ne sera pas connu, s’avérant même inconnaissable).
L'intérieur est le point de départ de cette démarche, qui devient problématique dès Aristote (les choses ne font que s'empirer ensuite); tandis que l’extérieur est ce qui ne peut être connu, parce qu'il comporte de l'inconnaissable - ce qui implique que le connaissable reste du moindre connu par rapport au connu intérieur.
Cet intérieur correspond, comme par hasard, à l'expérience ressentie, mais non démontrée, de la conscience, la conscience ne se définissant pas, mais se prouvant par l'expérience, dans le mouvement de soi à soi qui déclame avec théâtralité : voyez que je suis et que je pense. 
Fort bien, pourrait-on lui rétorquer - mais ... car il y a un mais... penser et être sont des identités qui donnent des sentiments d'identité. Ce ne sont pas des possibilités de connaissance, et la connaissance qu'il délivrent ne peut être que mince, puisque l'on ne peut connaître de cette manière ce que l'on ne sent pas et dont l'expérience nous est éloignée.
L'intériorité ne peut qu'être un modèle de connaissance irrationnelle, au sens où c'est une connaissance intuitive, descriptive, dont le déploiement rationnel s’effectue seulement dans la sphère de son discours, sans que ne compte comme critère de vérification que la logique interne au discours - et nullement le type de relation qu'entretient ledit discours avec son objet. 
La conception du réel est une conception problématique en ce que l'objet extérieur ne peut être que décrit, alors que la connaissance suppose qu'il puisse être étudié, de telle sorte que l'examinateur  découvre des principes qui fonctionnent tant en lui-même qu'en son extérieur.
C'est ainsi que le donné se révèle être la déformation du réel dans un type d'appréhension qui n'est pas connaissance, qui lui est inférieur, au sens où il n'en découvre qu’une simplification abusive. Rien ne nous permet de certifier que notre connaissance n'est pas qu'une déformation constitutive du réel. Mais cette déformation, pour aussi simpliste qu'elle reste malgré ses progrès, permet quand même de s'appuyer sur des principes, tandis que la pseudo-connaissance par déduction accouche de la représentation du réel en donné, comme résultat irrationaliste.
Du coup, pas étonnant que le grand rationaliste Descartes se soit trompé sur ses découvertes scientifiques par rapport aux savants de son temps, ce qui est un comble pour un rationaliste professant faire œuvre de scientifique. L’avancée rationaliste se produit sur fond d’irrationalisme. L'irrationalisme consiste à estimer que seul peut être connu un donné qui est statique et qui ne peut en aucun cas répercuter ni le réel, ce à quoi la métaphysique consent, ni une partie, contrairement à ce qu’elle proclame comme sa force relative, quoique décisive.

mardi 14 octobre 2014

L'être unilatéral

Le réel désigne-t-il forcément l'être physique? C'est la définition qu'en propose le dictionnaire. De ce point de vue, parler de réel serait circonscrit à l'apport du réalisme intégral que propage un Rosset, dans lequel le réalisme désignerait intégralement le domaine physique.
Descartes, qui est plus métaphysicien que Rosset, parle aussi de la réalité ou du réel comme de la définition de ce qui est vrai, à ceci près que la réalité selon lui s'obtient par les idées que l'âme en a. La métaphysique cherche à préserver la possibilité de théoriser l'ensemble circonscrit par ses soins.
Le réel métaphysique serait ainsi le réel physique que l'on pourrait essentialiser au sens de théoriser. Mais la possibilité physique se suffit-elle à elle-même - n'implique-t-elle pas que ce qu'on nomme réel ne soit pas que le domaine entendu comme physique? Peut-on parler de réel en s'en tenant seulement au physique? 
C'est le pari de Rosset. Il aboutit à valider la définition que le physicien Mach donne du réel : "un être unilatéral dont le complément en miroir n'existe pas". Cette définition est problématique à plus d'un titre. D'une part, elle accrédite l'idée selon laquelle le réel serait une totalité, ce qui ne s'explique pas.
D'autre part, elle reconnaît d'après la propre définition qu'elle donne qu'elle est logiquement incomplète ou alors que sa complétude est inexplicable.
On retombe dans les travers de l'irrationalisme. Que l'immanentisme reconnaisse qu'il ne peut produire une définition qui soit conséquente implique qu'au mieux, comme dans les cas de bonne foi, on parie sur l'incompréhensibilité du réel par la logique humaine et le langage.
Cette tradition n'est que le prolongement exacerbé du cartésianisme, qui lui parie sur la complétude, mais ne complète le réel physique que par l'adjonction irrationaliste et indéfinissable de Dieu. La tradition majoritaire de la métaphysique repose sur le déni que réitère Descartes après Aristote : il s'agit de rationaliser à partir de ce fondement dont on essaye de parler le moins possible.
Descartes est obligé d'enfouir encore un peu plus son déni qu'Aristote pour réussir à maintenir la révolution expérimentale physique dans les bornes de la métaphysique (il parle d'un Dieu qui est irrationaliste, ce qui donne l'impression qu'il parle de quelque chose, tout comme il parle du néant qui ne serait rien de réel, mais dont on peut se demander ce qu'il est alors, s'il peut être dit tout en n'étant pas).
Mach se comporte de ce point de vue de manière trop franche pour être un métaphysicien. Il parle en physicien qui se lance dans la spéculation métaphysique mais qui n'a pas encore donné à sa pensée les contours du vernis métaphysique.
Descartes n'a jamais pratiqué les sciences en scientifique, mais la science en métaphysicien, et cette démarche est celle que critique en premier lieu et d'un point de vue philosophique Leibniz, lui qui essaye toujours de concilier la démarche scientifique avec la spéculation philosophique.
Le problème n'est pas de rendre à la science des armes qu'elle n'a pas, mais de se demander si penser peut amener à verser dans la correspondance philosophique de l'oligarchie politique : si tel est le cas, alors la démarche métaphysique a trouvé un terrain d'expression viable; si tel n'est pas le cas, ce que je pense, alors un Heidegger constitue le dernier des métaphysiciens, au sens où la métaphysique est une démarche philosophique appelée à être périmée, parce qu'elle pense à partir de l’exclusion d'une partie considérable du réel, toute celle qui ne relève pas du monde de l'homme.
Partie qui se révèle croissante à mesure qu'elle entend se montrer stable, tandis qu'elle se sclérose sous les coups de boutoir du réel qui se déploie et dont le mouvement ne peut que détruire toute partie qui refuse de le suivre dans son évolution.
Le réel physique ne peut être que cette partie, ce qui fait que si la pensée peut se déployer en comptant sur un fondement stable et concret, ce réel, cette rigueur impressionnante qui caractérise la démarche métaphysique se retourne contre elle-même dès qu'il s'agit de penser le réel de manière cohérente.
Peut-on se montrer rigoreux sans être cohérent? C'est la gageur que relève la métaphysique. Elle ne peut que faire illusion, au sens où elle réussit à penser de manière pertinente tant que l'ensemble du réel est en phase avec la partie retenue. Mais dès que l’évolution sclérose la partie, la métaphysique dégénère en scolastique sorbonnarde, comme ce fut le cas avec la métaphysique de mouture 1, l'aristotélicienne, il faut réajuster la métaphysique au changement.
Tant que le changement est mineur, l’ajustement peut convenir, comme ce fut le cas avec l'intervention de Descartes, qui ne fait pas autre chose au fond que de lancer la métaphysique 2 ou le renouveau (n'en déplaise à tous les commentateurs qui ne correspond pas à la reprise du platonisme, comme si Descartes pouvait s'appuyer sur Platon, alors que Platon est le philosophe qui essaye de penser l'infini, tandis que Descartes croit proposer une grande innovation en refusant de le penser et lui substitue l'indéfini).
Mais le vrai changement condamne cette mentalité. On peut dire qu'elle permet des résultats à court et moyen terme, ce qui en temps humain se montre très long et impressionnant (plus de deux millénaires dans le cas de la métaphysique). Mais au final, l'effondrement est inévitable, et ne peut que mal finir, comme l'illustre le cas de Heidegger, dont le principal crime inconscient fut moins d'adhérer pour un temps au nazisme, que de rester toute sa vie un fervent partisan de l'oligarchie politique la plus dure, découlant de sa vision philosophique de l'inégalitarisme autour du Dasein, ce qui explique qu'il refuse toute sa vie de reconnaître son erreur, qui n’était pas de jeunesse.
Je ne sais plus quel commentateur expliquait récemment et très justement que l'adhésion de Heidegger au nazisme, puis son brutal éloignement, fort relatif il est vrai, s'expliquait, non pas comme il l'a expliqué dans une lettre aux Alliés, par son refus du nazisme, que par l'espoir, déçu, que le nazisme le servirait, et non l'inverse.
Quoi qu'il en soit, la chute de Heidegger ne fait que commencer. Elle deviendra claire aux yeux de tous quand les commentateurs travestis en philosophes, comme c'est le cas de ses thuriféraires français, s'aviseront que le problème n'est pas un dévoiement politique qui minaient l'intérêt philosophique de l’œuvre, mais un problème d'ordre philosophique, qui, s'il maintient certaines qualités, pose une difficulté au-delà du cas Heidegger : comment prendre congé de la métaphysique en comprenant que Heidegger est un métaphysicien pur et dur (contrairement à ce qu'il proclame de manière mégalomane, lui qui estime organiser la sortie de la métaphysique et l'entrée dans l’Être du Dasein, une trahison de l’Être de Platon)?
Prendre congé de la métaphysique, c'est peut-être comprendre que la notion de réel ne peut être envisagée que comme une porte d'entrée sur ce que constitue le réel? Autant dire que l’avantage du réel est de signifier qu’il existe autre chose que de l'être. S'il en reste à maintenir la trouble notion de néant (ou de ses paronymes), le réel devient une impasse, de laquelle on ne sort pas. En témoigne l'impressionnante définition que Heidegger propose de son Dasein - entouré de ... néant.

lundi 6 octobre 2014

La fin métaphysique de la morale

Descartes a escompté par son traité des passions résoudre le problème moral de la philosophie : comment l'approche métaphysique peut-elle réussir à changer la dimension transcendantaliste de la morale, tout en ne niant pas son existence et tout en proposant sa théorisation?
On l'a vu, la théorisation propre à la métaphysique est d'être finie. La métaphysique se targue de faire preuve de rigueur parce qu'elle est capable d'isoler et de définir avec précision son modèle d'étude et d'analyse. Dans le cadre de la morale, Aristote s'était contenté de proposer un modèle fondé sur la prudence, le travail et le plaisir, tandis que l'action politique était perçue comme viscéralement oligarchique et tyrannique.
La rénovation que lance Descartes pour échapper au pourrissement du modèle aristotélicien implique que la morale soit revisitée de telle sorte qu'elle assure la cohérence entre la recherche métaphysique (le lien entre Dieu et l'homme) et la recherche physique, que la révolution expérimentale a rénovée de fond en comble et dans laquelle Descartes estime avoir un rôle à jouer (se trompant par rapport à ses contemporains).
Descartes aimerait que la morale soit scindée en deux parties : la dimension religieuse de la morale, à laquelle il faut se conformer parce que c'est ainsi; et sa dimension physique, qui point à l'époque de Descartes et à laquelle Descartes ambitionne de donner ses premières lettres de noblesses en fondant l'application physique de la morale, cette théorie des passions appuyée sur le système nerveux et qui est une approche visionnaire, quoique simpliste, de ce qui est en train à l'heure actuelle de donner lieu à la neurologie. 
Descartes estime curieusement que la morale dans son rapport transcendantal ne relève pas de la raison, que la raison peut seulement appliquer les principes moraux, qui viennent de Dieu. L'idée de Dieu sert moins à rétablir le transcendantalisme qu'à régénérer la métaphysique aristotélicienne, en lui donnant une assise indispensable, le soubassement divin, à condition que ce soubassement soit d'obédience et d'expression irrationalistes.
Le rationalisme cartésien s'applique au monde fini de l'homme. Croire dans la raison, ce n'est pas croire que la raison puisse connaître le monde dans son intégralité, mais croire que l'homme puisse accroître ses connaissances du moment qu'elles resteront toujours finies. La morale désigne la manière de se comporter pour l'homme dans son environnement.
Il n'est pas possible d'expliquer pourquoi la morale existe. Si elle existe en plus de l'éthique, point de vue d'Aristote, c'est de manière inexplicable et irrationaliste. Il faut l'accepter parce que ça vient de Dieu, tout en ne cherchant pas à justifier la validité de la parole divine par des raisons.
La raison s'empressera de découvrir le fonctionnement du système nerveux, même si les propositions que formule Descartes restent rudimentaires et ne peuvent être considérées comme possédant une valeur scientifique (plutôt une intuition métaphysique reportée sur la science). Pour le reste, la morale est indémontrable et inexplicable. Elle ne peut qu'être l'œuvre de Dieu.
Descartes indique que l'entreprise de la raison est de découvrir le fonctionnement scientifique de ce qui explique la possibilité d'application de la morale dans le domaine physique. En particulier, il importe de découvrir pourquoi la morale s'applique chez l'homme et pas chez les autres grands animaux, ou dans d'autres parties du réel qui nous sont connues.
C'est ce à quoi s'emploie Descartes, quand il montre que l'homme dispose d'un système de nerfs bien plus complexe et performant que celui des autres vivants, qui lui permet d'avoir une approche hybride entre les autres vivants et Dieu. L'animal est celui dont le système nerveux (dont le terminal de l'esprit) ne permet pas d'appréhender l'infini; l'homme est celui qui peut accroître sa connaissance dans le fini et se rendre négativement compte de l'existence de l'infini.
Descartes espère ainsi lancer la connaissance du système nerveux, en explication physiologique de la morale inexplicable. Voilà qui implique que la spécificité de la métaphysique réside dans l'explication du lien entre le divin et le physique, de telle manière que la recherche physique présente une explication qui ne peut venir de sa propre démarche, centrée sur sa propre action.
La science pense, mais elle ne peut penser l'ensemble. Quant à la métaphysique, sa tâche apparaît ambiguë : si elle possède la lourde et valorisante tâche de penser l'ensemble, ce rôle ambitieux s'avère aussi des plus délicats, ce qui expliquerait qu'elle ne mène pas vers des avancées décisives. Si la métaphysique ne permet pas d'avancées décisives, ce que Descartes constate avec la crise de la scolastique, c'est que son rôle est critique plus que positif.
En proposant une réforme de la métaphysique, Descartes lui assigne un rôle qui n'est plus vraiment positif et qui ne peut que s'épanouir dans une démarche critique. Du coup, la métaphysique est d'autant plus importante dans son rôle que ce dernier se révèle limité. Résultat : Descartes n'est pas loin d'estimer, tout comme Aristote, qu'il a dévoilé la fin de la métaphysique (en estimant peut-être qu'elle devra être révisée chaque fois que Dieu procède à certains changements dans l'ordre physique? - ou que certaines découvertes physiques pourraient bouleverser la conception qu'il a eu de la métaphysique, étant donné que lui-même procède à cette révision suite à la révolution expérimentale).
Il ne reste plus à l'homme qu'à suivre la parole divine, consignée dans la Révélation catholique selon Descartes et à s'attaquer à découvrir les lois physiques, ce qui constitue une occupation importante chez Descartes dans ses recherches, et bien que les résultats qu'il obtient soient erronés dès son temps.
Bien entendu, l'objection qui indique que Descartes s'est trompé s'applique aussi à l'ensemble de l'entreprise métaphysique : si celle-ci est capable de produire des raisonnements (finis) de grand prix dans l'ordre du rationnel, elle suscite des objections et des rectifications, y compris dans ses rangs, ce qui indique qu'elle n'a pas réussi à réaliser son objectif principal, qui était de clore l'entreprise métaphysique.
D'où il suit que le but de résoudre la morale a échoué à son tour. Voilà qui explique peut-être chez de nombreux auteurs contemporains cette obsession de considérer que la morale n'existe pas et qu'il faut au mieux se préoccuper d'éthique, voire pas de ce genre de problèmes du tout. Cependant, ce n'est pas parce qu'on se débarrasse d'un problème qu'on le résout.


(Précisions :
1) si la métaphysique n'a jamais réussi à clore l'histoire de la philosophie depuis son apparition avec Aristote, en revanche, il est probable qu'elle se soit quant à elle close avec Heidegger et son Dasein entouré de néant.
2) En parlant de cet Heidegger au moins aussi trouble que philosophe, et peut-être parricide de la métaphysique au sens où il fallait ce genre de personnalité désaxée pour expliquer une intervention dans l'agonie, le sang et les larmes, il est frappant de constater qu'il n'existe plus de morale chez Heidegger, sauf celle de s'en tenir scrupuleusement à conserver l'Etre dans son dévoilement rare et à écarter du coup les étants comme des formes au mieux superfétatoires, au pis ).

lundi 29 septembre 2014

Le réel, traité de l'innovation

Selon l'acception courante, le réel désigne ce qui est physique, plus exactement ce qui est relatif aux choses matérielles. C'est un dérivé de res, la chose matérielle. A ce compte, on pourrait demander : pourquoi l'utilisation de ce terme si ce n'est pour expliquer que le réel diffère de l'être et l'excède, au point qu'existe une réalité qui n'est pas de l'être - et dont le terme néant ne rend pas compte de manière satisfaisante?
Une manière plus rigoureuse d'employer ce terme ne consiste-t-elle pas à reprendre son acception ordinaire, qui présente au moins l'avantage d'être claire et uniforme? A ce compte, Clément Rosset propose le terme dans son sens le plus littéral : est réel ce qui est physique. Dit ainsi, en premier intention, cela donne un sens très satisfaisant, pour ne fois qu'un philosophe propose une valeur cardinale univoque et accessible.
Pourtant, si l'on examine un tant soit peu cette approche, on se rend compte que le terme n'est pas défini clairement, ni précisément, ce qui sanctionne la valeur mineure de cette approche philosophique : ce n'est pas la même chose quand on ne définit pas le terme-clé dans un système immanent que dans un système transcendant, où l'indéfini se situant sur un plan supérieur, il peut servir à mettre en valeur d'autres termes.
La conception, au final plus simpliste que simple, cache mal le cartésianisme exacerbé dans les racines métaphysiques de l'immanentisme (au fond, Rosset n'a guère changé de programme par rapport à Spinoza, le disciple hérétique de Descartes). Loin de résoudre le fait que l'être métaphysique a besoin du néant pour être défini (délimité), y compris quand Dieu incarne la perfection, elle ne fait que le renforcer : si le réel est seulement ce qui est fini et physique, alors le voilà entouré d'irréel dans un sens négatif - donc de néant.
Au départ, le constat semble résoudre le problème de mystère de ce qu'est l'être, sauf que l'irréel en question se trouvant dépourvu de réalité, - qu'est-il alors? Remplacer l'être par le réel physique est un tour de passe-passe qui ne résout rien et qui peut même rendre l'effort irrationnel et arbitraire. Au contraire, il accroît le problème que rencontre déjà Aristote : si le néant existe positivement, si l'on peut dire, alors le faux existe - aussi.
Mais si le faux existe et qu'il n'est pas existence, qu'est-il? Platon avait répondu en accordant toute son attention à cette question curieuse : il est l'autre. La tradition métaphysique se contente de répéter depuis lors : le moyen le plus rigoureux de penser consiste à délimiter - la pensée. A la borner dans tous les sens du terme. Peu importe que la délimitation laisse apparaître une extériorité qu'il faudra toujours définir.
Depuis Aristote, on se garde de définir le néant. Il est ce moyen commode de renvoyer aux oubliettes de la pensée le problème irrésolu de l'infini.
La désinvolture (en son sens maximaliste de philosophique) commence avec Spinoza, selon lequel il importe d'autant moins de penser ce qui n'est pas qu'on tient enfin ce qui est. D'où la définition métaphysique du réel : est réel ce qui se tient sous la main.
Seule réponse alors : seul la sphère du désir est réel. Plus seulement l'être, mais seulement l'être immédiat qui entoure le désir. Un être plus circonscrit encore que le réel fini métaphysique, donc. C'est dans cette tradition que se situe l'immanentisme, que prolonge Rosset de manière terminale (en ce sens, de définitive, puisque destinée à la faillite irrémédiable par la suite).
Est-ce ainsi que peut s'entendre ce qui est réel? Si le réel désigne le physique, cette acception, pour séduisante qu'elle soit par la clarté et la précision extrêmes qu'elle dégage, pose le problème de tout type de finitude : son incomplétude dégage une béance dont le propre n'est pas tant d'être béance que d'être désignée sous le vocable de néant.
Descartes avait tenté résoudre le problème par l'irrationalisme : Dieu serait d'autant plus parfait qu'incompréhensible - sa perfection échappe à la raison et à l'entendement. Le faux est obligé d'exister, bien qu'on ne puisse l'expliquer (tout comme Dieu). Autant qu'on ne peut expliquer la perfection et l'imperfection, qui coexistent de manière inacceptable.
Sauf si la pensée ne dispose pas d'autres moyens depuis qu'elle existe que d'accepter en son sein la contradiction pour réussir à penser de manière cohérente. Cette échec rationaliste explique l'avènement de l'hérésie spinoziste et sa riche succession.
Ce qu'on nomme rationalisme, et qui trouve ses lettres de noblesse dans la modernité, relève d'une mentalité qui est devenu obsolète sous sa forme dominante, lancée et accompagnée par le cartésianisme, alors que les modernes ont cru qu'ils allaient réussir à trouver une solution philosophique à la question de la définition de l'être par l'emploi de la raison comme faculté à dire ce qui est.
Mais la raison n'est pas la faculté qui dispose des moyens qu'on lui prête. La raison est un formidable instrument pour disséquer - l'être. Raison pour laquelle elle fut remise à l'honneur par la révolution scientifique de type expérimental. On crut qu'on pourrait appliquer à la réflexion philosophique ce qui avait si bien fonctionné pour la science.
La multiplication des sciences à mesure que progressaient les investigations aurait dû donner l'alerte sur le point que l'unité du réel ne peut être trouvée par l'investigation scientifique, ni la recherche métaphysique. La raison ne pouvait qu'être au service de la démarche métaphysique. La raison est ce qui favorise l'avènement du compromis métaphysique entre être et non-être à condition qu'il soit relié à l'être.
Ce qu'on nomme réel ne désigne ni le pur physique, qui manque d'être, ni le résultat de l'être tel que le donne la raison, qui oscille ente deux solutions tout aussi incertaines : la première, la métaphysique; la seconde, l'ontologie. Si ces deux systèmes patinent, c'est que la faculté qu'ils utilisent, la raison, n'est pas appropriée.
C'est ici qu'il convient de développer ce que veut dire réel : non pas que le réel est seulement la res, mais que le terme réel se rapporte à ce qui explique et fonde la res. Si la chose ne peut qu'être matérielle, ce constat n'implique pas que l'explication, elle, soit d'ordre matériel. Comment expliquer le matériel? Le réel serait un terme pour le moins borné s'il refusait d'expliquer l'incomplétude qui le caractérise.
Spinoza ne s'y est pas trompé : il revendique d'avoir trouvé la complétude pour justifier la supériorité de son système. L'incomplétude démontre l'insuffisance. Le réel a besoin d'une autre explication pour exister.
Pour autant, l'erreur de Spinoza est d'avoir repoussé le problème au niveau de l'incréé. Le réel touche du doigt la difficulté, mais y retombe avec usure s'il suit la pente de la facilité - celle de l'interprétation immenentiste en particulier, la métaphysique moderne de manière générale.
Ce qui peut sembler un coup de génie de la part de Rosset, faire du terme réel la clé du réel, et ainsi simplifier le problème cardinal de l'histoire de la philosophie (de manière plus générale de la pensée dans son ensemble, qu'elle soit aussi théologique, polythéiste ou monothéiste), se révèle en fait une terrible impasse, car Rosset a transformé son intuition initiale (le réel pose le problème de l'incomplétude) en refus de résolution. 
Pour éviter cette issue, il convient de se rendre compte de la richesse inventive que recèle initialement le terme réel. Si elle fut largement ignorée, c'est parce que ceux qui ont utilisé le terme réel ont préféré le subordonner aux systèmes philosophiques dominants, qui tournent avec leurs variantes autour de deux grands types à mon avis : l'ontologie et la métaphysique. 
Du coup, la richesse potentielle du terme réel se retrouve engoncée dans des problématiques codifiées qui empêchent son déploiement. Pourtant, le terme réel contient l'idée selon laquelle si le domaine physique que recouvre initialement le terme réel est incomplet (et a besoin initialement d'un complément), ce complément ne désigne pas forcément l'idée d'un complément qui soit extérieur et total.
Le réel ménage la possibilité que l'idée du complément soit différente de ce que l'on en a entendu depuis les premiers schémas de pensée, pas seulement depuis les débuts de la philosophie. Si la résolution par l'Etre ou le néant n'a pas réussi, c'est que la voie proposée et pratiquée est erronée, au moins en partie.
Cette idée de complément sur un mode littéral implique qu'il y ait une insuffisance de type extérieur; tandis que l'emploi du terme réel implique que cette insuffisance soit réparée. Le réel implique l'ensemble de toutes les choses, sans que pour autant ces choses ne manquent d'extériorité.
De ce point de vue, le réel, c'est ce qui est l'ensemble des choses, tout en étant insuffisant - tandis que l'être peut être considéré comme une partie des choses, qui reste à compléter, et qui du coup,
ne peut l'être que par extériorité. Pour le dire d'n mot, l'être est une notion qui ne peut être complétée que de l'extérieur, tandis que le réel est une notion qui ne peut être complétée que de l'intérieur.
La nouveauté que découvre l'emploi de réel est que le terme réel à la fois excède l'être (il comprend toutes les choses) et découvre du coup une nouvelle hypothèse de complémentarité. Si l'extérieur n'est pas valable pour expliquer l'insuffisance, si l'extérieur implique l'explication par l'identité ou la similarité, c'est que l'explication pourrait venir de l'intérieur et de la différence.
Le complément n'est pas à entendre comme ce qui manque à l'être, mais comme ce qui permet à l'être de continuer à être, alors que toute constitution d'être aboutit à son effet d'entropie. C'est à une hypothèse stimulant que mène l'emploi du terme réel pour qualifier notre représentation, quand l'usage éculé de l'être empêche de comprendre les culs de sac auxquels parvient l'ancienne méthode de pensée, quels que soient ses emplois.
Est-il besoin d'ajouter que le réel ainsi compris mène vers la malléabilité comme faculté de réconciliation entre incomplétude et infini?

lundi 22 septembre 2014

Le fonctionnement du complotisme

Le réel peut-il fonctionner sur le fondement du caché? Mes précédents recherches sur la question du complotisme ont montré que la définition rigoureuse du complotisme porte sur le fait d'estimer que le caché  peut diriger le monde.
Cette définition, rigoureuse, s'est trouvée obscurcie par sa manipulation perverse en outil de propagande anticritique : on décrète alors que les complots n'existent pas, au motif qu'ils ressortissent du fantasme baptisé pour les besoins de la peine complotisme. On commet ainsi un bel amalgame.
Du coup, on ne sait plus si on doit être contre le complotisme - ou pour. Etre complotiste peut être peut-être délirant, tout comme être anti-complotiste l'est tout autant, surtout quand il s'agit de nier les complots de pouvoir (les complots d'Etat existent, malheureusement).
Dans les deux cas, on accrédite le rôle dominateur, voire tout-puissant du caché dans le réel, comme si le caché était possible.
On en arrive à l'équivalence : anti-complotisme (propagandiste) = complotisme fantasmatique.
Dès lors, l'opposé de ces deux expressions outrancières est le complotisme rigoureux, c'est-à-dire la lucide reconnaissance de l'existence des complots.
Que révèle le complotisme ainsi entendu? Les complots expriment le dérèglement du fonctionnement politique. Le politique consiste à relier le réel au social. Pour ce faire, le politique doit s'appuyer sur des individus visibles, porteurs d'idées explicites.
Quand les idées deviennent cachées, quand les manipulations prennent la place de l'action exprimée au grand jour, alors le lien ne s'opère plus et la destruction prend le relais.
Le caché = la faillite.
D'une manière générale, le caché relève de deux ordres :
- le caché qui peut devenir visible.
- le caché dont l'existence est destinée à rester caché.
Dans ce cas, le caché est hallucinatoire. L'argument est simple : s'il doit rester caché, comment ferait-on pour le mettre en lumière? Nous nous trouvons face à une aberration logique, qui ne peut fonctionner que par temps de crise, quand le désespoir qui saisit les opprimés en poussent beaucoup à expliquer par l'irrationnel, soit à fournir un type d'explication qui refuse d'expliquer autrement qu'en constatant que les choses sont telles qu'elles apparaissent.
C'est ici qu'entre en jeu la conception du complotisme fantasmatique, selon laquelle le caché est viable en tant que caché, avec la caractéristique qu'il se montre plus puissant que s'il était visible.
C'est l'inverse qui se montre pourtant rigoureusement vrai, et c'est sur ce point en particulier qu'il convient de dénoncer l'imposture typiquement fantasmatique du complotisme : le caché est inférieur au visible. Ce dernier tend vers l'unicité, quand le caché réhabilité en lieu et place la multiplicité initiale et superficielle.


L'infériorité du caché sur le visible comporte une autre caractéristique : sa déconscientisation ou décréativité.
Le pouvoir caché, s'il fonctionnait, charrierait le pessimisme. Le complotisme implique en effet que l'on ne puisse que les masses ne puissent que constater les dégâts, sans pouvoir se rebeller contre ces élites toutes-puissantes.
Que le pouvoir caché n'existe pas autrement que sous la forme d'une multiplicité éclatée et impersonnelle conduit à comprendre que le processus de décadence que signale le complotisme aboutit au fait de la dépossession réifiée ou de la réification impersonnelle.
Le complot surgit quand la crise couve. Le fonctionnement qui prévaut alors ne concerne plus que des parties, destinées à disparaître, parce qu'elles instaurent la répétition végétative et sclérosante en lieu et place de l'inventivité. C'est à ce titre que ce type de réel est inférieur et mérite d'être tenu pour pessimiste.
Le propre d'un complot mène, non à la reconnaissance du mystérieux pouvoir caché, mais à son impersonnalité, avec l'impossibilité pour toute explication d'en donner des auteurs, parce que l'examen de son déroulement laisse apparaître que ces comploteurs ne suffisent pas à expliquer la manifestation du complot, ni comme causes, ni comme fins, ni comme accompagnateurs.
Le complotisme s'use à proposer des pistes aussi multiples que toutes insuffisantes parce qu'il ne peut proposer en définitive une quelconque version sérieuse, non pas des participants au complot, ce qui est possible après un travail titanesque de recoupement, mais de commanditaires qui seraient suffisants. S'il obtient des commanditaires, ceux-ci seront toujours déceptifs et insuffisants, parce que le propre du complot est de développer l'incomplétude.
Raison pour laquelle les complots échouent toujours par rapport à leurs objectifs et ne peuvent enrayer le changement qu'ils honnissent. Raison aussi pour laquelle le complotisme échoue à expliquer les complots : précisément parce qu'il veut les expliquer a lie de reconnaître que toute explication, aussi pointue et lucide soit-elle, devra au final finir par reconnaître que l'explication d'un complot débouche sur la reconnaissance de son irresponsabilité, ce qui signifie que le déploiement d'un complot mène à son impersonnalité autant qu'en son manque de responsabilité.
Le mimétisme engendre un processus dans lequel les acteurs sont au service d'une mentalité qui leur est étrangère et qui n'appartient à personne d'autres. Elle n'est au service ni d'une inspiration divine, ni d'une ingérence diabolique. Faible, elle est destinée à échouer. C'est  d'ailleurs une des faiblesses du complotisme que de refuser la réalité historique : la toute-puissance qu'elle prête au caché ne s'applique pas au déroulement de l'histoire.
Quelle est la réalité de cette mentalité qui dessert les comploteurs? C'est une mentalité qui se dessert elle-même : si les complots échouent, c'est parce qu'ils servent l'échec, leur échec, mais aussi l'échec de la tentative d'empêcher le changement. En quoi le complot est de nature réactionnaire; et en quoi la réaction est vouée à l'échec.

lundi 15 septembre 2014

911 was a desperate housejob

Les sempiternelles commémorations du 11 Septembre permettent de rappeler à quel point l'ex VO, toujours présentée en Occident comme la VO, est fausse. C'est  un constat tout à fait juste, mais tout à fait insuffisant.
Alors que certains analystes ont produit tant de désinformation en faisant croire que le 911 résultait de forces mystérieuses, cette manière de se cantonner à cette VO désuète relève elle aussi de la désinformation patente.
Aujourd'hui, le public dispose de nombreux témoignages et documents pour savoir quelles pistes remonter. Petit rappel largement suffisant, quoique non exhaustif :

- Les familles des victimes protestent (si, si).
- Des députés (notamment Walter Jones, Thomas Massie et Stephen Lynch, deux républicains et un démocrate) protestent.
- Une résolution au Congrès (HR 428) est en attente, qui demande la déclassification des 28 pages décisives du rapport de la Commission parlementaire.

- Des journalistes protestent, comme :
ou

- Bob Graham, grande figure américaine des services secrets, de la vie politique et membre de la Commission 2004, proteste depuis longtemps, au moins 2012 (et sans que son intervention décisive ne soit relayée en France par les médias dominants) :
 - La justice américaine a rendu caduque cette VO, à tel point que la nouvelle VO aurait été taxée de complotiste si elle n'émanait d'organes aussi reconnus que la Cour suprême ou la deuxième Cour d'appel de New York :
Quelle est cette nouvelle VO déniée? Bien qu'elle doive encore être approfondie et que les commanditaires ne soient pas officiellement démasqués, les financements mènent vers l'Arabie saoudite, un allié des Etats-Unis.
Ce qui émerge est explosif. Comme toujours, la vérité qui ressort est déceptive par rapport aux grands mystères ronflants et après coup ridicules qui vont jusqu'à impliquer des forces occultes et surnaturelles comme les Illuminatis ou les reptiliens.
Il s'agit d'une banale trahison d'un Etat ami ayant mené à la mise en place du complot d'Etat dont les répercussions sur la marche du monde sont terribles. Tout le reste n'est que billevesées fumeuses.
L'indifférence face à la vérité de la part de ceux qui professent vouloir le plus la découvrir indique que ces pseudo-rebelles ne veulent pas découvrir la vérité, mais l'empêchent aux fins de se rendre intéressants.
Les sempiternels chercheurs de vérité relayent 13 ans après les faits les accusations contre l'Arabie saoudite comme si elles se situaient sur le même plan que les fadaises complotistes propagées notamment par des cercles d'extrême-droite.
Ces gens ont plus de responsabilité dans la désinformation que ceux qui ne voulant pas savoir ou refusant la vérité se montrent au moins conséquents, quoique condamnables.
Quant à ce qui importe vraiment, et dont tant veulent interdire la reconnaissance, c'est de reconnaître ENFIN la vérité maintenant qu'elle est (timidement) sortie, pour que la direction prise depuis lors ne débouche pas sur la guerre mondiale thermonucléaire.
Que fut le 911? L'événement traumatisant et catalyseur qui légitima le changement de stratégie mondiale, au départ baptisé guerre contre le terrorisme, dont le véritable but est d'endiguer le déclin des forces issues de l'Empire britannique au profit des nouvelles forces, dont la Russie, la Chine et l'Inde (plus largement, les pays dits émergents).
Ce sont des éléments particulièrement conservateurs de cette mouvance qui ont commandité le 911 pour rendre possible ce bouleversement.
Les plus réactionnaires de ces forces ne veulent pas de changement et éprouvent même de la nostalgie pour l'équilibre financier tel qu'il découla de la fin des accords de Bretton Woods et du Big Bang de la City.
Ceux qui se considèrent comme progressistes dans cette mentalité oligarchique sont prêts à suivre le changement d'influence qui est en passe de promouvoir la prééminence de la zone asiatique sur la zone occidentale. En gros, il sont prêts à déménager pour continuer leurs prospères affaires.
Si l'on suit cette mouvance, le monde basculera dans la guerre et l'oligarchie la plus brutale (la mentalité oligarchique étant une composante prégnante dans de nombreuses cultures, ce qui engendrerait un développement paradoxal, menant à son blocage rapide au nom de la sauvegarde des intérêts élitistes).

Il existe une autre possibilité : que le monde bascule dans le développement de tous par tous. C'est ce que veulent empêcher ceux qui ont promu le 911.
Si le monde se développe,
- soit il se développe contre les forces impérialistes en Occident, dont les principales proviennent de l'Empire britannique;
- soit l'Occident rejoint ce mouvement qui profite à tous, mais qui signerait la perte des intérêts oligarchiques, singulièrement dans l'Occident dominé par les intérêts financiers centrés autour de la City.
Ce mouvement n'est pas une utopie. Il a déjà été impulsé par les BRICS.

Je crains fort que l'avenir du monde passe par ce développement, le spectre de la guerre mondiale ne pouvant que le freiner. Reste à savoir si l'Occident saura en faire partie ou non. Telle est la vraie question : assiste-t-on à la fin de la civilisation occidentale ou à sa profonde mutation en universalisation?

lundi 1 septembre 2014

La morale

Peut-on se passer de la morale? C'est une position à la mode, en ce moment. Comme chez Rosset, qui propose de supprimer carrément la morale comme l'illusion des illusions. Selon cette conception, la morale devient moralisme. On peut faire remonter à Nietzsche cette tradition, sachant que Nietzsche nie moins la morale qu'il ne propose de la renverser.
Il est vrai que sa conception est assez contradictoire, comme souvent chez lui, puisque d'un côté, il reconnaît la morale (puisqu'il la renverse); mais de l'autre, il la classe dans les illusions, ce qui tendrait à lui refuser la catégorie de l'existence. Dans un cas, la morale existe; dans l'autre, elle n'existe pas.
La critique de la morale dans tous les cas ne permet guère de distinguer entre morale et moralisme. On a parfois l'impression que les deux termes font doublon. Les partisans de la morale peuvent estimer que si le Bien existe comme valeur intangible et essentielle, le moralisme serait l'attitude formaliste et hypocrite qui, comme chez Tartuffe, singe tout en faisant l'inverse.
Selon l'autre conception, ériger les valeurs morales en absolu, la définition devient épineuse. Soit la morale est relative aux normes humaines, auquel cas on voit mal sa différence avec l'éthique; soit la morale propose des critères absolus, auquel cas on voit mal sa différence avec le moralisme.
Cette absence de clarté a contribué à rendre la morale comme une conception peu claire dans l'époque contemporaine, au point que certains proposent de la supprimer au profit de l'éthique (la morale, extension grossière de l'éthique); tandis que d'autres considèrent la morale comme une supercherie inutile, ce qui est le point de vue d'un Rosset.
L'absence de morale implique qu'il n'y ait de réel que singulier. La singularité empêche toute tentative d'universalisation. Mais il s'agit d'un point de vue très radical, d'un nominalisme plus que contestable, qui n'est rigoureux que de manière interne, et que l'expérience quotidienne du réel, celle dont se réclame Rosset justement, contredit.
Est-ce une posture esthétique, pour tenir un rôle, celui qui a forgé ce système parce qu'il veut tenir en société une voie originale? En tout cas, cette voie s'avère singulière, au sens où seul Rosset peut l'emprunter et où d'éventuels épigones se condamneraient à la pure répétition tautologique, ce qui conduit la philosophie vers une impasse, plutôt que vers sa fin (son achèvement).
Quant au point de vue relatif de l'éthique (peu ou prou), il est celui d'un Aristote, quand il estime que le bien et le mal sont des valeurs relatives au monde de l'homme. Selon Aristote, le réel est fini, ce qui implique que les valeurs soient relatives à ce fini. Du coup, la généralisation dans le fini est possible, si elle fait de la morale un système de valeurs relatifs au point de vue rationnel que défend l'observateur, et qui peut fort bien varier selon le point de vue au sein du réel.
Aristote estime que la vérité existe, au sens où la vérité ne peut être envisagée au niveau de l'ensemble du réel, mais où un point de vue fini peut l'atteindre, comme l'homme. Aristote estimait qu'après lui, la philosophie aurait atteint sa fin - ou peu s'en faut. La différence entre un Protagoras et Aristote, c'est que Protagoras pense que la théorisation du fini n'est pas possible, tandis qu'Aristote fonde sur la légitimité de ce point précis la spécificité de la métaphysique.
La limite de la morale métaphysique, donc de l'éthique, est la même que la limite philosophique qu'affiche la métaphysique : elle porte sur le fini. Dire que ce qui est moral peut être ramené au fini déforme la conception de la morale, tout comme la conception du réel fini déforme la représentation du réel.
Si on ne peut se passer de la morale, le problème que pose la morale, et qui explique l'essor d'alternatives incomplètes, voire fumeuses, c'est son absence de définition. Une nouvelle fois, les problèmes qui touchent à la morale recoupent ceux de la philosophie. Ce, pour la raison que la morale consiste moins à hiérarchiser le comportement humain (en société) qu'à indexer les valeurs humaines aux valeurs du réel.
Dans un réel absurde, il est entendu que la morale n'a aucun intérêt; l'intérêt de la morale consiste à exprimer une hiérarchisation du réel, qui par ricochet seulement peut servir à organiser le monde de l'homme. La morale qui n'a pas pour fin l'intégralité du réel est une morale par provision, dont le propre est de ne pouvoir prétendre qu'à une position pragmatique et de court terme.
Où l'on voit que ce qui touche au réel dans son ensemble est seulement ce qui peut être tenu pour le réel et que le reste, les moyens, n'étant qu'une partie, aussi conséquente soit-elle, du réel, il n'est pas possible de dissocier la morale de la recherche philosophique.
La morale étant la considération particulière de ce qu'est la hiérarchie des valeurs, cette recherche consiste en une partie de la philosophie, mais pas en une partie indépendante de la partie principale, plutôt une partie relevant de l'ensemble. Dissocier la morale de la philosophie générale, c'est reconnaître que la morale est un genre qui, à force de ne pas s'attacher à l'ensemble, relève presque de la science-fiction.
De ce fait, la morale souffre de la mauvaise définition qu'elle propose et qui l'affecte de manière seconde, tout comme elle affecte en priorité la philosophie dans son ensemble : de même que la philosophie décrète que ce qui définit le réel est l'être sans définir l'être; de même la morale définit sa fin comme le Bien, alors qu'elle se révèle incapable de la définir.
Et si elle y était parvenue, jamais les contempteurs de la morale ne pourraient proposer leurs alternatives pour le moins inconséquentes (en gros : ce n'est pas en supprimant le problème qu'on le résout). Ce qui doit interpeler est que la morale reste aussi visiblement indéfinie; pas qu'elle doive du coup être tenue pour une illusion tenace.
La solution n'est donc pas de ne plus s'occuper de morale, mais de proposer une définition de la morale en s'attachant à respecter l'exigence de relier la morale à la philosophie générale (ce qui est une exigence affirmée du kalokagatos, mais qui tend à se déformer du fait de cette indéfinition). Dès lors, la définition de la morale ne peut être trouvée que si la définition de la philosophie est envisagée. Et l'on peut même estimer que la définition intermédiaire du Bien n'est pas à remettre en cause, au sens où elle ne sera résolue que le jour où la définition supérieure de l'Etre sera affrontée.
Quant à la tentative de chercher une hiérarchie des valeurs, elle apparaît nécessaire à l'exercice de la philosophie, de telle sorte que la morale est un complément inévitable de la philosophie. Ce n'est pas en cherchant une définition claire de la morale qu'on résoudra la problème de la morale, puisque ce dernier n'est pas un problème spécifique, mais un problème dérivé.
Résoudre la morale, c'est résoudre la philosophie. Ou plutôt, car la résolution n'est pas envisageable, tenter de la résoudre. L'erreur de la morale serait alors de s'attacher à proposer un comportement fondé sur la hiérarchie stable des valeurs; ce qui implique, non que la morale soit fluctuante dans ses fins, mais qu'elle conserve une identité de principes (le Bien) à travers les fluctuations du réel.
C'est toute la spécificité de la morale, qui fonde son existence propre, que de s'attacher à définir ce qui demeure Bien dans le réel malgré les changements. Dans une configuration où le réel possède cette faculté de fluctuance (la malléabilité), la définition du réel devient possible; sans quoi, elle est condamnée à l'impossibilité, ce qui constitue son triste cas actuel.
Dans une configuration où le réel serait défini de manière stable, la morale serait du moralisme pur et dur. Outre le fait que dans cette configuration, la stabilité ne peut aller de pair qu'avec l'indéfinition, les valeurs du moralisme sont elles parfaitement identifiées, puisque stables, quoique aussi parfaitement injustifiables, puisque indéfinies.
Le moralisme se fixe sur de fausses valeurs, qui se montrent d'autant plus sûres qu'elles n'ont pas d'existence effective. Mais les vraies valeurs morales visent à connecter l'homme au réel, en faisant du réel, non pas le domaine de l'étrange étrangéité, mais celui de l'interconnection. L'étude de la morale révèle, non pas que le réel réputé objectif serait une substance donnée et stable, mais, ce qui expliquerait la position quasi provocante du kantisme à cet égard, que le réel s'adapte en fonction de ce que les objets qui le composent font.
De ce point de vue, le réel est adaptable, et il n'est pas objectif a sens où il contiendrait une réalité donnée qui soit extérieure au point de vue intérieur. Les deux sont interconnectés sur la base de l'adaptabilité. C'est à la morale qu'incombe le rôle, à mon avis religieux, ce qui exhibe la religiosité que contient la philosophie, de déterminer les valeurs qui peuvent être exhumées de ce magma en constante mutabilité qu'est le réel et dont le seul donné est cette caractéristique de malléabilité aussi libérale (au sens littéral de : qui véhicule la liberté) que nécessaire.

jeudi 24 juillet 2014

Koffi Cadjehoun vous souhaite un bon mois de vacances et vous convie pour de prochaines aventures philosophiques dès la rentrée!

dimanche 20 juillet 2014

Oraison

C'est à la raison qu'il faut s'en prendre, non pas pour lui substituer un élément d'irrationnel, ou pour lui proposer un élément complet, mais borné, comme c'est le cas de Spinoza avec son désir, mais pour comprendre pourquoi elle ne parvient depuis son temps à débrouiller la mission qu'elle s'est assignée.
L'échec de la métaphysique signe l'échec du rationalisme naïf d'Aristote, qui estimait qu'il pourrait rationaliser le monde. Rationaliser signifie que la faculté de compter peut expliquer le monde. La raison est tenue par la pensée comme la fin des facultés humaines. Ce, d'autant plus depuis l'époque moderne. Depuis Descartes, en fait.
Ce que Descartes a fait, c'est accroître l'emprise du rationalisme sur la pensée, en distinguant justement entre entendement humain et entendement divin. La raison est une faculté humaine, qui fonctionne fort bien pour y voir plus clair dans l'environnement humain - dans les préoccupations humaines. Mais dès qu'on essaye d'appliquer la raison à des préoccupations qui sortent de ce périmètre, on se heurte aux limites de la raison.
Ces limites sont de deux ordres : les limites du rationalisme pur et les limites de ceux qui ont pensé qu'ils pouvaient appliquer la raison hors de son domaine strict d'application.
Les premiers sont les nihilistes; les seconds les ontologues. Les nihilistes n'ont pas les moyens de continuer en se présentant comme tels l'apologie de la raison, car si le rationalisme vient d'eux et s'ils sont rationalistes, ils ne cherchent pas à cacher ce qui environne le domaine du rationnel.
Le rationnel désigne la faculté qui permet à l'homme de comprendre le réel dans lequel il se meut et qui se nomme être. Mais la raison ne peut débrouiller ce qui dépasse l'être. Le réel qui n'est pas l'être n'est pas une part qui serait à côté de l'être, comme si l'être était une matière dont la densité interdisait qu'elle contienne autre chose.
La présentation strictement nihiliste aboutit à rendre la représentation absurde : la raison ne peut intervenir que dans le rayon de l'être, puisque le restant lui est étranger. Cette proposition aboutit à estimer que la raison est d'autant plus opérante à comprendre l'être qu'elle manque à connaître le restant du réel (tout ce qui n'est pas de l'être).
Du coup, la métaphysique surgit comme à la fois la réponse à ce problème du nihilisme et la réponse à l'ontologie. Qu'entend faire l'ontologie? Alors que le nihilisme identifie la raison comme la faculté qui s'applique seulement à l'être, l'ontologie estime au contraire que la raison peut s'appliquer à l'ensemble du réel, et pas seulement à l'être.
Comme la raison ne peut s'appliquer au réel qui n'est pas de l'être, il convient de la transformer en Raison, soit de considérer que l'être est complété par l'Etre et que la différence entre l'être et l'Etre, tout comme entre la Raison et la raison, c'est : l'homogénéité inexplicable.
Si l'on ne peut expliquer en quoi l'Etre diverge de l'être, reste à constater que les deux relèvent de la même catégorie, et que l'un englobe l'autre. C'est la doctrine que professait Platon. La Raison permet certes de légitimer l'entreprise de connaissance, rendue possible, mais la métaphysique propose une alternative qui est plus rigoureuse (elle définit clairement le domaine d'application, tandis que l'ontologie oscille toujours entre l'Etre indéfinissable et l'être incomplet).
Ce constat, les tenants de la métaphysique 1 l'ont établi en se disant que leur entreprise de connaissance serait supérieure avec la méthode métaphysique. Descartes intervient pour renouveler cette métaphysique obsolète, ce qui indique en passant, de manière capitale, que l'être tel qu'Aristote l'avait délimité et défini devient obsolète à l'époque de Descartes (au moins) et que être et autre réalité sont intimement liés, pas voisins.
Ce que propose Descartes, et qui explique pourquoi son renouvellement de la métaphysique va faire un véritable tabac, c'est que la raison s'occupe certes de l'être, mais que le domaine inintéressant du non-être chez Aristote (qu'il évacue en début d'analyse) devient chez lui un domaine qui est celui de Dieu. On pourrait penser que Descartes a résolu le problème et qu'il concilie la rigueur rationaliste avec le complément divin (qui plus est compatible avec le monothéisme, d'obédience catholique).
Il n'en est rien si l'on s'avise que le Dieu de Descartes n'est pas compatible avec le domaine de la raison. Dieu pourrait ainsi changer de manière miraculeuse le cours de l'être régi par le physique. Dieu peut tout aussi bien lever les contradictions. L'irrationalisme de Descartes montre qu'il n'a pas réussi à lever véritablement le problème soulevé par la métaphysique 1, mais qu'il l'a enfoui.
Le rationalisme constitue l'escroquerie qui dévoie la philosophie au sens où il découle de ce rôle que la métaphysique moderne accorde à la raison. Mais l'alternative ontologique ne réussit pas à faire mieux : elle remplace certes le divin irrationnel par un divin rationnel, qu'elle baptise du nom d'Etre et non de Dieu, mais un curieux rationnel, qui se révèle également inexplicable et indéfinissable.
L'ontologie est rationaliste en ce qu'elle estime que la raison constitue autant la fin de la connaissance humaine que la fin de l'intervention divine. Le nihilisme pense que la raison constitue la fin de la connaissance humaine seule, ce qui se révèle à peu près la démarche de la métaphysique 1, dont la particularité par rapport au nihilisme est de considérer que la connaissance de l'ensemble de l'être est possible, autrement dit que l'être est un domaine unique.
L'ontologie et le nihilisme révèlent leur parenté, autant que leur rivalité, à l'instar de Platon et Aristote. Leur opposition cache mal leur communauté de faiblesse : tous deux ne savent définir le réel, alors que c'est leur prétention.
La métaphysique 2 pensent que l'être est définissable par la raison et que pour le restant, si Dieu peut tout, son mode de fonctionnement est irrationnel. Cela revient à décréter que l'irrationnel est supérieur au rationnel, ce qui est une curieuse façon de considérer sa démarche comme rationnelle, mais par contre un excellent moyen d'empêcher la moindre explication de ce qui n'est pas de l'être ou du physique.
De ce point de vue, Descartes est plus nihiliste que chrétien.
Autant dire que la philosophie s'est égarée depuis le début de son apparition en édictant la raison comme la fin de sa démarche. C'est l'ensemble de la pensée depuis bien avant qui agit de même, la spécificité de la philosophie étant d'estimer qu'elle ne s'exprime que depuis la raison humaine, tandis que la pensée se déployait jusqu'alors à partir de la révélation.
La spécificité de la philosophie ferait de la philosophie une solution bâtarde de la révélation sauf si la fin de la philosophie n'a pas encore été bien comprise. De ce point de vue, ce qu'on nomme le rationalisme constitue une mauvaise compréhension de ce qu'est la philosophie et de ce qu'elle est appelée à devenir si elle comprend son véritable sens : ce à quoi mène le rationalisme.
La compréhension de ce que représente le rationalisme aboutit à se rendre compte que l'existence du rationalisme : c'est une faculté qui existe en vue d'une fin qui est extérieure à l'homme. Il faudrait s'aviser que le rationalisme tronque la philosophie et l'empêche d'exprimer sa propre identité.
La raison fait croire qu'elle peut expliquer le réel, alors que dès qu'elle est confrontée à ce qu'elle nomme l'infini, elle patine, bégaie et ne trouve comme pseudo-solution que de se réfugier derrière le négatif. Même le négatif n'est pas un élément rationnel, mais désigne un élément de réel qui est mal compris par le rationnel, et qui indique assez que le rationnel ne peut contacter certaines des dimensions de réel les plus pointues par rapport à ce que l'homme peut déjà apprendre.
Quand la raison patine, c'est qu'elle ne parvient pas à comprendre (et connaître) la fine pointe du réel. C'est donc qu'elle n'est pas la fin de la faculté humaine, sans quoi il faudrait penser que l'homme ne dispose pas des facultés pour comprendre le réel dans lequel il habite. On peut penser que l'homme ne dispose pas des facultés pour voir certaines parties inaperçues du réel, mais ce n'est pas la même chose que de tenir une faculté aussi importante que la raison pour inachevée et pourtant fin paradoxale et imparfaite de la pensée.
Si la raison est un moyen pour l'homme, le fait que la pensée ne s'en soit pas aperçue (autrement que pour verser dans l'irrationalisme) signifie que la raison suffisait à expliquer le réel tel qu'il se découvrait jusqu'à présent à l'homme. Réel dont on peut situer les frontières au monde (et auparavant à certaines de ses régions), alors qu'au moment où il s'ouvre vers l'espace, les frontières explosant, la raison semble soudain afficher ses limites.
Raison pour laquelle explose l'irrationalisme, contenu dans la métaphysique de manière fort présente dans le raisonnement d'un Descartes (Dieu est inexplicable, donc la partie du réel dite divine et majoritaire est inexplicable) et que l'immanentisme applique encore davantage en le rendant central de sa manière rationnelle de penser, de telle sorte que l'on fait de l'irrationnel le moteur du rationnel : le désir commande à la raison.
L'irrationalisme qui transparaît ici s'explique par la réaction face aux limites de la raison et du rationalisme de la métaphysique moderne de Descartes jusqu'au XIXème siècle. Les Schopenhauer, Nietzsche ou Freud (plus lointainement) sont des irrationalistes qui s'inspirent du précurseur Spinoza, disciple hérétique et radical du cartésianisme.
C'est une fausse piste, au sens où l'irrationalisme est un sentiment de réaction face aux limites du rationalisme. Mais le dépassement du rationalisme ne peut s'opérer que par la distinction et l'élection d'une faculté qui soit supérieure à la raison, mais non au sens où elle serait distincte. Au sens où sa supériorité prolonge la raison. La métaphysique autant que l'ontologie deviennent obsolètes. Le visage de la philosophie s'en trouve bouleversé au point que la philosophie acquiert une dimension cardinale. Elle n'est plus la béquille du monothéisme, ce qui ne pouvait que contenter des élitistes comme Nietzsche, mais elle est sa succession.
Qui continue et donne à la philosophie son universalité et sa religiosité propre? La créativité. La raison était une faculté qui s'attachait à comprendre l'état de ce qui est; la créativité est la faculté qui permet à ce qui est de se prolonger et plonger vers ce qui va être. Elle ne s'attache plus à l'être, mais aux conditions du changement : la malléabilité.