mardi 7 avril 2015

Le mythe de l'extériorité

Une des principales questions que pose le réel est : est-ce que ce que nous nommons le réel en est la dernière couche, sachant que notre réalité, étant composés de micro-corps que nous discernons de plus, est composée de couches inférieures, qui à l'étude (microscopique) se révèlent, sinon infinies, du moins, innombrables? Dans ce cas, qui nous dit que nous ne sommes pas à notre tour enveloppés par une multitude d'autres couches, de niveaux supérieurs?
Cette hypothèse, loin de rétablir l'infini, l'explique : si nous ne parvenons à définir l'infini, c'est qu'il n'existe pas, ce qui implique que cette organisation importante, mais enveloppée; soit développée et soit finie : les strates sont finies, parce que leur disposition d'ensemble, en poupées russes, l'est aussi. 
Dès lors, si l'ensemble est tel, quelle place y occupons-nous? Quand les grands prêtres égyptiens prétendaient que nous nous situons dans l'ultime enveloppe de cette structure, avant les dieux, ils n'apportaient aucune explication tangible. Voilà qui impliquerait a minima que cet infini divin recouvre les couches multiples, mais finies, et qu'il les complète. 
Cette explication pose plus de questions qu'elle n'en résout, car ce divin, qui désigne l'infini enserrant les strates finies dont notre monde, n'est pas défini dans ce schéma. Il demeure inexplicable et mystérieux. Pourtant, il faut expliquer quelle est la forme du réel, en quoi notre vision en est une partie, non au nom de la raison, qui ne peut pas comprendre à l'infini, ni de manière négative, mais au nom de la faculté de créativité, qui est supérieure à la raison et qui constitue le terme de la pensée.
Si nous faisons partie d'un corps plus grand que nous, qui nous englobe, comment expliquer que cet enchâssement soit seulement fini et qu'aucun terme ne vienne le compléter une bonne fois pour toutes, ce qui implique qu'il soit d'une autre dimension que l'être fini, sans quoi l’infini se résumerait à un absurde et interminable défilé d’enchâssements infinis? 
Et s'il n'est pas cet indéfini fini, qu'est-ce que l'infini, sinon un pur incompréhensible du point de vue de la raison? Et si c'est l'infini du monde divin qui vient clore l’enchâssement fini, qu'est-ce que le divin? L’explication par l’enchâssement, si elle a le mérite de proposer une explication à nos limites de compréhension, pose par la suite plus de questions qu'elle n'en résout.
L’enchâssement peut bien constituer une hypothèse d’explication, celle-ci demeure physique et cantonnée à l'être, au sens où l'on voit qu'il faut en sortir pour expliquer l'infini, sans quoi on tombe dans l'indéfini, superposition de finis, ce qui n'est pas satisfaisant pour l'intelligence qui a soif d'explication.
L'infini est ce qui doit expliquer le fini, mais ce faisant, on ne fait que repousser la difficulté d'un cran. De ce fait, l’infini ne désigne jamais que ce qui n'est pas fini et qui est nécessaire à l’explication du réel. Il faut définir l'infini, et c'est seulement ainsi que l'on pourra proposer une définition du réel qui, aussi approximative soit-elle, se montre pour la première fois positive.
L'infini n'étant que ce qui n'est pas fini, rien n'indique qu'il soit ce complément au fini se plaçant sur un plan homogène, comme l'ensemble des penseurs l'a supputé jusqu’à ce jour (l'identité étant expliqué par l'homogénéité, dont la différence se produit sur le mode transcendantal). Le problème apparaît quand on s'avise que ce modèle n'explique rien, parce qu'il n'est pas explicable.
Il ne fait que déplacer le problème, en le posant avec plus d'acuité, parce que le problème est exposé correctement, quand on précise qu'on ne peut penser l'infini selon les termes de l'être fini. Il n'existe pas d'infini qui complète le fini de manière finie. Le seul moyen de sortir de cette situation insoluble est de trouver une alternative à ce qui a été proposé d'impossible, et qui consiste en deux voies : soit l'infini n'existe pas, voie aristotélicienne (ce qu'on ne dit jamais, au profit d'une version de rationalisme absolu); soit l'infini est construit en homogénéité, sur le mode de l’Être transcendant à l'être.
Le premier cas, métaphysique, se confond avec le second, ontologique, au sens où, dans l'option où seul l'être peut exister, il n'existe pas d'alternative autre que négative, comme le non-être (selon les termes introducteurs d'Aristote). Pour qu'une alternative positive soit trouvée, il faut accepter de sortir de la mentalité transcendantaliste, ce qui n'a jamais été osé jusqu'à présent, pour cause d'inconnu et de sentiment de faiblesse (ne risque-t-on pas de découvrir que le réel est plus menaçant que celui qui nous est familier et de ce fait ne vaut-il pas mieux en rester - là?).
Pour autant, cette hypothèse, encore inexplorée, inconnue et, du coup, incomprise, permet d'approcher pourquoi le fini ne trouve pas de complément de type infini tant qu'on en reste au mode homogène - tout simplement parce qu’il n'en existe pas. Ce qui existe, de manière approximative, sous le terme d'infini et qui donc n'est pas fini, c'est une propriété d'extensibilité, différente de l'être, parce que l'être se pose comme de la matière, tandis que l'extensible (ou le malléable) est une propriété dont la présence est interne.
Normal qu'on cherche l’infini et qu'on ne le trouve pas : le complément étant en effet différent, mais compatible, il devient dès lors plausible - et compréhensible. La question qui nous occupe devient claire : quelle que soit la position que nous occupons au sein du réel, le fini est potentiellement environné d'extensible. 
Quant à savoir si nous sommes le dernier niveau de l’enchâssement réel, ou si nous aussi sommes englobés par un ou des corps supérieurs, notre niveau de réalité est composé d'infiniment petit, tandis que l’infiniment grand qui constitue son extérieur inconcevable semble plus relever de l'indéfiniment grand que d'une vaste étendue infinie qui constituerait le dernier niveau. Du coup, ce qui serait cet infini serait au mieux de l'indéfini  - et ce que nous prenons pour "enchevêtrement" d'être relève d'une déformation de représentation.
Si l'être s'avère fini, il faut bien qu'il cède la place à autre chose. Si nous nous représentons cet autre comme homogène avec l'être, cette hypothèse constitue une contradiction dans les termes. Soit nous allons   la représentation immanente, auquel cas l'Être sera indéfini; soit le transcendantalisme prévient l'objection sans apporter de réponse alternative cohérente, avec l’Être qui diffère de l'être, mais ne parvient pas à être défini.
Si nous cherchons une réponse véritable, qui sorte de la contradiction, l'option douée de cohérence que nous entrevoyons consiste à réfuter l'hypothèse de l’homogénéité, bien qu'elle ait toujours été admise. Voilà qui implique que le critère de l'autorité ou de la tradition soit valide. Il faut sortir des chemins battus quand ils ne mènent nulle part et alors opter pour l'alternative du principe de malléabilité, en précisant qu'elle elle interne à l'être, et non située à l'extérieur, que ce soit de manière transcendante, immanente ou autre, comme si l'extérieur de ce qui est pouvait constituer encore une étendue de quelque nature que ce soit!
Nous mesurons à quel point le dogme selon lequel il y aurait autre chose que de l'être, mais que cette manifestation devrait relever de l'étendue, se révèle fallacieuse, quelque chose comme ontocentrique. En réalité, si nous ne parvenons à concevoir d’extériorité à l'être, c'est qu'il n'en existe pas, parce que l'espace ou l'étendue sont propres à l'être. Du coup, il serait absurde d'imaginer de l'espace sans être. 
S'il n'existe pas d'extériorité à l'être, pas plus d’Être qu'autre chose, c'est qu'il existe seulement de l'être fini. Et si le complément à l'être ne se situe pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de l'être, il ne saurait relever de l'étendue, mais explique par sa différence pourquoi il n'est pas d'extériorité au fini : 
1) parce que le complément lui est interne et différent,
2) et parce que la complétude est une illusion, comme si l'infini désignait ce qui est incomplet, par rapport au fini.
Dès lors, ce qui complète l'être n'est pas complément en tant qu'étendue, donc en tant qu'être, mais en tant que domaine de contradiction qui, ne pouvant donner lieu à de l'existence, est l’aiguillon qui permet la persistance du réel. On comprend que des philosophes comme les néo-platoniciens aient identifié dans le changement le principe de définition de l'être ou de la réalité. Car le changement est la conséquence visible de cette propriété de malléabilité, qui fait changer ce qui est sans raison discernable au sein de l'être parce que l'être n'est pas l'unique structure du réel.
L'être est toujours suffisant, s'il n'est complet, parce qu'il se trouve mû par quelque chose qui, au lieu de le compléter de manière statique, le meut de manière dynamique, ce qui est pris physiquement pour du changement (et qui l'est bien, mais pas dans une perspective d'être). La résolution de l'énigme de la complétude passe par la révocation des explications jusqu'alors admises et par le changement de perspective.
Il faut admettre que la perception selon l'être n'est valable que pour l'être et que l'ensemble du réel n'est pas seulement tissé de réel. Dans ce cas, on peut expliquer que l'être soit fini, incomplet et n'ait pas besoin de complétude. Car la complétude ne vaut que sur un niveau d'explication homogène et statique.
Du coup, la création de l'être va de pair avec le principe qui le définit : l'identité et la non-contradiction - et, pour se déployer en déjouant la contradiction "reconstituée", la structure de l'être s'ordonne selon le modèle des poupées russes, où un niveau fini de réalité se trouve toujours englobé par son supérieur, sans quoi si l'être demeurait sur le même niveau, jamais il ne se dépêtrerait de la contradiction. Mais si le réel en se constituant en être enchâssé résout son problème de viabilité, il n'en devient pas pour autant "infini", comme l'ont supputé tous les penseurs jusqu'à présent (du fait de leur vision univoque du cosmos).
C'est un réel fini et pourtant suffisant, dont la pérennité est garantie par le principe de différence qui le vivifie et lui permet de ne pas disparaître. L'être se renouvelle, ce qui explique qu'il puisse ne pas être complet - tout comme il n'existe pas d'extériorité à l'être fini, ce qui ne constitue une énigme insoluble que selon l'optique de l'infini homogène au fini, qui impliquerait alors une étendue infinie, contradiction dans les termes, l'étendue ne pouvant qu'être finie - envisagée infinie, elle bégaye.
L'infini s'avère faux chaque fois qu'il est envisagé en termes de fini, comme si l'infini constituait le prolongement du fini. Moyennant quoi il n'a jamais été compris - et pour cause. L'infini ne peut être approché que si on ne se contente pas d'une vague définition négative (à laquelle Descartes a répondu par un surplus d'obscurité sémantique et de redoublement négatif, avec son indéfini). Il importe de le définir positivement, ce qui n'a jamais été tenté, la tentative la plus notable, émanant de Platon, se soldant par un échec, puisqu'il se contente de définir le non-être, sans réussir à définir l’Être.
La particularité de cette structure qui me saisit en premier est qu'elle ne possède pas de fin, non qu’elle soit infinie en tant que modèle, car tout modèle est fini (son déploiement innombrable au sens littéral étant pris pour de l'infini, ou, plus prudemment, pour de l'indéfini), mais parce qu'il ne peut exister de dernier niveau de réalité qui soit fini, sans poser la question de ce qui mettrait un terme satisfaisant à ce défilé de couches. L'indéfini ne convient pas, l'infini désigne de l'incompris. L'hypothèse de l'existence sur un mode dénué d'être d'une différence structurelle explique l'infini, qui autrement se montre inexplicable, énigmatique, voire absurde (d'où le positionnement d'un Schopenhauer à notre époque). 
Ce différent se révèle être du malléable ou de l'extensible, sans que ce malléable ne suscite en l'être la création d'un nouveau niveau, qu'il soit incessant et de type fini - ou infini et de mode inexplicable. Du fait que le malléable est interne et connexe à l'être, la question de savoir à quel niveau de réalité nous nous situons se révèle dénuée de pertinence. Car il n'existe un modèle de poupées russes qu'en tant qu'il se meut dans un état de perpétuelle effervescence, selon lequel il ne peut exister de dernier niveau, mais une création continue rendant impossible l'existence d'un niveau ultime et stable. 
Ceux qui se demandent si la création peut être continuée ne se rende pas compte que c'est une problématique évidente : il n'existe pas de création donnée une fois pour toutes. Le fonctionnement du réel fait que si jamais nous nous situons au dernier niveau de réalité à un moment donné, ce serait pour un moment illusoire, car il n'existe pas de niveau de réalité hiérarchisé, ni ultime. Chaque niveau vaut comme unique et singulier, car il se montre susceptible d'être constamment à réévaluer. Du coup, il n'est pas de classement, ni d'estimation possible, car le propre de ce qui était infini est d'être en constant aménagement, de telle sorte que le fini se recrée, se modifie, s'accroît, mais dans un ensemble constamment fini.
Cette propriété rend l'idée de classement inutile. Se demander à quel niveau l'on appartient dans la structure du réel, c'est oublier que la hiérarchie n'existe que dans un état fixe; mais dans ce qui n'est pas fini, l'idée de classement relève de l'aberration. Si de plus, l'infini se trouve défini, non plus négativement, mais selon l'hypothèse du malléable, alors ce qui est classé dans un certain donné se retrouve chamboulé à chaque instant par ce processus continu et indéfini, de telle sorte que la question que se posait Platon n'a pas trouvé de réponse, car elle était mal posée.
Ce qui compte en définitive, c'est d'analyser cette faculté de malléabilité qui n'a pas été perçue, alors que son coefficient d'influence affecte chaque partie de réel à tous les niveaux, les rendant de ce fait infinis au sens de malléable et d'extensible, et pas au sens de ce qui ne comporte pas de fin, sans que cette réalité ne sorte de son énigme incompréhensible et  inexplicable - dès lors, égales quant à leur position. Voilà qui fait de l'infini, non ce qui n'a pas de limite, mais ce qui peut faire évoluer ses limites : nous tenons avec le malléable une redéfinition en profondeur de l'infini tel qu'il a été défini depuis que nous en avons des traces, des échos et des signes.
Le problème de l'infini tel qu’il se trouve posé classiquement induirait que l'on considère qu'il peut exister une extériorité à l'être en structure enchevêtrée. Mais si cette extériorité infinie se révèle une illusion, qui est remplacée par l'existence différente d'un principe intérieur à l'être, ce qui compte pour toute partie est de se trouver pourvue de la faculté de malléabilité, qui fait sa dignité d'étant, son égalité avec toutes les autres parties, c'est-à-dire une capacité ou une faculté à participer à cette propriété générale.

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