lundi 1 septembre 2014

La morale

Peut-on se passer de la morale? C'est une position à la mode, en ce moment. Comme chez Rosset, qui propose de supprimer carrément la morale comme l'illusion des illusions. Selon cette conception, la morale devient moralisme. On peut faire remonter à Nietzsche cette tradition, sachant que Nietzsche nie moins la morale qu'il ne propose de la renverser.
Il est vrai que sa conception est assez contradictoire, comme souvent chez lui, puisque d'un côté, il reconnaît la morale (puisqu'il la renverse); mais de l'autre, il la classe dans les illusions, ce qui tendrait à lui refuser la catégorie de l'existence. Dans un cas, la morale existe; dans l'autre, elle n'existe pas.
La critique de la morale dans tous les cas ne permet guère de distinguer entre morale et moralisme. On a parfois l'impression que les deux termes font doublon. Les partisans de la morale peuvent estimer que si le Bien existe comme valeur intangible et essentielle, le moralisme serait l'attitude formaliste et hypocrite qui, comme chez Tartuffe, singe tout en faisant l'inverse.
Selon l'autre conception, ériger les valeurs morales en absolu, la définition devient épineuse. Soit la morale est relative aux normes humaines, auquel cas on voit mal sa différence avec l'éthique; soit la morale propose des critères absolus, auquel cas on voit mal sa différence avec le moralisme.
Cette absence de clarté a contribué à rendre la morale comme une conception peu claire dans l'époque contemporaine, au point que certains proposent de la supprimer au profit de l'éthique (la morale, extension grossière de l'éthique); tandis que d'autres considèrent la morale comme une supercherie inutile, ce qui est le point de vue d'un Rosset.
L'absence de morale implique qu'il n'y ait de réel que singulier. La singularité empêche toute tentative d'universalisation. Mais il s'agit d'un point de vue très radical, d'un nominalisme plus que contestable, qui n'est rigoureux que de manière interne, et que l'expérience quotidienne du réel, celle dont se réclame Rosset justement, contredit.
Est-ce une posture esthétique, pour tenir un rôle, celui qui a forgé ce système parce qu'il veut tenir en société une voie originale? En tout cas, cette voie s'avère singulière, au sens où seul Rosset peut l'emprunter et où d'éventuels épigones se condamneraient à la pure répétition tautologique, ce qui conduit la philosophie vers une impasse, plutôt que vers sa fin (son achèvement).
Quant au point de vue relatif de l'éthique (peu ou prou), il est celui d'un Aristote, quand il estime que le bien et le mal sont des valeurs relatives au monde de l'homme. Selon Aristote, le réel est fini, ce qui implique que les valeurs soient relatives à ce fini. Du coup, la généralisation dans le fini est possible, si elle fait de la morale un système de valeurs relatifs au point de vue rationnel que défend l'observateur, et qui peut fort bien varier selon le point de vue au sein du réel.
Aristote estime que la vérité existe, au sens où la vérité ne peut être envisagée au niveau de l'ensemble du réel, mais où un point de vue fini peut l'atteindre, comme l'homme. Aristote estimait qu'après lui, la philosophie aurait atteint sa fin - ou peu s'en faut. La différence entre un Protagoras et Aristote, c'est que Protagoras pense que la théorisation du fini n'est pas possible, tandis qu'Aristote fonde sur la légitimité de ce point précis la spécificité de la métaphysique.
La limite de la morale métaphysique, donc de l'éthique, est la même que la limite philosophique qu'affiche la métaphysique : elle porte sur le fini. Dire que ce qui est moral peut être ramené au fini déforme la conception de la morale, tout comme la conception du réel fini déforme la représentation du réel.
Si on ne peut se passer de la morale, le problème que pose la morale, et qui explique l'essor d'alternatives incomplètes, voire fumeuses, c'est son absence de définition. Une nouvelle fois, les problèmes qui touchent à la morale recoupent ceux de la philosophie. Ce, pour la raison que la morale consiste moins à hiérarchiser le comportement humain (en société) qu'à indexer les valeurs humaines aux valeurs du réel.
Dans un réel absurde, il est entendu que la morale n'a aucun intérêt; l'intérêt de la morale consiste à exprimer une hiérarchisation du réel, qui par ricochet seulement peut servir à organiser le monde de l'homme. La morale qui n'a pas pour fin l'intégralité du réel est une morale par provision, dont le propre est de ne pouvoir prétendre qu'à une position pragmatique et de court terme.
Où l'on voit que ce qui touche au réel dans son ensemble est seulement ce qui peut être tenu pour le réel et que le reste, les moyens, n'étant qu'une partie, aussi conséquente soit-elle, du réel, il n'est pas possible de dissocier la morale de la recherche philosophique.
La morale étant la considération particulière de ce qu'est la hiérarchie des valeurs, cette recherche consiste en une partie de la philosophie, mais pas en une partie indépendante de la partie principale, plutôt une partie relevant de l'ensemble. Dissocier la morale de la philosophie générale, c'est reconnaître que la morale est un genre qui, à force de ne pas s'attacher à l'ensemble, relève presque de la science-fiction.
De ce fait, la morale souffre de la mauvaise définition qu'elle propose et qui l'affecte de manière seconde, tout comme elle affecte en priorité la philosophie dans son ensemble : de même que la philosophie décrète que ce qui définit le réel est l'être sans définir l'être; de même la morale définit sa fin comme le Bien, alors qu'elle se révèle incapable de la définir.
Et si elle y était parvenue, jamais les contempteurs de la morale ne pourraient proposer leurs alternatives pour le moins inconséquentes (en gros : ce n'est pas en supprimant le problème qu'on le résout). Ce qui doit interpeler est que la morale reste aussi visiblement indéfinie; pas qu'elle doive du coup être tenue pour une illusion tenace.
La solution n'est donc pas de ne plus s'occuper de morale, mais de proposer une définition de la morale en s'attachant à respecter l'exigence de relier la morale à la philosophie générale (ce qui est une exigence affirmée du kalokagatos, mais qui tend à se déformer du fait de cette indéfinition). Dès lors, la définition de la morale ne peut être trouvée que si la définition de la philosophie est envisagée. Et l'on peut même estimer que la définition intermédiaire du Bien n'est pas à remettre en cause, au sens où elle ne sera résolue que le jour où la définition supérieure de l'Etre sera affrontée.
Quant à la tentative de chercher une hiérarchie des valeurs, elle apparaît nécessaire à l'exercice de la philosophie, de telle sorte que la morale est un complément inévitable de la philosophie. Ce n'est pas en cherchant une définition claire de la morale qu'on résoudra la problème de la morale, puisque ce dernier n'est pas un problème spécifique, mais un problème dérivé.
Résoudre la morale, c'est résoudre la philosophie. Ou plutôt, car la résolution n'est pas envisageable, tenter de la résoudre. L'erreur de la morale serait alors de s'attacher à proposer un comportement fondé sur la hiérarchie stable des valeurs; ce qui implique, non que la morale soit fluctuante dans ses fins, mais qu'elle conserve une identité de principes (le Bien) à travers les fluctuations du réel.
C'est toute la spécificité de la morale, qui fonde son existence propre, que de s'attacher à définir ce qui demeure Bien dans le réel malgré les changements. Dans une configuration où le réel possède cette faculté de fluctuance (la malléabilité), la définition du réel devient possible; sans quoi, elle est condamnée à l'impossibilité, ce qui constitue son triste cas actuel.
Dans une configuration où le réel serait défini de manière stable, la morale serait du moralisme pur et dur. Outre le fait que dans cette configuration, la stabilité ne peut aller de pair qu'avec l'indéfinition, les valeurs du moralisme sont elles parfaitement identifiées, puisque stables, quoique aussi parfaitement injustifiables, puisque indéfinies.
Le moralisme se fixe sur de fausses valeurs, qui se montrent d'autant plus sûres qu'elles n'ont pas d'existence effective. Mais les vraies valeurs morales visent à connecter l'homme au réel, en faisant du réel, non pas le domaine de l'étrange étrangéité, mais celui de l'interconnection. L'étude de la morale révèle, non pas que le réel réputé objectif serait une substance donnée et stable, mais, ce qui expliquerait la position quasi provocante du kantisme à cet égard, que le réel s'adapte en fonction de ce que les objets qui le composent font.
De ce point de vue, le réel est adaptable, et il n'est pas objectif a sens où il contiendrait une réalité donnée qui soit extérieure au point de vue intérieur. Les deux sont interconnectés sur la base de l'adaptabilité. C'est à la morale qu'incombe le rôle, à mon avis religieux, ce qui exhibe la religiosité que contient la philosophie, de déterminer les valeurs qui peuvent être exhumées de ce magma en constante mutabilité qu'est le réel et dont le seul donné est cette caractéristique de malléabilité aussi libérale (au sens littéral de : qui véhicule la liberté) que nécessaire.

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