jeudi 16 janvier 2014

Par-delà la raison

L’une des caractéristiques de l’immanentisme entend subordonner la raison au désir. C’est l’idée selon laquelle les facultés intellectuelles sont subordonnées à l’emprise d’une faculté plus influente. Le but de ce postulat est d’expliquer pourquoi l’intelligence ne parvient pas à débrouiller le monde : parce qu’elle est subordonnée à un fonctionnement plus puissant qui la rend importante, mais secondaire. Évidemment, elle est déterminante quand elle se tient au service de cette faculté plus forte. 
Quelle est cette faculté? L’immanentisme identifie le désir, que par éloignement de l’intellectuel, on loge dans le physique. S’il s’agit d’établir un ordre, il est vague : on ne sait trop s’il est un ou multiple, vu que la question de l’unité du réel se trouve repositionnée au niveau de l’unité (polysémique) du désir. Or à quel niveau se positionne le désir? Au niveau individuel, là où la question du réel devient lointaine, voire secondaire. C’est avec désinvolture que Spinoza postule que le réel de nature immanente est incréé. L’incréation qui remplace l’infini ne s’en trouve pas davantage définie, mais cette question est secondaire : ce qui importe tourne autour du désir, dont le périmètre d’action relève de l’individuel. 
Du coup, ce qui compte, c’est la question éthique, qui se distingue de la morale, en ce que la morale prétend légiférer par rapport à l’ensemble du réel; quand l’éthique s’en tient à la sphère du désir. Le désir est singulier, au sens où sa multiplicité est secondaire et où la question de l’unité du réel importe peu. Ce qui compte, c’est l’unité du désir, et à ce niveau, le désir se révèle complet - singulier en ce sens.
Le choix du désir par rapport à la volonté exprime la démarcation avec Descartes. Ce dernier choisit une faculté encore trop intellectuelle, quand selon Spinoza, le réel ne peut être immanent que s’il est relié à l’homme par une faculté qui se tient au niveau du corps. Spinoza agit en lecteur attentif du Traité des passions, qui distingue les passions du corps de celles de l’âme, en montrant que le réel étendu se distingue du réel infini.
Le choix du désir est plus porteur que celui de Schopenhauer avec la volonté. Cette dernière est trop centrée sur l'homme et les animaux, quand le désir propose une vision immanentiste qui réconcilie le sujet avec son extériorité. L'immanentisme est consubstantiel au désir. Il ne garde de la substance du réel que l'immanentisme, soit que le réel se limite au physique. Que le réel du désir soit tel n'implique pas qu'il soit la fin du réel. En ce cas, le désir serait incomplet.
Sa complétude n'est envisageable que dans une configuration où il constitue la fin. Cet ordre n'est pas celui du transcendantalisme. Il est centré autour de ce que Spinoza nommera l'accroissement de la puissance, qui émane du sujet désirant. Derrière les discours de façade qui en masquent la signification, l'immanentisme ne peut que fonctionner selon l'ordre de la force. La loi du plus fort ressurgit derrière un vocabulaire un peu innovant.
Tout accroissement de la puissance du désir ne peut s'établir que dans une lutte entre les désirs, où les plus forts triompheront. Cela implique que le désir ne puisse désigner une réalité interindividuelle (ou intersingulière). Il est singulier : l'accroissement de sa puissance jamais collectif. Son ordre est individualiste. Pas dans le sens où l'individualisme serait un défaut, mais sa caractéristique et sa constante. Plus l'individualisme est exacerbé, plus il est bon - dominateur.
L'immanentisme depuis Spinoza ne peut être perçu comme généreux que dans une vision hallucinatoire, qui ressortit du même fantasme que celle présentant un Nietzsche de gauche (selon nos critères contemporains). La parenté entre Nietzsche et Spinoza ne va pas de soi : Spinoza fonde l'immanentisme, quand Nietzsche tente de le réformer - à perte et jusqu'à la folie. Nieztsche se situe alors (et déjà) au-delà du politique. Il ne peut plus proposer d'engagement politique, qui ruinerait sa réforme philosophique - quand Spinoza vend le libéralisme.
Qu’est-ce que le libéralisme, sinon l'expression de la loi du plus fort dans le domaine commercial? Pourquoi Spinoza établit-il une correspondance entre le libéralisme et son éthique? La raison se trouve au service du plus fort dans la mesure où elle sert le désir de l’ordre singulier. Quel est le déploiement de la raison quand elle se tient au service du désir? Comment, si elle est supérieure au désir, n’entraîne-t-elle pas sa transformation en quelque chose de supérieur? Comment peut-elle se trouver au service du désir? Qu’est-ce qu’un désir intelligent?
Le désir intelligent est le dominateur. L’intelligence, c’est dominer. La raison est domination. Mais cette raison qui sert le désir n’est pas celle qui cherche à comprendre le réel. La différence tient au statut du changement : la raison désirante accroît la puissance du désir, comme Spinoza le définit, quand la raison universelle cherche à accroître la connaissance humaine en tant qu’universel opposé au singulier.
La raison qui permet d’accroître le désir bloque la connaissance à la connaissance qui intéresse le désir (avec la question tant louée : que peut un corps?). Qu’est-ce qu’une raison désirante? Une raison qui se trouve façonnée par le désir, son univers et ses dimensions? C’est une raison qui entend dominer et qui ne fonctionne plus que selon la moitié de la définition qu’entend lui conférer Platon.
Selon Platon, et Parménide avant lui, la raison est ce qui permet de reconstituer la représentation déformée du réel dans le monde des sens en la reconnectant avec l’infini de l’Etre (expression intégrale du réel). La raison est l’instrument qui permet d’agrandir le monde de l’homme ou de la conscience, par une opération complexe de restitution de l’infiniment petit au sein du fini, puis par la transposition par prolongement des résultats obtenus sur l’infiniment grand supputé. 
La raison occupe une fonction dont la différence n’est pas alternative (une fonction assignée à la raison), mais tronquée (elle est centrée sur la partie monde de l’homme au sein du réel). L’immanentisme est fort rationnel, au sens où la raison s’exprime avec éclat dans le fini. Les nihilistes de tout poil le savaient et le proclamaient. Il suffit de se référer à l’intervention influente de la métaphysique, qui dès Aristote se réclame du rationalisme et de la scientificité, alors qu’on ne précise jamais qu’il s'agit d’une raison très spécifique qui est invoquée.
L’originalité de cette raison par rapport au statut de la raison transcendantaliste, d’expression ontologique dans la filiation ontologique (Parménide et Platon), c’est qu’elle permet d’accéder à la fin du réel, de telle sorte que le rationalisme se trouve davantage assumé par l’esprit du nihilisme que par celui de son concurrent originel, le transcendantalisme. Évidemment, la métaphysique se présente comme le compromis entre les deux tendances, mais la raison est l’expression attitrée du nihilisme, tandis que la raison transcendantaliste tend vers autre chose, au sens où elle ne constitue pas sa propre fin. Elle tend vers l’Etre (et ses synonymes : Idée, Forme...), ce qui implique que la raison n’est pas la fin du système transcendantaliste, dont l’ontologie est l’expression philosophique, mais qu’elle est au service d’une fin vague et indéfinissable. 
Du coup, le philosophe en vient à être fasciné par cette forme de philosophie (la métaphysique) qui privilégie la raison-fin. Il se pose des questions sur la forme concurrente (l’ontologie) qui se révèle incapable de définir la fin de la raison - et donc son objet. C’est le statut de la raison qu’il faut revoir, d’autant qu’elle concerne l’ensemble de la pensée, plus largement que la philosophie. Cette dernière se condamne à intégrer le nihilisme sous une forme inavouable en faisant de la raison la fin de son discours. Et tant pis si son discours a pour fin l’inconnu - elle rétablit encore plus le néant qu’elle rejette, ce qu’illustre l’embarras de Platon à la fin de son existence, dans le Sophiste.
On aboutit selon l’opposition transcendantalisme/nihilisme (ontologie/métaphysique dans son évolution philosophique) à l’opposition entre raison et raison. Chacun revendique la raison contre l’irraison, alors que l’irrationalisme se trouve intégré dans les deux systèmes, dans la métaphysique explicitement (chez Aristote, puis chez Descartes comme dire), mais dans l’ontologie sous la forme de l’indéfinition constitutive de l’Etre. C’est le signe que la raison n’est pas l’outil adapté pour produire de la pensée qui  définisse sa fin et invalide la présence irrationnelle du néant (ou de ses synonymes). Comment faire pour ne plus suivre la raison comme fin sans verser dans l’irrationalisme?
En se rendant compte que la raison n’est pas la fin, mais un instrument particulièrement important au service d’une faculté plus importante de l’homme, que ni les transcendantalistes, ni les nihilistes n’ont identifiée. Il est normal qu’ils aient retenu la raison comme fin du raisonnement émis par l’intelligence, car si la fin du réel est la constitution en ordre, la raison est ce qui permet de diviser, analyser et disséquer. 
Le réel est perçu comme l’ordre qui possède sa fin (ce qui est bien sûr le cas de l’être perçu comme fini, comme chez Aristote; mais c’est aussi le cas de l’Etre de Platon à partir du moment où il est entendu comme perfection). Mais si le réel doit être disséqué en vue d’une action précise qui consiste à l’étendre, le changer, bref s'il ne saurait être défini, alors il ne peut être réduit à la constitution en ordre - et la raison ne saurait être l’instrument de sa compréhension.

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