mardi 24 mai 2016

L'imaginère du subjectivisme

Descartes a échoué à relier l'intériorité, dont il a assuré la certitude, avec l'extériorité, qu'il ne parvient à connaître que de manière inférieure (je sais que le réel existe, mais je suis incapable de le connaître au même niveau que mon ego; je ne le connais que de manière imprécise). Dès lors, la question qui doit se poser est : si Descartes s'est trompé de méthode, qu'a-t-il identifié quand il nomme cette chose cogito? La subjectivité n'est bien entendu pas telle ou telle subjectivité, comme celle de Descartes, mais l'expression du sujet, qui se définit comme "identité subjectiviste", c'est-à-dire comme le seul moyen dont on dispose pour fonder une identité : suivant une stabilité artificielle et fantasmatique.
Ce que trouve Descartes, c'est une partie de langage, désignant une partie de connaissance et une autre de conscience, logée dans le sujet. Ce que Descartes découvre, c'est qu'on peut fonder la certitude sur le sujet, parce que le sujet qui s'exprime, qui réfléchit, est au courant de sa propre existence. Mais cette prise de conscience n'est rien d'autre qu'un état mental qui se situe à un niveau précédant le processus de connaissance. En faire un objet de connaissance est abusif, car il s'agit d'un simple moment, voire d'un point de départ ne pouvant rester tel, exigeant sa poursuite, son externalisation. 
Raison pour laquelle il se présente comme certitude. Qu'est-ce que la certitude, si ce n'est un état que l'on ressent parce qu'on éprouve le sentiment de complétude, quelque chose qui ressemble au holisme? Mais, aussi bien que la certitude, le holisme peut-il exister? Ne signifie-t-il pas que l'on identifie une forme et qu'on la prend pour le tout, décision qui implique seulement qu'on ait identifié un moment avec certitude (donc : que la subjectivité constitue un moment, mais pas un tout). Dès lors, n'a-t-on pas mal compris que dans le processus de connaissance, l'on part de l'intériorité pour connaître l'extérieur - rien de plus? Qu'il faut bien partir du point de vue du connaissant pour posséder un point de référence, mais que le point de vue n'est rien de plus qu'un point?
La déformation cartésienne, c'est de prendre le sujet pour le "bon" niveau de réalité, au motif qu'il serait certain, complet et supérieur au reste du réel (l'extérieur). Mais on ne prend jamais que le sens dans ce qu'il a de plus connu, de plus évident : le point de départ du processus de connaissance. On fait du fondationnalisme, et toutes les découvertes fondationnalistes que l'on établit en amont relèvent ainsi de l'enflure imaginaire. On estime que le recours à la méthode rationaliste permet de connaître des choses existante. 
Mais c’est l'inverse qui est vrai : le fondationnalisme est obligé d'inventer sans cesse des fondations antérieures aux dernières trouvées. Il s'imagine que c’est grâce à la puissance de sa raison, alors que sa raison imagine pour ce faire en créant des objets par assemblages mimétiques et par projection. Au final, le "bon niveau" de sens signifie : l'invention d'un sens intérieur exponentiel d'autant plus aisé à façonner qu'aucun critère de vérification ne vient s'opposer à ses propositions, pourvu qu'elles se montrent rigoureuses selon la logique interne (donc d'un critère de vérité bien inférieur à la vérification expérimentale de type externaliste).
Rien d'étonnant à ce que le projet métaphysique de Descartes, qui devait fonder la démarche scientifique de manière certaine, ait débouché sur des réponses scientifiques incertaines. C'est qu'il repose sur quasiment rien, excepté une enflure de l'ego, qui n'est pas de nature descriptive (comme l'autobiographie), mais analytique (rationnelle), ce qui lui permet de faire croire qu'il est rigoureux de pratiquer le discours phénoménologique. Descartes n'a rien fait de mieux que d'exprimer une imagination empreinte de rationalisme (qu'il confond visiblement avec le rationalisme). Où l’on voit que le cogito est une faculté imaginaire et que la métaphysique moderne repose sur l'imagination plus que sur la raison, contrairement à ce qu'elle prétend.
Où l'on voit aussi que la raison n'est pas la faculté propre à la raison, contrairement à ce que serinent les rationalistes modernes. L'imagination est cette faculté qui se révèle appropriée pour développer les facultés internes, mais inapte à connaître quoi que ce soit de réel. Dès lors, l'externalisme (dans un sens non fondationnaliste) contredit le projet de Descartes au sens où il n'existe aucun critère de vérification excepté l'expérience, situé dans cet extérieur qui, dès lors, s'avère plus certain que l'intérieur. Le critère internaliste serait le sentiment de soi, ce qui ne garantit en rien qu'il n'exprime pas une illusion, à laquelle on croit seulement depuis quelques siècles (la parenthèse internaliste dont parle Pouivet à la suite de Kenny, par exemple).
Mais il n'existe aucun critère de vérification absolue, tant il est vrai que la certitude constitue un gage de connaissance inférieure, limitée à une partie finie et homogène, alors que la connaissance finie tournée vers l'extérieur implique un pont différentiel (en ce sens, hétérogène) entre l’intérieur et l'extérieur. Toute connaissance réaliste est ainsi forcément de cet ordre, et la connaissance tournée vers l'intérieur n'existe qu'à l'état d'introspection utilisant la description (donc l'analyse qui y recourt fait dans l'imaginaire, ce qui convient très bien au descriptif, mais s'avère anti-réaliste pour l'approche analytique).
Reste que la véritable connaissance ne peut concerne que Dieu comme principe "explicatif" (non défini) : qu'est-ce que Descartes a découvert qu'il nomme Dieu et qui est le prolongement de son ego? C'est le moyen de mettre fin à la régression à l'infini qu'implique sa quête fondationnaliste d'ordre rationnel. Mais alors, comment "Dieu", dont on trouve une signification plus mystique que métaphysique (le fondateur, au sens où le fondement permet d'arrêter la recherche introspective), pourrait être une entité infinie sise de manière privilégiée pour l'ego dans l'intériorité finie, alors qu'un tel principe ne peut qu'envelopper toutes les choses? 
Mais alors, on voit mal comment elle devrait sortir du sujet pour envelopper le réel, sinon par des pouvoirs magiques qui rappellent que nous avons affaire à un Dieu plus imaginaire que réel - et fort peu monothéiste, ni chrétien, si l'on se souvient que le Dieu des chrétiens est Trinité, soit qu'il est solidement ancré dans le réel et qu'il se révèle au sujet, selon une opération à laquelle la raison est sensible, mais qui ne saurait se limiter au rationalisme.
Connaître Dieu reviendrait dès lors à se demander si l'on peut connaître l'infini, d'autant que l'infini est une définition négative et que l'on est amené à connaître Dieu en se tournant vers l'extérieur, et non en se réfugiant dans son for intérieur. L'échec de la démarche internaliste cartésienne amène à considérer cette piste avec le plus grand sérieux. L'échec internaliste condamne l'externalisme comme piste fondationnaliste, et il convient de se tourner vers la différence ontologique pour voir si comprendre l'infini n'implique pas de sortir de la conception univoque de type ontologique (le réel est-il seulement l'être?).

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