dimanche 2 novembre 2014

En agonie

Il est étrange quand même d'accorder une telle place philosophique à Heidegger. Non qu'il ne faille en parler, ni lui trouver de l'intérêt, car ce cas philosophique est intéressant, toujours cultivé; mais que son intérêt principal n'est jamais remarqué : Heidegger vaut comme symptôme. 
Comment peut-on développer une philosophie qui se borne à sortir des propositions pour le moins alambiquées, selon lesquelles le positif serait la conscience du négatif, soit, si l'on prend soin d'analyser pareille proposition, du négatif supérieur? Si tant est que le négatif soit du chaos ou du désordre, le positif serait ce qui dans le négatif trouve à s'assembler en ordre, de manière aussi mécanique que miraculeuse.
Mécanique : aucune action consciente, mue par la volonté, dans cet agrégat, mais de - l'impersonnel.
Miraculeuse : on comprend que l'ordre créé dans un monde de chaos relève du miracle et se pare de l'arrogance de qui pense pouvoir tout se permettre dans ces conditions d'excellence rare. 
Heidegger était un personnage tellement imprégné par le sentiment de son exceptionnelle intelligence qu'il se permit toutes les monstruosités avec bonne foi. Cette perversion morale, justifiant qu'on fasse le mal au nom de sa supériorité, se manifestait par sa théorie selon laquelle la pensée relève de l'acte destructeur.
C'est ici qu'intervient la défense forcenée de Heidegger par les tenants de l'ordre moral, selon lesquels la culpabilité de Heidegger, son adhésion d'un temps au nazisme et son antisémitisme carabiné (dont le terme plus exact serait judéophobie) témoigneraient du fait qu'on peut être un grand philosophe tout en étant un salaud sartrien.
Dans ces conditions, qu'est-ce qu'être philosophe? C'est croire que le réel dans son ensemble fonctionne de manière déconnectée de ses parties. 
Être un salaud, c'est mal se comporter individuellement, sur le plan social ou politique. Mais cela n'affecte en aucun cas le niveau supérieur de type philosophique. Pourtant, si l'on s'avise que toutes les parties sont interconnectées, même de manière non linéaire, plutôt de façon singulière, cette vision ne tient pas - par contre elle en dit long sur la mentalité qui sévit dans l'histoire de la philosophie, selon laquelle un bon auteur permet de commenter, et tant pis s'il dit des choses rebattues ou professe la violence.
Heidegger n'est pas un mauvais philosophe, mais est le symptôme de la métaphysique en agonie. Les idées que défend Heidegger sont symptomatiques d'une mentalité selon laquelle les choses arrivent de manière hasardeuse - et seule vaut au fond sa petite personne. Rien n'a de sens, puisque tout est aléatoire. C'est alors que Heidegger peut louer le tout petit nombre des penseurs authentiques comme seuls symboles du Dasein, bien davantage que les hommes dans leur majorité moutonnière et médiocre (ce qui suffit à banaliser les massacres de masse, puisque tout ce qui est en grand nombre se révèle sans valeur).
Heidegger n'est pas un nazi, pas davantage qu’il n'est une crapule politique ou morale. Le constat de sa crapulerie morale doit être connectée, n'en déplaise à ses adorateurs, inconscientes de ce qu'ils montrent de leur propre monstruosité, à ce que signifient ses idées. On dispose dans la sphère politique d'un terme adéquat pour définir ce que fut Heidegger : un oligarque, partisan du système oligarchique le plus forcené et destructeur que fut le nazisme.
Mais la langue n'a pas créé d'équivalent philosophique à ce terme politique : je propose élitisme en attendant mieux, pour que l'on comprenne que l'élitisme de Heidegger a cru trouver un terrain d'expression politique dans le nazisme, tout en étant de dimension philosophique, et pas politique. L'élitisme de Heidegger était si carabiné, ainsi qu'en témoigne sa définition du Dasein, qu'il ne pouvait trouver un moyen d'expression que dans une forme oligarchique virulente, comme le fut le nazisme.
Alors que la pensée de Heidegger se déploie sur fond de restauration métaphysique (la phénoménologie), qui laisse croire aux commentateurs que leur terrain de jeu va se redéployer à l'infini, Heidegger apparaît au contraire comme le fossoyeur de la métaphysique parce qu'il n'est nul moyen de ranimer ce grand corps malade.
La métaphysique a toujours consisté à miser sur une partie contre le tout et à organiser la pensée sur le mode de l'antagonisme essentiel et définitif. Avec Aristote, c'est l'être contre le non-être. Avec Descartes, ce sera le cogito contre l'extérieur (puisque l’extérieur ne peut jamais être connu avec autant de perfection que son intérieur). L'évolution entre les deux grands représentants de la métaphysique est déjà palpable.
Heidegger pourrait être le troisième terme. Quand il reprend Nietzsche, c'est du fait d'une communauté philosophique : les deux sont des oligarques furibards, autant que des élitistes passionnels. Ce n'est pas un hasard si Nietzsche fut repris autant que déformé par les nazis. Si les nazis ne pouvaient comprendre un penseur aussi peu systématique et conventionnel, en revanche, ils avaient bien perçu que notre philosophe était oligarque autant qu'élitiste.
La seule différence est qu'il ne se tenait pas sur leur ligne exacte. Pour le reste, le lien était identique : idem avec Heidegger, qui est un métaphysicien reprenant Nieztcshe sans s'apercevoir que ce dernier n'est pas métaphysicien, mais un poète immanentiste victime d’avoir voulu penser avec conséquence l’inconséquence (il en perdra la raison). Heidegger est le destructeur parmi les métaphysiciens, au sens où il oppose désormais le Dasein au néant. 
Plus de problème de liaison entre l'intérieur et l'extérieur comme chez Descartes. Le Dasein réconcilie les deux. Mais à quel prix? Ce n'est pas le cogito universellement envisagé, comme chez Descartes, c'est quelques cogitos dans toute l'histoire humaine; et ce n'est plus l'Etre qui est universellement considéré, c'est seulement l'Etre tel qu'il apparaît dans le moment de son dévoilement, seulement dans sa forme la plus étroite, puisqu'elle n'est pas accessible aux étants, seulement à quelques exceptions, qui, loin de confirmer la règle, la façonnent plutôt.
Heidegger annonce la destruction, et c'est en ce sens qu’il a vu dans Nietzsche une source d'inspiration, sauf que Nietzsche, idéaliste dans son anti-idéalisme forcené, voulut créer une approche qui fut conséquente et qui, si elle l'eût été, aurait été rien de moins qu'antichrétienne et fort christique - alors que Heidegger déploie un système de métaphysicien rêvant comme tout bon métaphysicien depuis Hegel de clore la métaphysique en en sortant.
Que restera-t-il de Heidegger une fois que les mirages de la poursuite inconsidérée de la philosophie auront été dissipés et que l'on ne croira plus avec tant de naïveté que l'on peut sans problème, voire à bon droit, déconnecter la pratique de la philosophie de son comportement moral ou de ses engagements politiques? Non pas rien, mais une sommes de propositions monstrueuses, dont il conviendra de prendre exemple pour ne pas recommencer la même errance.

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