mercredi 26 février 2014

L’unicité du visible

Le pouvoir caché n’existe pas. Le propre du caché est d’être inférieur au visible. Le caché est soit ce qui peut être visible et qui n’est pas vu, soit la catégorie de ce qui a besoin de sa cacher pour rester invisible. Le caché désigne alors la réduction du visible à une niche réactionnaire, bientôt appelée à la disparition. Une forme sclérosée. 
L’invisible désigne une forme paradoxale, qui n’aurait pas accès à l’existence ou de manière détournée et inférieure. Le caché est la forme politique de l’invisible, à ceci près qu’il se présente comme un politique paradoxal, qui serait individualisé à la forme la plus minimaliste du politique et qui ne concernerait que quelques individus (la forme de l’élitisme le plus exacerbé, individualiste dans son élitisme).
Le pouvoir est l’antithèse du caché. Du fait que le caché se présente comme élitiste, il ne peut que concerner certains individus enfermés dans certaines chapelles. Mais le mensonge du caché consiste à laisser entendre que chaque chapelle serait l’unique ou la plus haute, alors que le propre du caché est de s’épanouir dans la multiplicité. Il n’est pas de caché unique. Sa singularité est d’être multiple. Il existe des myriades de formes cachées, qui toutes croient être, sinon l’unique, du moins la plus haute.
Mais le pouvoir n’existe pas en tant que caché, parce que le caché signifie le morcelé en myriades, en multiplicités innombrables. Le caché ne peut être le pouvoir, puisque le pouvoir exprime le processus inverse selon lequel il faut réunir les multiplicités en une forme unique, dont la singularité se trouve rehaussée par l’unicité. Au final, la singularité qui se trouve revendiquée comme la caractéristique des choses du réel par les nominalistes (et actuellement par Rosset, qui exprime la phase de l’immanentisme terminal) n’est pas la forme première du réel, puisque l’organisation politique montre que le plus important est l’unicification plus que la singularité.
Ce n’est pas que le politique soit l’expression la plus importante de l’homme, puisque je la tiens plutôt pour l’application dans le domaine de l’action et du sensible des principes abstraits définis (et trouvés) par les idées (ce qui montre que le réel est plus abstrait que donné et que le principe actif du réel n’est pas dans l’action, amis dans la réflexion, voire la réflection). Mais la politique est l’expression visible de l’idée selon laquelle le pouvoir ne peut être que visible, qu’il ne peut être caché.
Le pouvoir est l’émanation dans le domaine de l’organisation sociale du réel d’ordre idéel. Cette politisation de la société humaine signifie que l’homme n’est pas un animal comme les fourmis qui forment aussi une société, mais y ajoute un lien avec ce qui constitue le réel spécifique de l’homme et auquel les animaux n’ont pas accès : ce que Platon nomme l’infini et ce que j’appelle le malléable.
Le politique constitue l’expression de l’infini platonicien dans l’organisation sociale. De ce fait, le politique ne peut être caché, puisque soit ce caché doit apparaître, auquel cas le politique le fera apparaître d’un point de vue politique (il n’existe pas de caché au sens politique), soit il s’agit d’un caché de forme oligarchique qui exprime une infériorisation de la conception politique. Le caché politique peut exister, mais c’est une forme inférieure au pouvoir visible. 
On peut même dire que ce n’est pas un pouvoir digne de ce nom, au sens où il est contre l’unicité et signale l’éclatement de la multiplicité, avec un beau paradoxe : sa multiplicité s’accompagne de la revendication forcenée de son unicité, au motif qu’il serait le meilleur de toute cette multiplicité (et qu’à la limite, les innombrables concurrents relèveraient de l’imposture). Mais le meilleur du caché reste inférieur à la possibilité de pouvoir qui passe par le visible, aussi vrai que l’unicité et l’unité ne peuvent que découler du visible.
Le mythe du pouvoir caché découle d’une conception qui est favorable à l’oligarchie, alors qu’elle se prétend contestataire, du fait qu’elle dénoncerait les complots du pouvoir en place, dont la visibilité se trouve supplantée par le pouvoir caché, dont le propre étant de ne pas apparaître peut tout aussi bien ne jamais se trouver défini. La supercherie complotiste vient de cette béance et de cette latence entre ce qui est et ce qui n’est pas.
Ce qui est étant réputé inférieur à ce qui n’est pas, et qui n’est pas sous la forme platonicienne de l’autre et de la différence, ce qui n’est pas sera toujours plus intéressant que ce qui est, qui est moindre étant d'être, et présentera l’avantage d’être d’autant plus l’objet de fantasmes qu’il n’est rien d’autre que de l’autre. Le caché est supérieur au visible, au sens où le pouvoir est inférieur à la domination. Dès lors, le pouvoir n’est plus du pouvoir, du fait qu’il se trouve inférieur à la domination. 
Pour en arriver à ce genre d’équivalences, où l’infériorité est de la supériorité, il faut être en mesure de tordre le cou au principe de non-contradiction. La non-contradiction revient à chercher à trouver une hiérarchie qualitative dans le domaine de l’être, tandis que la contradiction implique justement que l’on puisse inverser la valeur, de telle sorte que le moins devienne supérieur au plus. Moins et plus en valeur qualitative signifient que l’inégalitarisme est le propre de l’être et que l’égalitarisme ne peut exister dans un monde de valeurs.
Ce qui peut exister est un monde de valeurs qui serait extensible (l’extensibilité joue le rôle de l’égalité mal définie). L’égalitarisme de la contradiction aboutit à détruire la valorisation de l’être pour permettre que l’on se situe dans un état d’indistinction et de destruction du sens qui pourrait fonctionner si ce qui n’est pas existe. Mais ce qui n’est pas existe sous quelque manière, et si ce qui n’est pas correspond à ce qui est malléable, il convient aussi que ce malléable s’imbrique dans l’être, ce qui implique que ce qui se veut indistinct, contradictoire opère sur la possibilité de jouer sur les deux tableaux.
Mais si ce qui n’est pas joue sur les deux tableaux, jouer sur les deux tableaux (être/n'être pas) revient à reconnaître que ce qui n'est pas est, étant entendu que ce qui n'est pas est autrement que s'il avançait en étant explicitement. Qu'est-ce que ce qui n'est pas? Ce qui n'est pas doit forcément intervenir dans le champ de l'être. Sous quelle forme? Sous la forme de l'avoir, ce qui signifie de l'être dégénéré et réduit. L'être-avoir signifie que l'être s'est figé en un domaine qui peut être délimité à un domaine restreint, facile à décompter. Ce qui n'est pas est avoir. C'est de l'être malhonnête en ce qu'il décrète que l'être n'existe pas en tant qu'il peut être deux choses contradictoires à la fois.
La malhonnêteté consiste à dire qu'une chose est ceci et cela, étant entendu que ceci est contradictoire de cela. L'avoir n'est pas contradictoire s'il n'est pas défini comme fin se substituant à l'être, mais l'être finit par avoir le dessus, tout comme l'honnêteté finit par avoir le dessus sur la malhonnêteté. Pourquoi? Parce que le réel est doté de la propriété de totalisation, selon laquelle il recouvre l'ensemble de ce qui est présent à son pouvoir - ce qui fait que rien ne peut se trouver qui ne soit réel. Quel est l'être de l'avoir? C'est l'autre contradictoire. L'autre est ce qui permet le changement. L'autre contradictoire est l'autre qui serait autre sans l'être, l'autre et le même. Comment ce prodige serait-il possible?
Ce serait un autre stabilisé, soit un élément qui serait coupé de son extériorité et qui serait un singulier seul. Un autre seul. Le singulier ici est revendiqué dans une solitude si extrême qu'elle est irréconciliable. Le non-être désigne l'impossibilité d'accéder à la valeur cardinale de l'être : la faculté à lier tous les singuliers entre eux, de telle sorte que l'on puisse glisser de l'un à l'autre et expliquer ainsi le changement. Le non-être ne comprend pas le changement, pas plus qu'il en comprend le lien entre l'un et l'autre. Il ne comprend que l'un et il isole l'un dans sa solitude. L'objet nihiliste n'est pas l'objet singulier, pour reprendre un titre de Rosset, l'immanentiste terminal, mais l'objet isolé.
Le tragique est le sentiment que ressent le nihiliste du non-être, au sens où il est tragique que tant d'objets soient isolés les uns des autres, sans aucune possibilité de réconciliation. La réconciliation passerait par le changement. Quand Platon définit le sophiste comme celui qui nie le changement, dans le Sophiste, à mon avis, il a raison. Quand Nietzsche définit le métaphysicien Parménide comme celui qui refuse le changement, il commet deux impostures : 
1) il définit Parménide comme métaphysicien, alors qu'il est ontologue : c'est juste deux engagements contraires!
2) il définit le changement comme l'essence de la doctrine immanentiste, prolongement du nihilisme, alors même qu'il confond le changement platonicien avec l'incertitude. 
Pour lui, le changement signifie la certitude. La certitude désigne l'immobilité, tandis que l'incertitude désignerait le changement. Mais ce qui change chez Platon est le lien qui définit l'être entre les êtres (Heidegger dirait : les étants). Alors que le lien n'existe plus dans le nihilisme, qui remplace le lien par la domination obligatoire entre des étants qui sont dépourvus de lien entre eux.
Reste à relier la malhonnêteté avec la domination : il est normal de se montrer malhonnête, ainsi qu'y convie Nietzsche avec son apologie radicale et enflammée de l'amoralité et du renversement de toutes les valeurs, puisque le seul moyen d'être ceci et cela consiste à prendre la place de l'autre par la domination. Le coup de force contre l'état des choses revendique, rien moins, que de pouvoir être deux choses antithétiques. 
Mais si ce courant appelle à renverser le pouvoir au nom de l'erreur de la conception classique et majoritaire, elle montre bien vite ses limites à l'analyse : ce qui est caché peut se targuer d'être supérieur à ce qui est visible, il n'en reste pas moins que ce qui est caché ne pourrait tenir que s'il est capable d'être ceci et cela, d'être deux choses à la fois, d'être le même et l'autre, ce qui implique que ce soit l'un et son contraire qui soit ici réconcilié, au nom du fait que la domination ne peut se faire que par la réunion des contraires, non par la réconciliation, mais par la destruction (conséquence de toute domination).
C'est ici que le bât blesse : ce projet n'est pas conséquent. Le pouvoir caché ne peut être supérieur au pouvoir visible. Pour ce faire, il faudrait au moins que le caché pût être un pouvoir. Or il n'est pas un pouvoir, mais une entreprise d'isolement, qui se répercute par la lecture politique d'une dissémination. La dissémination correspond dans le décodeur politique à l'isolement philosophique. Le caché n'est pas un pouvoir, car le pouvoir implique de crée un lien à l'intérieur de la sphère de l'être.
Le caché n'est pouvoir que si on considère que le contradictoire est la norme qui sanctionne le fonctionnement du réel. La cohérence veut que le pouvoir ne soit pas caché et que le caché ne puisse être - pouvoir. Le complotisme est une grille de lecture qui est incohérente en ce qu'elle exprime le plus visible de l'incohérence. Incohérence qui remonte au nihilisme et dont on retrouve la trace la plus prégnante dans la modernité avec l'immanentisme. 
Et l'incohérence se fait au nom de la cohérence, je veux dire du réel : c'est au nom du réalisme le plus immédiat et rigoureux que l'on fait passer l'incohérence du non-être. Le non-être ne dissout pas l'être, mais décrète, au nom de la modération, que ce qui est ne peut que coexister avec ce qui n'est pas.

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