samedi 30 avril 2016

La reconnaissance du faux

Montaigne, dans l'Apologie de Sebond, déclare que "dire : "Il fait beau" ou dire : "Je mens" ne sont pas des propositions de même signification, car l'un répercute un fait positif, tandis que l'autre évalue, en considérant que le jugement est de type négatif. Le jugement n'est pas un fait. Donc : si le fait peut à bon droit prétendre relever de l'être, le jugement n'en est pas. Il exprime une autre réalité. Laquelle?
Ce constat est renforcé par la possibilité que l'évaluation soit négative. Un fait ne peut être négatif. Si l'on dit ainsi : "Il ne fait pas beau", un jugement est associé à la négation. Dire quelque chose de négatif, ce n'est pas ajouter quelque chose au positif implicitement affirmé. Il y aurait même hiatus entre les deux notions. On n'accède pas au positif à partir du négatif, par exemple par élimination, comme c'est le cas chez Descartes (ce qui signifie que le négatif cartésien n'en est pas vraiment, contenant en lui une positivité masquée).
Le fait est, dans la mentalité ontologique qui affirme qu'il n'est que de l'être, qu'il existe du négatif qui n'est pas réductible à du positif (cette dernière catégorie de négatif montre seulement que l'on veut isoler un positif qui est la vérité, tandis que ce qu'on prend fallacieusement pour du positif s'avère à y bien regarder moins vrai, ou faux; mais cette reconnaissance implicite, comme c'est le cas chez Descartes, s'avère intenable, car elle rétablit le négatif comme une catégorie qui ne peut être existante sans être incohérente; mais qui ne peut pour autant s'en tenir à la solution de Descartes de le cantonner dans la sphère seule du langage, comme s'il était possible de dissocier langage et réel).
Qu'une partie du langage répercute l'existence de quelque chose qui n'est pas de l'être à côté de l'être explique qu'on ait traité avec un malaise palpable ces sujets qu'on ne parvenait ni à expliquer, ni à définir. Soit on a convenu qu'il s'agissait d’Être, mais d'une catégorie étrange, étant indéfinissable, puisque inexplicable et incompréhensible; soit on a refusé d’expliquer le négatif, moins par paresse que par gêne. 
On en voit une application moderne dans le cartésianisme, qui ne craint pas la contradiction quand il affirme que Dieu est tout-puissant, quoique le néant existe à côté. L'explication que propose Descartes se révèle un peu légère : les agissements de Dieu étant trop transcendants à notre raison, ils sont inexplicables; en conséquence, cette coexistence n'est contradictoire qu'à notre niveau limité, mais Dieu sait y pourvoir. Si le néant fait seulement partie du langage, c'est ainsi pour mieux donner des raisons, à défaut d'expliquer, de cette situation inexplicable, mais ce n'est pas grave, car elle se trouve confiée aveuglément à Dieu.
Ce néant d'un point de vue rigoureux signale simplement ce que la plupart ne veulent pas voir, prisonniers qu'ils sont du mythe de l'être (ainsi d'Aristote) : qu'il existe dans le réel (entendu comme l'ensemble de ce qui est au-delà de l'être, y compris des limites de formulation inhérentes au langage) quelque chose qui n'est pas de l'être, alors qu'on entend précisément que l'être constitue l'ensemble des choses physiques (l'être) ou transcendantes (l’Être). Quand on estime qu'existe seulement de l'être, on admet le non-être, comme chez Aristote, ce qu'on ne dit jamais en étudiant ce philosophe cardinal, parce que ce serait reconnaître que l'histoire de la philosophie, en n'étudiant que ce qu'elle pouvait étudier, est passé à côté de l'essentiel de sa tâche : expliquer l'être à partir du mystère de ce qu'on nomme en langage d'être : "ce qui n'en est pas".
Dans les autres cas, les philosophes qui admettent le non-être (ou le néant) pour estimer que c'est une catégorie dont on ne peut rien dire font de la frime (ainsi de Descartes, ce qui permet de se rendre compte que Descartes sur l'essentiel se montre plus aristotélicien que platonicien). Leur but n'est pas tant de se poser la question de la texture du réel que d'éliminer ce qui selon eux n'est pas de l'être. Au lieu de se demander pourquoi il existe du faux, ils s'en servent comme d'un moyen inavouable qu'on ne peut interroger, mais qui permet de déterminer ce qui est réel à partir de ce qui ne l'est pas.
Ce qui compte alors, c'est d'exprimer une hiérarchie dans le réel entre ce qui est vraiment de l'être, et ce qui l'est moins (l'être intérieur est ainsi le véritable être, relié à l’Être des êtres, Dieu, tandis que le réel au sens littéral est de l'être certes, mais dévalorisé). 
Au lieu de se demander ce qu'est le réel dans son intégralité, on décide que ce qui compte, c'est que l'on identifie le vrai réel. Cette démarche aboutit à l'égarement épistémologique sous prétexte de chercher un autre problème que la question ontologique. Non plus ce qu'est l'être, ce qui implique de prendre en charge la question de l'ensemble, qui est la plus épineuse des questions (puisque s'il existe un extérieur à l'ensemble, alors cet ensemble s'avère insuffisant - d'où la question : faut-il concevoir l'ensemble en termes de tout?); mais tenir compte du fait qu'on n'arrive pas à répondre à cette question, et dès lors décréter qu'il convient de déplacer le problème, au lieu de l'affronter.
Cette démarche est typique d'Aristote pour que la philosophie soit un exercice point trop complexe : ne s’occuper que d'être fini, le restant étant vaguement rejeté comme du non-être, qui n'est pas connaissable (puisqu'il est relié à l'être sous une forme inconnue, quoique multiple). Bientôt, on n'en parle plus.
Descartes va plus loin : la faiblesse fondamentale de la métaphysique 1 était de ne pas avoir d'assises solides (étant entendu que le Premier Moteur relevait de l'incohérence caractérisée). Descartes s'attache à édicter les fondations de l'être. Il propose Dieu, mais son Dieu est particulier, puisqu'il possède des caractéristiques irrationalistes (ou arationalistes?), capables de conjuguer l'infini avec le néant. Il faudrait savoir : si Dieu est infini, il ne peut supporter la moindre coexistence; s'il existe à côté du néant, il n'est pas infini.

Conclusion : cette conception du faux sert dès lors plus à bloquer la vérité au niveau d'un certain modèle clair, mais faux, qu'à la chercher.

jeudi 28 avril 2016

Le retour du sens

Le subjectivisme signifie que le sens auquel on a le plus immédiatement accès est aussi le meilleur et le plus performant. Mais cette approche n'est satisfaisante que dans un premier temps. Dès qu'on l'approfondit, on se rend compte que tel n'est pas le cas, pour une raison simple : l'accès de la conscience à la vérité n'est pas l'accès d'un sujet stable et autonome qui est une fiction rationaliste. Autrement dit, le sens auquel le sujet a accès n'est pas un sens privilégié, de même que la démarche cartésienne selon laquelle on commence par connaître en soi avant de connaître à l'extérieur n'est pas une démarche privilégiée (du nom de subjectivisme).
S'il n'est pas possible de définir en quoi le sens subjectif serait supérieur aux autres sens, au point qu'il joue le rôle de passeur entre Dieu et la connaissance, rien que ça, c'est parce que le sens se tient autant dans le réel que dans l'être doué de connaissance. Il n'y a pas de sujet au sens moderne. Il n'y a que des facultés utilisées par des individus en fonction de réactions à des phénomènes extérieurs. Le sujet en ce sens n'est que provisoire, toujours condamné à jouer un rôle de réceptacle. Raison pour laquelle on croit que l'on tient tout le sens si l'on tient le sens subjectif, alors qu'il ne s'agit que d'un bout de sens.
Pas d'un sens particulier qui serait différent des autres sens - d'un bout de sens qui est alors abusivement mis en valeur, alors que le sens est partout présent ou n'est pas. Ainsi on ne fait sens que si on reçoit du sens. Le sens indique très clairement que le sujet n'est qu'une partie et que la faculté de l'homme à faire sens, si elle est la plus évoluée au niveau des êtres que l'on connaît, est au service de quelque chose qui n'est pas situable dans une partie du réel (ce qui relève de l'aberration), mais qui concerne le développement de l'ensemble de ce réel.
D'où deux conséquences : 
1) La mystification du subjectivisme, qui ne parvient qu'à proposer un sens individualiste, engoncé dans son expression individuelle nécessaire, mais non pas finale.
2) Le fait que le sens n'a pas besoin d'une mise au point philosophique tant qu'il s'exprime comme une démarche particulière, ainsi que c'est le cas des sciences humaines ou des sciences. Car ce sens dont le propre est d'être particulier et limité est un certain sens. Mais il est aberrant d'avoir voulu coiffer ce "certain sens" d'un sens universel qui ne s'universalise qu'en commençant par le sujet et en y restant d'une certaine manière, puisqu'il n'en sort que d'une manière clairement incertaine et inférieure.
La connaissance intérieure est une citadelle qui ne pouvait qu'être assiégée et qui a fini par rendre les armes au vingtième siècle chrétien. A un moment où l'homme avait besoin d'un paradigme centré sur lui-même, Descartes a proposé son cogito. Mais maintenant, l'homme a besoin de sortir de lui-même et d'aller dans l'espace. 
Il a donc besoin, non pas de promouvoir la primauté de la connaissance intérieure parce qu'il a peur de ne pas connaître et d'en rester à la méconnaissance superficielle, mais de comprendre pourquoi il connaît si bien et sans effort (pourquoi il est plus fiable que faillible).

mercredi 27 avril 2016

L'unité et son double

Peut-on dépasser le double quand on pense en homme et qu'on aspire à l'unité? Même l'aspiration à l'unité révèle que ce à quoi la pensée tend n'est pas tant l'unicité que l'unité. L'on peut rester dans l'unité tout en pensant doublement. Quand nous constatons que le malléable coexiste avec l'être, ce ne serait pas manque d'unité, mais manque d'unicité dont il faudrait parler. 
L'on voit que l'unicité correspond à un raisonnement fini et que la prise en compte de l'infini ne nous permet pas d'aller au-delà du deux dans le cadre du raisonnement fini. Il est même bon signe de ne pas chercher à aller au-delà du double, car cela signifie que nous nous prenons en compte l'infini, au sens de : "tout le réel", que nous n'en restons pas au fini sous prétexte qu'il serait le seul domaine pensable (du moins connu).
Cela demande un courage certain, que les penseurs jusqu'à présent n'ont pas eu le besoin de ressentir, certains estimant même plus pertinents d’évacuer le problème en quelques lignes liminaires, comme Aristote, ou en le cantonnant au langage, comme Descartes. Le fait que l'on ne puisse énoncer l'un sans trahir le réel a tellement troublé les penseurs qu'ils ont préféré accepter la représentation du réel la plus caricaturale pourvu qu'elle s'avère une (ce fut le rejet de tout ce qui n'est pas être et l'élection unilatérale et simpliste de l'être comme seule définition du réel).
Le deux signifiait en effet qu'il y avait autre chose que ce que la logique estimait. Or la logique s'en tient à l'être. Donc il devenait intolérable pour l'entendement de concevoir l'être en termes d'un, tandis que l'évidence tend vers le deux. Prêt à tout, l'on rejeta la pensée de l'infini en la prenant littéralement pour ce qui n'est pas fini et qui n'étant pas être s'appelle donc non-être (ou néant, rien, etc.), au lieu de cherche à définir de manière positive ce qu'est l'infini, quitte à admettre qu'on en reste à deux.
Raison pour laquelle la chasse au double chère à Rosset a de beaux jours devant elle. Car Rosset n'a fait que mettre au goût du jour le programme de Nietzsche, qui lui-même reprend explicitement le programme de tous les nihilistes philosophes, comme Gorgias, ou de l'immanentiste en chef Spinoza -, sans oublier que les métaphysiciens affirmés depuis Aristote proposent eux aussi ce schéma, de manière déniée et implicite. 
Dans le fond, tant qu'on en reste au format transcendantaliste, qui implique que le réel soit un, tous les apprentis rebelles de la philosophie feront cette chasse, sans s’aviser qu'ils se révèlent en fait de redoutables réactionnaires philosophiques.
Accepter que le réel soit deux ne signifie pas que les limites de l'entendement empêchent qu'on conçoive le un autrement que de manière duelle et déformée. Cela signifie en fait que le un correspond à notre expérience de vivant individuée, où le deux devient un et où le un s'avère originaire (par la naissance, en particulier). Mais non que le un soit la règle qui gouverne le réel. 
Il conviendrait plutôt de s'interroger sur le fait que notre entendement en vient au deux comme loi du réel, ce qui a l’inconvénient (fort relatif) de poser problème à notre intelligence, mais qui a l'avantage d'expliquer l'infini tout en montrant que la question de l'origine, qui débouche en régression à l'infini dans le cadre de la conception unique, est un faux problème (d'où le fait qu'il n'ait jamais été résolu).