dimanche 9 décembre 2018

Les bonnes intuitions du nihilisme

Le nihilisme, une fois qu'on en a saisi le véritable sens, qui n'est ni idéologique, ni nietzschéen (car Nietzsche était nihiliste dans le moment où il ne dénonçait le nihilisme), ne peut être considéré comme un mouvement à rejeter, ne serait-ce qu'en raison de son importance, fût-elle déniée et, de ce fait, la plupart du temps non considérée. Ajoutons que le nihilisme est le mouvement premier de la pensée. Nous n'en connaissons pas la réponse. Celle que nous avons l’habitude d'entendre est celle d'ordre transcendantaliste, quelles que soient ses inflexions et variantes. Rares sont ceux, comme Démocrite ou Gorgias, qui ont osé soutenir la thèse nihiliste de manière frontale (avec des variantes, comme de juste). Ils en ont payé le prix fort, tant sur le plan de leur postérité, puisque leurs écrits ont presque disparu, que sur le plan de leur valeur, puisque la thèse qu'ils défendent ne tient pas la route et engendre l'oubli de la postérité.
Raison pour laquelle le nihilisme authentique a été si peu défendu. Par contre, avec Aristote, on retrouve ce qui sera une grande variante possible de réponse : le fait de mélanger de manière subtile et quasi indétectable le nihilisme avec l'ontologie issue du transcendantalisme. Platon a rejeté le nihilisme, comme il a rejeté les sophistes ou Démocrite. Il pensait sans doute que sa philosophie avait discrédité à jamais le nihilisme, sans se rendre compte que le nihilisme infecte dès le départ le transcendantalisme, en le poussant à n'affirmer que l'Etre en plus de l'être. Aristote pense améliorer le dispositif platonicien en énonçant au tout début de la Métaphysique que le réel est constitué d'être et de non-être, tous les deux multiples et tous les deux reliés entre eux. On ne parle jamais du fondement d'Aristote, que l'on présente comme le plus grand des rationalistes, sans ajouter, ce qui change tout, qu'il n'a été rationaliste qu'après l'avoir fondé sur le nihilisme. Ses commentateurs ne sauraient accepter que l'homme de la prudence soit en fait celui de la reconnaissance paradoxal du néant. 
Raison pour laquelle ces passages liminaires se trouvent censurés d'une manière si consensuelle qu'elle se trouve à peine remarquée. Il ne s'agit pas d'une volonté consciente, unie par-delà les générations. Il s'agit au contraire d'une manière de procéder mimétique, qui montre qu'au sein même de la pensée, on peut procéder sur de larges pans de manière irréfléchie. La position nihiliste se trouve être la position immédiate, celle que l'on choisit de manière préférentielle, non de manière consciente donc, mais  parce qu'il est normal que l'homme se pose d'emblée les questions nihilistes. Ce qui implique que les intuitions nihilistes sont des plus pertinentes.
La principale étant que le nihilisme part d'une intuition qui sera vite repoussée car l'on craint de sombrer dans le nihilisme si on la creuse : le réel n'est pas constitué que d'être. Et de fait, la réponse nihiliste n'est pas satisfaisante, et s'avère même dangereuse, puisqu'elle propose le non-être comme complément. Envisagé seul, cette position mène à la destruction. Exit le nihilisme. Mais Aristote, qui historiquement est proche des sophistes et des atomistes et qui peut consulter leurs ouvrages encore, découvre un usage tout autre du nihilisme : si on le mélange à l'être, il présente l'insigne avantage de le mieux isoler, donc d'en permettre l'analyse approfondie. On tient là la raison principale du succès de la métaphysique, et de sa réputation de rigueur méthodologique.
De ce point de vue, on peut dire que le transcendantalisme est passé à côté du problème de l'existence seule ou non de l'être, puisqu'il le congédie en répondant avec fermeté, en décrétant, d'une manière qui se veut inébranlable et qui l'est presque, que le réel est fait d'une texture homogène, seulement celle de l'être. Mais le nihilisme avait vu juste, avant de sombrer dans le mirage du néant : il y a bien une différence et une distinction au cœur du réel, et cette distinction mérité d'être approfondie. Il convient bien d'en revenir à l'histoire cachée, et volontairement, du nihilisme, si l'on veut vraiment penser la faiblesse du transcendantalisme, de l'ontologie comme de la métaphysique. 
Quant au fait de savoir pourquoi le nihilisme a répondu d'une manière si désaxée à son questionnement si courageux et original, c'est parce qu'il a fait confiance aveugle et démesurée (au sens d'ubris) à la raison. Le transcendantaliste est celui qui dit : faisons confiance à la raison, mais d'une manière modérée. Il existe autre chose que l'être, c'est de l’Être. La différence est en prolongement. La justesse du raisonnement se trouve préservée. Si la raison est défectueuse, c'est qualitativement, au sens où elle ne peut comprendre l’Être. Pourtant, elle reste performante, au sens où elle se trouve en prolongement de  l’Être, à un statut inférieur. 
Mais le nihiliste lui estime qu'il n'existe à connaître que ce que la raison peut connaître, c'est-à-dire seulement ce qui lui est immanent, l'être conçu en ce sens comme immanent. De ce fait, il peut dire que tout l'être est connaissable par la raison. On comprend dès lors qu'Aristote pensait pouvoir parvenir à tout connaître. La bonne intuition initiale du nihilisme accouche ainsi d'une erreur fatidique, qui discrédite le nihilisme et explique la préférence qui sera immédiatement accordé au transcendantalisme, à comprendre comme la réponse au nihilisme pour permettre que l'homme perdure.

vendredi 9 novembre 2018

Le nihilisme de Clément Rosset

J'ai pris Clément Rosset pour le philosophe de la joie, voire du rire. Il est normal de dénoncer l'imposture quand on se rend compte que la joie telle que l'entend Rosset n'est pas la joie de vivre que tout un chacun peut ressentir et dont on se réjouit enfin qu'elle existe en philosophie, là où pullulent les esprit sérieux et un brin pédants. C'est ainsi que je finis par comprendre que Rosset n’était drôle que dans la mesure où il revendiquait une joie tragique et élitiste, qu'il qualifiait de brève et de folle. Quant à son rire, il se revendiquait comme sardonique, cruel, voire dominateur. Nous n'avons pas affaire à une joie banale.
Derrière les anecdotes savoureuses et les références inattendues et brillante, je crois qu'à la réflexion, la caractéristique principale des textes de Rosset est de réussir un exploit peu anodin : ne rien dire, en masquant le vide de la thèse sous le luxe des références tous azimuts. Qu'on prenne par exemple Loin de moi : la thèse qu'il reprend à Hume consiste à dire qu'il n'existe pas d'identité profonde, seulement sociale. Qu'on prenne le Démon de la tautologie : il s'agit d'affirmer que la seule définition du réel est  : A est A. Aucune définition du réel, qui est considéré comme indéfinissable, donc qui rend le double arbitraire, puisque s'appuyant sur l'idée qu'il vient doubler le réel indéfini puisque indéfinissable. Un irrationalisme très prégnant, qui transparaît notamment dans l'affirmation selon laquelle les philosophes qui valent sont celles qui donnent l’importance au désir sur la raison. Et je pourrais continuer les anecdotes. 
Mais c'est inutile, car je crois que l'on cernera la mentalité qui résume Rosset en rappelant cette énième anecdote de ce gentilhomme espagnol qui se fait enterrer avec tous ses titres et qui finit par leur ajouter un : "y nada" - et rien du tout. C'est ainsi qu'il est hallucinatoire d'attendre de Rosset qu'il affirme quelque chose. On comprend mieux ce qu'il fait en s'avisant qu'il dissout toutes les affirmations existantes jusqu'à ce qu'il ne reste rien, de telle sorte qu'on en arrive à la conclusion que rien ne vaut rien et que, dans ce grand bordel, seul vaut de jouer le grand jeu des quilles et d'en rire avec le détachement de la supériorité.
On pourquoi se demander pourquoi Rosset n'affiche pas son nihilisme explicitement. Il convient de rappeler que le propre du nihilisme est d'être indicible, puisqu'il estime qu'il n'est rien d'autre que le rien. Une telle affirmation revient à proférer quelque chose qui heurte la raison. Le nihilisme ne peut être qu'un discours philosophique qui en reste à l’implicite et au sous-entendu. La philosophie de Rosset est ainsi une application radicale de Schopenhauer et Nietzsche. Le mode de vie de Rosset, boire beaucoup et se moquer de tout, selon une autre anecdote canadienne dont il se targue, est un mode de vie dangereux, mais conséquent. Si rien est le secret ontologique, alors il est conséquent de profiter de l'instant, de ne pas procréer, de se foutre de tout (selon un de ses élèves au Québec), en attendant la disparition de celui qui vit de cette sorte et, à terme, celle de l’humanité. 
Raison pour laquelle Rosset cite si souvent cette citation de Lantier dans L'Oeuvre de Zola : "Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos œuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière". C'est son programme philosophique. Au passage, on constate que le nihilisme selon Rosset signifie que la vie disparaîtra, que l'homme disparaîtra, mais pas l'être, qui restera, lui, bien que ce soit d'une manière qui s'apparentera peut-être à l'ordre minéral. Car l'être ne peut disparaître pour ne laisser place qu'au chaos. 
La philosophie de Rosset est ainsi contradictoire : il s'adresse aux hommes pour leur annoncer qu'ils vont disparaître. Rien ne sert d'écrire dans ce cas, sauf que Rosset professe l'inconséquence (foutez-vous de tout!). On pourrait rire de cet écrivain qui s'adresse aux générations après lui pour leur annoncer que l'homme va disparaître tôt ou tard. Je pense qu'il convient de rappeler que le nihilisme reflète l'angoisse existentielle la plus profonde, ce qui explique qu’on se moque de tout, alors que le recours à l’alcool n'est jamais que le plus courant des anxiolytiques en France.

jeudi 8 novembre 2018

Voir double

Certains de nos jours estiment depuis Nietzsche que le double est le raisonnement qui mène vers l’illusion. Cette conception se targue d'avoir mis en lumière le principe de l'erreur, ce qui n'est pas rien et qui indique à rebours que l'on a trouvé a contrario le vrai. Le double est ce que le langage et la raison rajoutent au réel, qui lui est simple, alors que cela n'existe pas. L'idée est qu'on peut rajouter au réel quelque chose qui existe sans être réel et qui doit donc disparaître.
(Sans approfondir ici ce thème, on tient là l'explication à la légitimation de la violence politique et philosophique, du totalitarisme et des dérives comme Hegel ou Heidegger, puisque le réel n'est que ce qui doit rester au sein de ce qui existe et qui est constitué aussi d'une part non négligeable de contingent, d'accidentel, de périssable, qui de ce fait doit être éradiqué, ce à quoi appellent Hegel avant Heidegger).
Dès lors, le vrai est le simple, le simple est l'immanent, et rien de plus. Le vrai n'existe que pour l'homme, pas dans l'absolu. Surtout, il connote l'ineffable et relève de l'intuition inexplicable. Pour le comprendre, le langage s'avère limité, pour preuve sa tendance à glisser vers le double. Mais comment obtenir le simple si l'on doit se méfier de la raison? On voit qu'il ne peut venir du raisonnement, qui est accessible à tous.
Le vrai doit plutôt venir de l'intuition, qui se comprend parce qu'elle ne se dit pas. Dans cette mentalité, la compréhension est innée, elle émane des aristocrates de l'esprit, ceux qui sont bons et forts, ceux dont le jugement est sain - par opposition au vulgaire, qui, à en croire Nietzsche, recourt à la raison pour mieux ratiociner. Où l'on voit que le nietzschéisme est un innéisme implicite, dont le slogan est : "Deviens ce que tu es". N'est-ce pas un aveu limpide? On trouve ce genre de raisonnement chez un Rosset, quand il déclare qu'il y a ceux qui sont en bonne santé et ceux qui sont en mauvaise santé. C'est un donné, irréfragable. Partant, à l'en croire, on ne peut guérir que des bien-portants, puisque les malades le sont de par leur nature viciée.
La tâche de la politique est si limpide qu'elle n'a plus à être explicitée, et c'est pourquoi ce genre de pensée est si dangereux : il faut expurger tout ce qui est double et se focaliser sur le singulier, qui est le nécessaire et l'immanent. Un Rosset prône même la dépolitisation : il se lave les mains de ce que sa philosophie appelle, puisque l'affronter reviendrait à faire son Heidegger, c'est-à-dire à assumer que la pensée est nécessairement violente.
Mais l'objection principale contre ce genre de philosophie n'est pas son aspect profondément destructeur, aussi important soit cette pensée (car on peut se demander si le germe n'est pas présent dans toute la philosophie, à des doses variables, à partir du moment où la philosophie estime que le faux n'est pas réel, autrement dit qu'il existe au sein du réel quelque chose qui ne l'est pas). L'objection connexe, qui découle de cette approche dangereuse car éliminativiste de la vérité, consiste à se demander si le double ne constitue pas le propre du raisonnement. 
Non pas au sens où les nietzschéens l'entendent, soit comme illusion, mais au contraire comme ce qui permet de penser, ce qui implique que le réel fonctionne de manière duelle, et non simple. Voilà qui expliquerait pourquoi un Rosset réussit l'exploit de faire reposer toute son explication du double sur la non-définition du réel, ce qui revient à invalider son raisonnement. Parce que cette conception est aux antipodes de la vérité.

samedi 13 octobre 2018

L'éclaireur égaré

Le nihilisme peut présenter un avantage philosophique décisif : c'est de refuser qu'on parle d’Être pour qualifier le complément qui manque à la réalité. De ce fait, le nihiliste nous indique que l’Être n’existe pas, ce qui est précieux, vu que presque toute l'histoire de la philosophie prétend le contraire. Mais ensuite, plus rien ne fonctionne avec le nihilisme, car il entend que ce qui n'est pas de l'être n'existe pas. Il en vient ainsi à prétendre le plus tranquillement du monde que la définition de l'existence est incomplète, carencée, ainsi que le propose le physicien Mach (être dont le complément en miroir n'existe pas). Or c'est l'inverse qu'il faut avoir comme réaction. Non pas que, si l’Être n'existe pas, c’est parce que rien n'existe d’autre que l'être; mais que, si l’Être n'existe pas, c'est parce que la caractérisation de l’Être ne convient pas pour exprimer et désigner ce complément. De ce point de vue, le nihilisme présente un curieux profil. Il nous met sur la piste avant de nous égarer.

jeudi 27 septembre 2018

Le défaut de Descartes

Le problème de Dieu est très simple : si Dieu est parfait, comment peut-il tolérer de l'imperfection? Quels que soient les arguments que l'on trouvera pour justifier de l'existence de l’imperfection en régime de perfection, par exemple expliquer pourquoi Dieu a créé un monde imparfait, s'Il est parfait et s'Il n'avait pas besoin de le créer, le résultat est que l'on est confronté à quelque chose qui nous dépasse. Certes, on peut recourir à l'irrationalisme, selon lequel la raison ne peut fournir les raisons pour lesquelles l'être est imparfait alors que Dieu est parfait, mais il n'est pas certain que cette position soit admissible, vu que la raison est la faculté humaine de la réflexion, dont l'homme ne peut se passer. C'est d'autant moins possible si l'on adopte une position rationaliste, ce qui est le cas de Descartes. Dans les 2 cas, le fait d'accepter que du défaut existe dans une configuration où Dieu existe pose problème (par Dieu, j'entends le Dieu de la Bible). 
Pour ce qui concerne Descartes, sa position est intenable. D'un côté, il estime que la raison peut connaître la vérité physique et métaphysique, ce qui implique que Dieu fonctionne de manière rationnelle pour ce qui concerne l'homme et son monde, puisqu'il permet la connaissance; de l'autre, il introduit l'existence du défaut dans son système philosophique, ce qui est incompatible avec sa position épistémique et l'épistémologie qu'il défend. Mais il se rend compte de la faiblesse de sa position, qui contient une contradiction si béante. D'un point de vue rationnel, impossible, en postulant l'existence du Dieu chrétien, fût-il métaphysicisé, d’accepter qu'il existe du défaut dans le réel. Descartes va proposer comme solution et résolution que le défaut soit situé dans le langage. De la sorte, il pense circonvenir le problème. Mais ce n'est qu'un sophisme, qui gâte son bel édifice philosophique. Descartes sur ce point a repris l'erreur constitutive du transcendantalisme, qui n'a jamais résolu le problème et qui a accepté d'introjecté le néant dans son système en ne définissant jamais ce que l’Être. 
Mais il lui a donné une inflexion particulièrement habile. Il propose que le défaut existe dans le domaine du langage, pensant sans doute que le langage étant un domaine particulier qui appartient au réel sans y appartenir vraiment, il arrive ce faisant à réduire le problème. En effet, le langage peut être tenu pour un domaine extérieur au réel, puisqu'il parvient à l'évaluer. Or, cette argutie ne réussit qu'à masquer le problème et à le reporter, ce qui revient après tout à reprendre la stratégie transcendantaliste en l'aménageant et en la rendant encore plus cachée, donc moins accessible à la révolution expérimentale, qui entend abolir la méthode métaphysique. Mais peut-on tenir cette position sur le plan rationnel? Bien entendu que non. Aussi "à part" soit-il, il n'en demeure pas moins que le langage est un domaine réel comme les autres. 
Dans tous les cas, le système philosophique que construit Descartes comporte un vice caché, et d'autant plus vicieux qu'il est caché.Ce vice n'est pas une mauvaise conception métaphysique ou ontologique. Ce problème, c'est  qu'il a voulu résoudre la crise née de la révolution expérimentale. Descartes était un novateur dans le conservatisme, et non pas un innovateur comme on le présente trop souvent. La nuance est importante. On passe à côté du geste de Descartes si on ne le comprend pas comme tel. En science, Descartes, qui était grand mathématicien, voulut là aussi être le premier scientifique de son temps. Mais sa méthode consista à accommoder la méthode expérimentale à sa conception de la métaphysique, selon laquelle c'est la raison qui décide sans vérification extérieure. 
Cela explique qu'il échoua sur toute la ligne, car aujourd'hui on sait qu'il ne suffit pas de se montrer rigoureux pour obtenir la vérité sur le plan physique (au sens large). En métaphysique, le problème est plus épineux, car on ne peut vérifier à l'intérieur du réel que la conception de l'ensemble du réel est bonne. il faudrait pouvoir bénéficier d'un point de vue extérieur au réel pour y parvenir. comme ce n'est pas le cas, en tout cas pour le moment, nous nous situons dans un indécidable assez fort. Raison pour laquelle Descartes n'est pas discrédité, alors que ses mérites insignes sont entachés par des errances coupables. Je ne me montre pas sévère en disant cela, Descartes l'admirable philosophe n'a réformé la métaphysique scolastique déclinante qu’en la rendant encore plus indécidable, c'est-à-dire en la soustrayant à toute possibilité d'être réfutée. 
Aristote fut réfuté scientifiquement par la méthode expérimentale. Craignant que cette réfutation mette également en danger la métaphysique de l'Autorité philosophique du Moyen-Age, Descartes intervient pour rendre la métaphysique indécidable. Mais on constate après coup, et avec la netteté que confère le recul de 4 siècles environ, que le problème de la philosophie de Descartes, c'est qu'elle a encore plus introjecté le néant que les autres démarches philosophiques avant elle. Et le problème ne s'est pas amélioré depuis, puisque la philosophie moderne fonctionne sur le cartésianisme, quelle que soit les critiques intentées contre lui. Il convient donc d'isoler le défaut central et fondamental de Descartes. Et ce défaut, c'est donc que le néant existe dans le langage, et donc existe dans le réel et vient détruire l'ensemble du système organisé de la manière la plus cohérente et admirable.
Dès lors, tout ce que Descartes considère comme positif n'existe pas. La certitude n’existe pas, la clarté pas davantage. Qu'est-ce que Dieu? Rationnellement parlant, quelque chose cloche, un virus qui a insidieusement contaminé tout le réseau philosophique, de telle sorte que le non-être contamine tout l'être et toutes les valeurs de l'être. Raison pour laquelle au final on ne sait pas bien ce que Descartes a connu; on ne sait pas bien ce qu'il appelle la lumière naturelle; et on ne sait pas bien s'il a réussi à réconcilier la connaissance physique avec la connaissance métaphysique. Mais ce qu'on devrait plus savoir, c'est que Descartes a réussi le miracle de dissoudre la connaissance dans l'indéfinissable, de telle sorte que tout ce qu'il peut dire, c'est que l’Être comprend du néant. C'est un terrible aveu d'échec métaphysique.

mardi 11 septembre 2018

La limite de l'être

Pourquoi a-t-on perduré pendant si longtemps dans le transcendantalisme? Je ne saurais donner de datation précise quant à l'apparition du transcendantalisme, puisqu'on ne sait au juste quand l'homme est apparu. Mais disons que le transcendantalisme est la mentalité atavique que l'homme défend depuis ses "commencements". Autrement dit, il n'est pas possible de répondre à la question des origines, peut-être tout simplement parce qu’elles relèvent du fantasme. Mais il est possible, et c'est l'essentiel, de se demander pourquoi le transcendantalisme n'a pas changé. Le problème que cette question suscite, c'est : pourquoi une conception si déficiente a perduré? 
La réponse serait qu'elle a perduré, parce qu'elle n'avait contre elle que le nihilisme et que le nihilisme était plus déficient encore. Ce ne serait pas dans l’absolu que le transcendantalisme témoignerait de sa valeur, mais en fonction du nihilisme. Son avantage serait qu'il se montre pérenne, quand le nihilisme se montre destructeur et autodestructeur. Mais cela ne signifierait pas pour autant, et tant s'en faut, qu'on ne peut améliorer le transcendantalisme. Pourquoi n'a-t-on jamais cherché à l'améliorer? Parce que le transcendantalisme signifie qu'on reste en terrain connu, alors que toute tentative d’amélioration implique qu'on sorte de cette sphère rassurante.
Nous nous trouvons confrontés à la peur de sortir de l'être. Raison pour laquelle le nihilisme a perdu : parce que sa sortie de l'être était inacceptable. Encore proposait-il seulement qu'on sorte de l'être en envisageant qu'existe en plus le non-être, c'est-à-dire qu'on n’envisageait de sortir que négativement de l'être. Le nihilisme restait assujetti à la borne indépassable de l'être. La sortie de l'être signifie la sortie positive de l'être, l'idée selon laquelle il existe un élément positif  qui n'est pas de l'être. Dans ce cas, ce qui va changer n'est pas la connaissance qu'on se fait de la réalité, entendue, non comme le réel au sens étymologique, mais comme notre expérience de l'existence, excédât-elle l'être. 
Ce qui change, c’est notre conception de l'existence, notamment de la mort. Autrement dit, c'est une pense religieuse qui vient corriger la pensée atavique du transcendantalisme. Elle porte sur l'idée qu'il faut envisager autrement l'existence après la mort. Ce qui change ainsi, c'est la connaissance métaphysique. Nous ne pouvons plus envisager une vie inutile, où l'être redouble sans raison l’Être, alors qu'il n’existe que de l'être, mais il faut accepter l'idée selon laquelle l'être coexiste constamment avec cette réalité qui est autre.

dimanche 2 septembre 2018

La joie ivre ou la vraie nature de l'alcoolisme

Le fait que Rosset ait été alcoolique ne ressortit pas de l'anecdote people. Car l’alcool joue comme un puissant anxiolytique contre la réalité. Bien entendu, Rosset avancera qu'il n'est pas un alcoolique ordinaire. Les alcooliques ordinaires sont des délirants, lui est un alcoolique extraordinaire, c’est-à-dire voyant. Cette argutie rappelle l'arbitraire avec lequel Rosset compose quand il veut définir. Le réel étant le réel, il est indéfinissable. Donc il est à la merci de l'usage qu'on en fait. Usage extraordinaire dans le cas des gens extraordinaires, et Rosset est extraordinaire, lui qui est normalien, très cultivé, reconnu comme philosophe hétérodoxe, etc. Usage ordinaire, qui ferait que n'importe quel crétin prétendrait avec idiotie, cette fois dans son sens premier et courant, que le réel est le réel. Il y a donc deux usages de la définition tautologique, comme il y a deux usages de alcool.  
Revenons à un peu de bon sens. Quand on en vient à prétendre que la même chose présente deux sens diamétralement opposés suivant son usager, on sombre dans l’arbitraire, donc la partialité. La tautologie veut tout et rien dire à la fois, selon Wittgenstein? Mais selon Rosset, créateur de sa petite secte philosophique postspinoziste, postschopenhauerienne et postnietzschéenne, la tautologie veut tout dire, non pas en général, mais pour lui et ceux qui sont dignes de se réclamer de lui. Le critère produit sera informulable : c'est à Rosset de le décider, et maintenant qu'il est mort, c'est à ses thuriféraires que revient cette charge honorifique. Le résultat n'est pas seulement dangereux, puisque le même comportement peut engendrer deux verdicts opposés : l'un sera digne du réel, et réaliste en ce sens; l'autre en sera indigne, parce que le même usage qu'il fait contrevient aux réquisits rossétiens, qui fonctionnent sur la domination que l'on est capable de proposer dans le réel, reprenant la définition spinoziste de l'accroissement de la puissance individuelle.
On voit le résultat avec l'alcool : en décidant que l’alcoolique extraordinaire fait un usage extraordinaire de l’alcool, c'est-à-dire est un voyant qui voit le réel tel qu'il est, tandis que l’alcoolique ordinaire est  un raté qui fait un usage illusoire et hallucinatoire du réel, Rosset accepte que la proposition A puisse signifier à la fois A et non A, autrement dit tout et son contraire. Le résultat concernant la philosophie de Rosset est catastrophique : il ruine tout simplement la possibilité que son propos soit pertinent, puisque la même chose peut vouloir dire les 2 opposés. Pratiquement, cela signifie que Rosset sombre dans l'illusion, en défendant que ce qui est illusoire le plus souvent est aussi l'acmé de l'expression réaliste quelques fois, quand l'individu qui l'exprime est exceptionnel. C'est embêtant pour celui qui se veut l'expression exclusive du réel sauce nietzschéenne. La raison pour laquelle ce qui est illusoire ne peut être en même temps véridique est simple : parce que le principe de non contradiction est vrai et a toujours été tenu pour tel. 
De ce fait, soit ce qui est illusoire est illusoire, et alors tout est illusoire. Soit ce qui est illusoire n'est pas illusoire, et alors tout est vrai. Ce qu'il importe de savoir est : si l’alcoolisme est bon ou mauvais. Chacun sait que l'alcoolisme est mauvais, et comme tel, qu'il est illusoire. Cela implique que Rosset raconte bien entendu n’importe quoi et qu'il n'existe pas plus d’alcoolique voyant qu'il n'existe de toxicomane voyant en général. Un alcoolique peut être un voyant, mais au sens seulement où il l'aurait été encore de manière plus s'il n'avait versé dans son addiction. Ce qui est valable pour Baudelaire ou Brel vaut aussi pour Rosset. Baudelaire n'avait pas besoin des parais artificiels pour être un grand poète et un grand écrivain en général; Brel aurait été un meilleur chanteur encore s'il avait moins bu; idem avec Rosset, qui a sans doute bu pour oublier qu'il ne supportait pas la compagnie du réel.
Raison pour laquelle il a passé toute son existence à écrire des livres fort bien écrits et fort sophistiques sur le réel. Pourquoi Rosset buvait-il? Mais parce que le réel l'angoissait et que la philosophie qu'il avait choisie, entre Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche, n'avait fiat qu’accroître son angoisse. Comme les malades qui choisissent le poison pour se soigner, Rosset choisit Nietzsche pour guérir de son spleen. Autant dire qu'il se vouait à plus de souffrance encore, si l'on se souvient que la méthode de Nietzsche consiste à accroître le mal pour mieux le guérir. En réalité, l’alcool est un des plus sûr moyens de s'aviser que son utilisateur se tient dans le déni du réel. Mais là encore, je ne crois pas qu'il soit besoin d'aller bien loin pour obtenir la confirmation de ce que j'avance. Dans un entretien avec Christine Goémé dans l'émission A voix nue en 1994, à partir d'1 heure et 4 minutes, Rosset déclare : . Il a certes en plus le sentiment d'être plus dans la réalité que les autres, mais, outre qu'il retombe ce faisant dans le subjectivisme furibard et le contentement de soi, ce n'est pas parce qu'il estime bien connaître l'histoire de la musique ou des vins qu'il tient une conception générale du réel qui est réaliste.

dimanche 26 août 2018

L'histoire du Dieu caché

Le Dieu caché a déclenché des tonnes d'interprétations brillantes pour défendre l'idée de Dieu contre les arguments matérialistes, selon lesquels Dieu a besoin d'être caché parce qu'il n'existe pas. Autrement dit : tout ce qui est caché n'existe pas. Mais pour le croyant, la critique vaut a fortiori : comment expliquer que Dieu soit caché s'Il existe, vu sa perfection? Si c'est parce qu'il est au-dessus de nos capacités de perception et de compréhension, comment expliquer qu'Il n'en tienne pas compte, alors que c'est Lui qui nous a créés? Autrement dit : Dieu serait pris par un défaut d'incohérence selon les propres critères religieux qui en font l’Être parfait.
Dès lors, il semble que Dieu ne puisse pas être caché. L'argument pour explique que Dieu soit caché à l'homme est qu'il est infini. Mais cet argument n'est guère solide, car on voit mal pourquoi Dieu, qu'Il soit fini ou infini, s'Il peut tout, ne pourrait se montrer d'une manière ou d'une autre. On en revient alors à l'objection : Dieu n'est pas parfait, d'une manière ou d'une autre, et s'Il n'est pas parfait, alors c'est qu'Il n'existe pas, en tout cas comme tel, c'est-à-dire comme Dieu.  Nous affrontons le problème de l'ontologie, de la théologie, de la pensée au sens le plus large, que j'appelle le transcendantalisme : c'est qu'elle estime que le réel étant incomplet, l'être dont il est constitué doit être complété. Mais comment le compléter? Même la décision de le compléter ne va pas de soi, puisque certains estiment que tout est contenu ici et maintenant, comme les matérialistes. Les nihilistes, dans le sens que j'ai donné à ce terme, et non pas au sens des idéologues du 19ème siècle et plus largement de ceux qui pensent que l'être est une erreur et qu'il est urgent de retourner au néant, c'est-à-dire de mourir, pensent que ce qui complète l'être, c'est précisément le non-être.
Le transcendantaliste est celui qui prend la décision de compléter l'être par l’Être. Son raisonnement est le suivant : nous ne connaissons que de l'être, donc il n'y a que de l'être. Comme il n'y pas que de l’être, mais que le réel est incomplet, alors il faut que ce qui complète l'être soit l’Être. Le problème est qu'on ne parviendra jamais à le définir. On aboutit alors à notre problème du Dieu caché. Il est pourtant une hypothèse assez simple : si l’Être n'a jamais été trouvé, c'est qu'il n'existe pas. Or cette affirmation ne signifie nullement qu'il n'y ait rien d'autre que de l’être ou du réel. Elle signifie seulement que le complément n'est pas forcément de l’Être et qu'il ne l'est probablement pas, précisément parce qu'on ne l'a pas trouvé. 
C'est la thèse que j'aimerais défendre : il n'y a pas de Dieu caché, il y a seulement que ce qu'on nomme Dieu n'est pas de l’Être, mais de la malléabilité. Dans ce cas, nous ne pouvons pas apercevoir Dieu, puisque ce que nous nommons Dieu est différent de nous. Qu'entend-on alors par Dieu? Même s'il est lapidaire de répondre à une telle question en une phrase, je pense que Dieu est différent, et non caché, au sens où il est un projet en construction, qui a commencé par quelque chose de rudimentaire, qui se développe. En gros, Dieu, c'est l'impulsion qui ensuite laisse se développer la création qu'il a mise en branle. Mais ce n'est pas la perfection, dont on se demande bien pourquoi il ne se révèle pas dans toute sa splendeur à l'homme, d'autant qu'on pourrait se demander au préalable pourquoi même il a créée l'homme et la création en général, vu qu'il n'en a pas besoin et qu'elle exprime l'imperfection.
On obtient ainsi la réponse à notre question initiale : Dieu n'est pas caché, mais différent. Il est normal qu'on ne le voie pas. Sa particularité serait ainsi de s’enrichir de la création, auquel cas cette dernière a un sens. Ce qui signifie qu'après la mort, nous formons ce que nous nommons Dieu, nous ne disparaissons pas, mais pas au sens où nous rejoignons la perfection qui existe déjà, mais au sens où nous améliorons ce qui est un véritable work in progress.


dimanche 19 août 2018

Le droit à la crédulité

La crédulité est connotée négativement, alors qu'elle est une très bonne chose : car elle sanctionne la limite de la croyance, celle de croire à quelque chose sans fondement solide (ou très léger). Qu'est-ce qu'un fondement solide? Ce n'est pas quand on peut justifier d'une croyance, sans quoi il n'existe pas de croyances solides, ni les croyances les plus évidentes et terre à terre, ni les croyances religieuses, qui désignent les croyances, alors qu'on tend à les prendre pour douteuses. En réalité, toute croyance est douteuse, car on peut douter de tout et on ne peut jamais se déprendre du doute, si l'on commence à examiner ce dont on ne peut douter. Le sceptique triomphe dans le moment même de son échec : car il a beau jeu d'affirmer qu'on ne peut le contredire, puisqu'il n'affirme rien.
Peut-on vivre sans oser dépasser le doute, ce qui par une image se retranscrirait par l'obligation que l'on a de faire un pas en avant si l'on veut marcher - et de se rendre compte que ce faisant, on n'a rencontré ni précipice, ni obstacle et qu'il n'est pas si difficile que cela de marcher? On répondra en examinant la manière qu'on a de vivre : ce qui est difficile étant, non pas d'agir, mais d'agir de manière homogène et appuyée. Dès lors, se montrer crédule au sens où il s'agit d'un reproche justifié ne signe pas le fait de croire sans fondement, puisque croire implique qu'on ne dispose jamais de certitude, que la certitude soit un mythe - ou alors la certitude désigne un accommodement langagier selon lequel est certain ce qui s'avère très probable. Se montrer crédule, c'est rétablir des attentes justificationnistes, alors même qu'on se tient dans des domaines qui ne réclament pas d'examen plus approfondi que le fait de suivre son intuition la plus immédiate et la plus évidente. Mais n'est-ce pas le propre de la croyance de s’appuyer sur le critère de l'évidence, selon lequel il n'est surtout pas besoin de justification pour bien croire - tout comme il n'est pas besoin de justification pour ne pas verser dans le scepticisme?
Dans ce cas, la crédulité est un mauvais usage de l'évidence, selon lequel notre faculté de discernement ou de jugement fonctionne mal. Mais il n'y a pas grand chose à faire, puisqu'il n'existe pas un critère a posteriori qui permette de distinguer le vrai du faux de manière certaine - il existe des critères de vérification qui peuvent assez bien fonctionner dans le domaine théorique, bien qu'ils ne nous prémunissent pas de l'erreur, mais ces critères fonctionnent assez mal dans l'instantanéité, à partir du moment où on ne peut demander un temps de recul pour agir en direct, de manière instantanée. La limite entre croyance bonne et crédulité, c'est un problème de fiabilité de notre faculté de jugement, et c'est la raison pour laquelle on a voulu compenser le scandale de notre faillibilité par des critères intellectuels, alors que le jugement n'est pas distinct de l'intelligence, mais constitue seulement une de ses applications (comme comprendre en est une autre, et les deux sont connexes et contigües).
Force est de nous rendre compte, et il est donc mieux de l’accepter, que notre structuration intellectuelle et identitaire ne dépend pas plus de nous que notre structuration corporelle. Quoi qu'il en soit de ce sujet épineux concernant la manière d'aborder la réalité, ce qu'il importe de constater ici est que nous ne pouvons améliorer l'erreur qu'en croyant. En particulier, parmi les modalités de l'erreur, la crédulité constitue une erreur qu'on ne peut éviter qu'en proposant des croyances élaborées et éprouvées. Qu'est-ce que la crédulité, si ce n'est de la naïveté et de l'absence de réflexion que l'on travestit en pureté et en candeur? Le crédule est bien puéril s'il se refait avoir une seconde fois. Guérir de sa crédulité ne consiste pas à changer ses croyances en certitudes, car cela n'est pas possible, l'erreur méthodologique de Descartes en témoigne. Il faut pour ce faire éprouver et approfondir ses croyances, de telle sorte qu'on ne se satisfait pas de croyances récentes, ni superficielles, mais qu'on les aguerrit.
La crédulité peut aussi signifier la forme transitoire, qui ne demande qu'à s'améliorer, la croyance jeune et sans expérience. C'est cette crédulité que je voudrais réhabiliter, car elle constitue le gage d'idées nouvelles. Ne croire que dans des croyances éprouvées pour se prémunir de l'erreur, c'est décrépir dans des formes de pensée éculées et stéréotypées. Chercher le moyen de ne pas se tromper est ainsi rarement bon signe, n'en déplaise à Descartes. Ce qui est bon signe, c'est de chercher le moyen d'éprouver sa crédulité, c'est-à-dire ses croyances nouvelles, dans des formes d'expérience. Mais ce n'est pas toujours possible. Ce qui est possible en science l'est beaucoup moins en philosophie, où les recherches par définition sont destinées à ne pas recevoir d'applications concrètes, sans quoi ce n'est plus de la philosophie, mais déjà de l'action. 
C'est quand on évite la crédulité qu'on sombre dans la verbosité et la préciosité rhétorique, en pensant qu'en ne maniant que des idées anciennes et reconnues, voire prestigieuses, on ne risque pas de se tromper. Quand on ne se trompe plus, c'est le signe qu'on a définitivement quitté le domaine de la vérité. Il faudrait ainsi distinguer entre la crédulité qui consiste à estimer que tout ce à quoi on croit est vrai et la crédulité qui rappelle que les croyances plus fécondes sont celles qui ne sont pas adoubées et devenues des objets d'adoration qu’on n'a plus le droit de contester.

mercredi 15 août 2018

La différence et la représentation

Toute l'histoire de la philosophie tient dans un effort, qui constitue l'effort emblématique de la rationalité : trouver un point extérieur à partir duquel seulement il peut juger du réel. La plupart des rationalistes ont jugé que cette opération était possible, tandis qu'un petit nombre jugeait qu'il était possible de juger sans point de vue extérieur. Ces gens pensaient que la représentation humaine correspondait naturellement et parfaitement avec l'agencement du réel. Les autres pensèrent que les choses étaient un peu plus compliquées et que s'il fallait trouver un point de vue extérieur, c'est parce que, en gros, la représentation ne pouvait concorder d'elle-même avec le réel. Par contre, il était possible qu'elle concorde, à condition qu’elle n'en reste pas à son point de vue initial, qui est le point de vue interne. Il fallait donc qu'elle trouve un point pour sortir de son point de vue initial, un point qui soit extérieur. Ce point, elle estime l'avoir trouvé avec l’Être. En jugeant à partir de l’Être, elle pense pouvoir évaluer et critiquer l'être, c'est-à-dire le réel ou ce que Heidegger nomme le domaine des étants. 
Le problème est qu'on peut se demander si cette démarche, qui est la démarche ultra majoritaire de la philosophie et de la pensée en général, incluant la théologie, est valable. On peut se le demander en constatant qu'elle n'a jamais proposé de réponse qui soit seulement recevable. Beaucoup d'érudition et de brillant conceptuel; mais pas de réponse. La critique qu'on pourrait adresser à cette démarche, dont la légitimité fonctionne sur la popularité, est qu'il est loin d'être évident qu'elle ait vraiment isolé un point de vue extérieur. En d'autres termes, en promulguant l’Être comme le point de vue extérieur de l'être, la philosophie a sans doute fait fausse route. Car elle n'a fait qu’hypostasier l'être, c'est-à-dire en rester au même. Il faudrait préciser que la leçon de cette démarche, c'est que, pour trouver un point de vue qui soit vraiment extérieur, on ne peut en rester au même. Il faut trouver un point qui soit différent. Ainsi, l’Être ne peut correspond au point extérieur de l'être. 
Il faut trouver un point véritablement extérieur. La philosophie ne l'a jamais fait, car en s'en tenant à l’Être ou à l'un de ses synonymes, elle en restait à sa zone de confort, une zone parfaitement maîtrisée par la raison, sans se demander si tous les efforts conceptuels pour trouver ce qu'est l’Être n'ont pas abouti à créer des illusions. Dans ce cas, cela signifie que nous nous mouvons dans un univers où l'on peut avoir le sentiment qu'on a trouvé quelque chose, alors que ce qu'on a trouvé est bien quelque chose, mais aussi quelque chose de faux. Cas avec la découverte de l’Être, qui correspond bien à quelque chose, à un besoin, au besoin d’extériorité, mais qui constitue une mauvaise formulation de ce besoin bien réel. L'erreur ne signifie donc pas ce qui n’existe pas, mais ce qui existe et qui est mal formulé. L'hypothèse de l’Être signifierait ainsi qu’à partir d'un besoin réel, d’extériorité, on en est venu à une mauvaise formulation, l’Être.
Il faudrait ainsi revoir la formulation, sans jamais basculer dans la tentation selon laquelle représentation = réel. C'est pour cette raison que j'ai proposé que l'on remplace l’Être par la malléabilité - mais c'est une autre affaire. On basculerait ainsi dans une autre manière de considérer la réalité qui nous entoure. Le principal changement serait que nous ne serions plus obligés de recourir à des raisons douteuses et contestables pour expliquer que ce qui est l’Être a besoin de l'être; nous pourrions expliquer de manière satisfaisante que la malléabilité coexiste avec l'être, alors que Platon, quand il affirmait que l’Être englobe l'être, exactement l’essence des formes et le sensible, devait imposer cette coexistence qu'il ne pouvait expliquer. On notera en particulier que la coexistence que propose Platon est une forme forte de coexistence, de l'englobement, ce qui signifie que l’être est une partie de l’Être.

mardi 31 juillet 2018

Penser la simultanéité

On estime souvent que la cause est supérieure à l'effet, étant précisé que l'on entend ici la cause métaphysique, et non la cause au sens scientifique. Dans son sens scientifique, la cause est définie par Descartes, grand causaliste et grand internaliste devant l’Éternel (les deux sont liés), comme au moins égale à l'effet. Mais Descartes lui-même indique que la cause métaphysique est forcément supérieure, puisque Dieu est la cause et que Dieu est parfait. Si l'on se rend compte que la cause n'est que le début du processus, nécessairement inférieure à la construction de ses effets successifs, on est finaliste, au sens où l'on estime que la fin importe plus que la cause, mais on tomberait dans la même erreur d'illusion si on estimait qu'il existe une fin ultime, comme il existe une cause ultime. Dans les deux cas, on se montrerait ultimiste. Or l'ultimisme est l'illusion générale, commune au causalisme comme au finalisme, selon laquelle on ne saurait sortir de notre expérience courante et ordinaire de l'être. Autrement dit, l'être étant ordinaire, il est indépassable quand on veut penser à ce qui est (ce qu'on est comme ce qui est extérieur à ce qu'on est).
Cela implique que le réel soit formé d'une manière homogène, seulement avec de l'être, ce qui ne va pas de soi, et qui pose des problèmes plus nombreux, voire insurmontables, que si on part de l'hypothèse tout aussi intuitiviste, mais opposée, selon laquelle le réel est fondamentalement constitué de différence et de simultanéité. Mais comme on n'interroge que rarement les choses les plus importantes, on se rend compte que les philosophies déroulent des arguments d'une logique impeccable, à partir de fondements le plus souvent impensés et dont les problèmes se révèlent, si on prend la peine de les examiner, cachés avec une grande ingéniosité et une parfaite mauvaise foi. Si l'on congédie le causalisme comme le finalisme, que reste-t-il? Les philosophes seront nombreux dans la tradition à répondre qu'il ne reste rien et que c'est pour cette raison qu'il convient d'embrasser l'une deux deux hypothèses - le causalisme présentant l’avantage non négligeable de correspondre à la forme logique du raisonnement humain, quand le finalisme semble parfois séduisant sur le plan métaphysique, mais impraticable le plus souvent dans nos expériences de pensée.
Reste une dernière alternative : quand on dit qu'il ne reste rien, il reste précisément quelque chose : à interroger ce qu'on entend par rien. Donc à constater que ce qu'on appelle rien ne l'est pas, rien. Il est quelque chose. C'est en ce sens qu'on peut défendre une autre option, jamais envisagée : la simultanéité. C'est-à-dire qu'il existe autre chose que de l'être; ce qu'on nomme le rien. Et si l'on admet cette hypothèse hardie, il faut bien qualifier le différent de l’être. Autrement dit, renommer le rien. Mais ce rien ne peut exister avant ou après, comme cause première ou comme fin ultime. Il faut donc qu'il existe en même temps, sinon il retombe sous les mêmes critiques. Même si le nihilisme se rapproche du transcendantalisme sur le point capital de ne considérer comme pensable que l'être, en revanche, il présente la différence et la vertu de prôner la simultanéité. Le nihilisme proposait certes le mode de vie de la destruction généralisée, ce qui explique qu'il ait été oublié et que le transcendantalisme n'ait eu aucune peine à le dominer d'une manière quasi unanime (au point que, de nos jours, on tient le nihilisme comme marginal). Mais pas seulement.
C'est ainsi que, sur la simultanéité, Démocrite et ses successeurs de l'atomisme expliquent bien que le vide coexiste avec l'être. Selon eux, on ne peut penser le réel sans le penser de manière simultanée. Et sur ce point, ils ont vu juste. Comme ils ont raison sur l'idée de différence, et non d'homogénéité, qui caractérise le réel. Le nihilisme n'est ainsi pas qu'un mouvement dangereux et à oublier. Il part aussi d'intuitions justes, à condition de préciser qu'elles mènent ensuite vers la destruction. La simultanéité nihiliste ne permet ainsi pas de donner voix à une idée nouvelle, originale et viable, car elle amène l'idée selon laquelle la destruction est nécessaire et de ce fait souhaitable pour la valider. Raison pour laquelle on a oublié cette thèse, en l'assimilant (hâtivement) au nihilisme. La simultanéité ne sera viable que si elle réussit à échapper à la destruction. Qu'est-ce que la destruction? C'est la mauvaise représentation. Disparaît par exemple le sujet qui se trompe totalement (ou grandement). 
La simultanéité nihiliste signifie que tout est ici et maintenant. Sous-entendu : ici et maintenant dans l'être. Mais, justement, dans l'être. Quand le nihilisme dit, autre intuition profonde, qu'il n'y a que de l'être, il ne développe pas cette intuition que pour y ajouter le non-être. Or le non-être n'étant pas défini, il bascule dans l'irrationalisme. Dès lors, le nihilisme rejoint le transcendantalisme sur la question de l'identité du réel avec l'être : pour lui aussi, il n'y a que de l'être, à partir du moment où l'alternative du non-être ne se pense pas. La simultanéité nihiliste se montre ainsi destructrice. Mais la simultanéité telle que je l'entends s'ancre sur une conception du réel qui considère qu'il n'y a pas que de l'être, mais que le non-être n'est pas du rien et du non définissable, mais quelque chose qui n'est pas de l'être et qui se trouve être de la malléabilité. 
Dans ce cas, la simultanéité signifie qu'il y a quelque chose d'autre dans l'ici et le maintenant que de l'être. La simultanéité ne se limite pas à ce que l'être présente et propose. La simultanéité signifie que l'être est en même temps autre chose que de l'être, ce qu'il ne perçoit pas. C'est cette question qu'il importe de considérer et d'opposer au causalisme et au finalisme quand on estime que la conception homogène du réel ne vaut pas.

lundi 16 juillet 2018

Qu'est-ce que la vérité?

On comprend que l'évaluation soit au centre de la philosophie quand on se rend compte que la principale erreur de la quête de l'origine comme vérité consiste à croire que la vérité existe de manière donnée, stable, immuable - qu'on peut donc la retrouver, comme la quête du temps perdu qu'entreprend Proust dans sa grande œuvre.
Si au contraire, on comprend l'alternative à l’Être, la malléabilité, comme ce qui n'est pas de l'être, mais du mouvant par excellence, alors l'évaluation reprend tout son sens : elle n'est pas une fonction de jugement approximative, secondaire par rapport au véritable jugement, qui est stabilité, mais le jugement même (le jugement donné et stabilisé étant au contraire ce qui est secondaire autant que provisoire).
Ne vaut que ce qui est évaluatif, ce qui explique le peu de valeur de mouvements comme le positivisme - ou tout moment qui pense que la vérité est donnée et atteignable (comme le matérialisme). Dans ce cas, ce qui est à évaluer, ce n'est pas la malléabilité, qui comme propriété d'ensemble ne peut être évalué de l’intérieur, mais le fait que l'être change, et qu'il change suffisamment pour qu'il ne soit pas le même.
En fait, quand on avance qu'un grand penseur a vu quelque chose de nouveau que les autres n'ont pas vus, on estime qu'il a plus vu la vérité que les autres, vérité qui existe déjà; alors que si la vérité est évaluation, elle est toujours à faire et celui qui a vu du nouveau est celui qui l'a produit.

vendredi 29 juin 2018

L'hyperbole complotiste

Le complotisme exagère la portée du complot, fût-il important, par exemple s'il se trouve d'ordre collectif, au sens où il utilise des institutions. Il estime en effet qu'un complot peut régir la totalité de la société, non seulement dans la suite immédiate de son effectuation, mais aussi de manière prolongée. Plus le complotisme est prononcé, plus il estime cette possibilité plausible, voire certaine, au point que certains deviennent des généalogistes snobs, sauf qu'au lieu de dresser la généalogie des familles aristocratiques les plus chic, ils dressent la généalogie des familles qu'ils estiment les plus diaboliques, parce que leur diabolisme explique leur longévité et constitue le fonctionnement attitré pour l'homme.
En réalité, le complot ne fonctionne pas. C'est dire que sa longévité est quasi nulle. Il donne l'illusion de fonctionner dans les premiers instants, mais il exprime une tentative désespérée d'élites en décrépitude pour conserver leur pouvoir et rendre le changement de fond favorable.
Bien entendu, c'est impossible, car le pouvoir de quelques hommes ne peut contrecarrer une tendance de fond qui est bien entendu personnifiée par des hommes, mais qui vient de plus loin, qui exprime un changement d'ordre réel. Les hommes ne contrôlent pas tout le réel, c'est une évidence, mais sont dépendants de données extérieures qui les dépassent, au point que le plus souvent ils ne les identifient pas. D'autre part, les actions collectives humaines obéissent souvent à une dépersonnalisation, au sens où ce sont des mouvements de fond au sein de la société qui prédominent et que les individus qui les réalisent n'en ont que partiellement conscience (de telle sorte qu'ils ne peuvent véritablement comploter, raison pour laquelle le complot rate le plus souvent).
Mais la tentation d'interprétation complotiste surgit sans doute comme le désir pour l’homme de contrôler son univers, ce qui ne sera possible que s'il accroît ses connaissances, et les capacités techniques qui s'en suivent. C'est sans doute la véritable question : pourquoi le désir complotiste surgit-il, notamment aux périodes de crise? Parce que l'homme aimerait bien tout contrôler. Mais si c'est une hypothèse envisageable dans un avenir lointaine, par contre, ce ne pourra se faire de la manière dont le complotisme l'envisage, c'est-à-dire par la seule volonté.

lundi 4 juin 2018

La conscientisation

Nous ne parvenons pas à nommer le comportement pourtant évident selon lequel nous ne sommes pas mus par la raison pour une bonne part de nos comportements. La psychanalyse prétend nommer sous le terme d’inconscient ce comportement. Mais elle en reste à du négatif (in-conscient), sans parvenir à nommer positivement ce que recouvre le terme d'inconscient. 
En outre, il ne connote pas une faculté, plutôt la description négative d'un état qui est la réunion de toutes les facultés s'opposant à la conscience. Ce que nous nommons raison est conscient. Descartes et à sa suite un Sartre décident que la raison peut s’emparer de n'importe quel sujet qui a affecté la conscience et le rendre conscient.
Pourtant, contre cet élan de rationalisme que nous aimerions être vrai, car il indiquerait que la raison est capable de gouverner la plupart de nos comportements, mais qui se montre faux, il faut bien admettre que la raison n'est capable de se montrer active que dans les cas qui sont considérés comme préalablement acceptables par nos émotions. Autrement dit, notre système affectif précède notre activité rationnelle, au point qu’elle l'influence, ce que Spinoza reconnaît, en décrétant que le désir précède la raison, mais Spinoza reste rationaliste en estimant que l'on peut rendre conscients la plupart de nos désirs, ou rationaliser nos désirs, en trouvant leurs causes fondamentales - au fond, Freud fait preuve du même optimisme métaphysique  par sa méthode psychanalytique en estimant que l'analyse est la bonne méthode pour parvenir à cet objectif. Comment faire pour que l'on ait conscience de la plupart de nos actions? A condition que cette exigence soit causaliste, c'est-à-dire qu'elle estime, ainsi que le font Descartes et Spinoza malgré leurs divergences par la suite, qu'il faut prendre connaissance de la cause pour se montrer conscient.
Or qu'est-ce qui indique qu'il faut être conscient de la cause pour être conscient? Imaginons par exemple que ce qui compte, ce n'est pas d'avoir connaissance de la cause, mais des effets. Dans ce cas, la connaissance de la cause importe seulement dans la mesure où elle peut permettre de produire une connaissance plus sûre, mais c'est une connaissance de type scientifique. Dès lors, ce constat portant sur le caractère arbitraire du causalisme indique que le causalisme se cantonne à des limites scientifiques. Donc il se montre limité, ce qui en dit long sur la nature du diagnostic qu'il porte sur l'inconscient, en l'ajustant seulement à ce que la raison peut en comprendre. 
Il convient de trouver une autre faculté que la raison si on veut échapper aux limites de l'inconscient et s'approprier notre conduite. Mais on ne pourra jamais s'approprier notre conduite au sens où cela impliquerait de tout connaître et de tout maîtriser, un fantasme rationaliste que même les rationalistes les plus fervents évitent de proférer. On sait que le mimétisme désigne cette faculté que l'on nomme l'inconscient, parce qu'elle n'est pas accessible à la raison, ce qu’on peut expliquer par le fait que la raison se déploie de manière individuelle, quand le mimétisme relève d'un fonctionnement découlant du réel, donc qui traverse les individus sans qu'ils s'en rendent compte - raison pour laquelle le mimétisme est réputé à juste titre comme inconscient. La seule chose qu'on peut proposer est que l'homme accroisse ses actions de créativité, de telle sorte qu’il puisse rendre conscient par la création dont il accouche le maximum de ce dont il est capable.  

samedi 26 mai 2018

Etre ou ne pas être

L’erreur est la réduction du réel à sa partie la plus visible. La partie est un ensemble stable, l'être. Par la suite, l'erreur se dédouble en deux hypothèses divergentes : 
1) soit l'on décide qu'il n'y a que de l'être, mais alors il faut admettre l'hypothèse connexe du non-être comme complément à l'être, puisque l'être est incomplet.
2) Si l'on ne se satisfait pas de cette hypothèse pour le moins contestable, dont le mérite est de permettre un définition claire, sur laquelle on peut se baser pour connaître, la deuxième est la principale : c'est la technique du prolongement, selon laquelle l’Être vient compléter l'être que l'on constate. 
Mais ce raisonnement est fragile : car rien ne prouve que la conjecture soit bonne, exceptée qu'elle est bien pratique, parce qu'elle est la plus simple. Or ce critère n'est pas une preuve, n'en déplaise à Ockham. Son succès dans l'histoire de la pensée vient ainsi et seulement du fait que sa simplicité constitue un critère satisfaisant et le plus accessible parmi les alternatives qui viennent compléter l'être fini.
Mais rien n'indique que ce soit la vérité, en témoignent les difficultés logiques qui se présentent et expliquent que l'hypothèse 1 n'ait pas disparu, dont la principale est sans doute que le raisonnement par prolongement, qu'on pourrait aussi appeler par adéquation, n'a jamais permis de découvrir qui était Dieu ou l’Être. En témoignent, pour prendre deux exemples disparates et éloignés historiquement, la Bible (je suis qui je suis, une tautologie) ou Heidegger (l’Être n'est pas l'étant).
On peut même estimer que ces techniques qui sont prises de manière assez pragmatiques et approximatives ne fonctionnent pas, puisque les résultats qu'elles donnent sont assez faméliques. Si on n'en a pas changé, c'est parce qu'on ne dispose pas d'autre alternative. L'hypothèse de la malléabilité peut fournir cette piste nouvelle, même si elle ne peut se prouver totalement, ce qui est impossible pour toute entreprise issue de la raison. Elle peut se targuer d'expliquer plus de problèmes que les deux hypothèses précédentes. Mais elle ne peut faire plus, car le secret de la raison, c'est qu'elle ne peut atteindre la vérité autrement que par tâtonnements et de manière provisoire.
Quant à la démarche religieuse, elle reste quoi qu'il arrive inféodée à un postulat : elle reprend le transcendantalisme, c'est-à-dire la méthode par prolongement, mais elle y ajoute l'idée selon laquelle c'est de l'extérieur que vient la vérité, non de l'intérieur.

mardi 22 mai 2018

Philosophie et religion

Répondre à cette question induit qu'on n'en reste pas à des réponses à vide, mais que, ce faisant, on participe à la tentative de sortir la religiosité de la crise qui se manifeste tout particulièrement en terre occidentale (et qui touche le restant du monde, à partir du moment où l'Occident domine le monde).
De plus, si le but de la philosophie consiste à mieux comprendre le phénomène étudié pour qu'il atteigne sa plénitude d'action, alors, en éclaircissant l'objet qu'elle étudie, la philosophie encourage sa pratique. Ainsi, l'explication qu'elle apporte à tel problème religieux rend sa pratique plus claire, donc plus légitime, sinon plus évidente.
Après tout, un tel point de vue recoupe une position bien connue en religion : l'idée selon laquelle la raison est nécessaire à la pratique religieuse, car on ne peut pratiquer correctement sans comprendre avec cohérence (position de saint Augustin). 
Ce faisant, n'est-il pas prévisible que les objets se trouvent philosophisés, au sens où la philosophie agit sur son champ de réflexion dans le moment où elle s'attache à le comprendre? J'ai l'intuition que nous vivons une période de mutation des formes religieuses et que leur renouvellement passe par l'obligation de mieux comprendre ce qu'est la religion.

samedi 12 mai 2018

Le coup de Descartes

Je pense que le problème central de Descartes tient à sa conception du langage. Plus exactement, il estime que ce dernier détient le pouvoir de décider de ce qui est réel ou n'est pas. C'est ainsi que Descartes peut estimer que le défaut ou le manque existent seulement dans le langage, sans exister dans le réel. Cette affirmation stupéfiante ne serait pas possible si Descartes pensait que le langage s'appuie sur le réel et ne peut s'en passer. Mais on comprend qu'il affirme cela si l'on s'avise que pour lui, le langage est le véritable terrain du réel et que ce que le langage peut inventer a plus de valeur que ce que le réel propose. C'est ainsi que Descartes peut déclarer sans trembler que le néant existe dans le langage sans exister dans le réel. C'est ainsi qu'il peut se tromper complètement sur la méthode scientifique, parce qu'il est un métaphysicien et qu'il veut perpétrer la tradition philosophique qui prévaut dans l'Antiquité, selon laquelle ce qu'on découvre par le raisonnement est le réel, tandis que ce qui est réel est bien moins vrai, en ce sens bien moins réel. 
Dès lors, on comprend pourquoi Descartes accorde tant de valeur au doute. Le doute est une valeur propre au langage. On peut dès lors douter comme on peut concevoir une licorne. C'est ici que le néant reparaît comme la valeur dont on comprend que Descartes l'enferme dans le langage. Car le danger de la méthode métaphysique consiste, non pas à faire confiance au principe de logique interne, mais à oublier que ce principe contient le meilleur de l'homme, sa capacité de créativité, comme le pire, c'est-à-dire sa capacité à oublier que le principe de créativité peut accoucher du rien. Raison pour laquelle les religions prennent tant soin de préciser, en préambule à toute démarche de foi, que l'homme se meut dans un environnement qui a été inventé par Dieu. C'est pour se prémunir de la principale menace qui guette l'homme, l’attrait du néant, dont on retrouve une retranscription exacte, quoique indirecte, avec le mythe de Narcisse.
Narcisse tombe à l'eau à force de se contempler. Il ne fait que scruter son propre reflet. Autant dire qu'il ne découvre rien de plus que sa propre image, soit ce qu'il connaît déjà, et intégralement. L'avertissement est clair : le rien signifie l'autodestruction finale, et souvent avant, ce qui n'est pas le cas avec Narcisse, la destruction de l’environnement (comme on le voit avec ce qui arrive à Jean-Claude Romand dans le roman de Carrère L'Adversaire, lui qui tue femme et enfants plutôt que d’accepter son mensonge). Le mensonge, c'est le néant. En langage religieux, le néant, c'est le diable. Descartes a pensé qu'en enfermant le néant dans le langage, il pouvait développer une métaphysique pleine d'être et garantie par sa plénitude. C'est l'inverse qui s'est produit.
En enfermant le néant dans le langage, il l'a contaminé. Toute son opération de doute, qui est censée lancer la connaissance certaine, constitue ainsi l'expression de cette contamination. Le doute consiste à penser qu'on va déterminer ce qu'est l'être en le passant au crible du néant. D'un point de vue logique, cette opération est contestable, puisqu'elle consiste à estimer que l'on peut trouver le vrai à partir du faux, c'est-à-dire à partir de son inverse. Mais la logique fait comme si le doute était une opération qui possédait de l'être. Or il n'en possède pas. Il est au mieux un doute partiel, auquel cas il est bel et bien quelque chose et se trouve utilisé très fréquemment. Mais il ne saurait être un doute total, comme c'est le cas chez Descartes, auquel cas il relève de ce que Descartes appelle lui-même le malin génie, c'est-à-dire que Descartes reconnaît lui-même la filiation de son doute total avec le diable, c'est-à-dire le néant en langage ontologique.

mardi 8 mai 2018

La fin de la psychologie?

Je fais juste une hypothèse : que ce qu'on nomme psychologie et psychiatrie au sens large ne soit qu'une branche de la neurologie. L'essor de la neurologie et des sciences cognitives indique ainsi que bien des problèmes vont être expliqués par le fonctionnement mécanique du cerveau (ce qui n'implique pas qu'il faille adouber le matérialisme, mais c'est un autre sujet, connexe). Du coup, la psychologie n'est que l'expression rationnelle dans le langage d'un problème qui n'est pas propre au langage, de la même manière qu'il n'existe pas de monde du langage indépendant du réel (ce qui invalide tant Freud et sa démarche psychanalytique que Descartes et sa rénovation de la métaphysique).
D'une manière générale, le fait de ne pas croire au pouvoir propre du langage, de ne lui prêter comme faculté que la fascinante aptitude à donner sens au réel, implique qu'il existe un fonctionnement extérieur au réel et que ce que nous nommons la conscience voit son propre fonctionnement se greffer sur quelque chose d'extérieur et de réel. De ce fait, l'intériorité est un mythe si l'on croit à son indépendance. La conscience a le pouvoir de susciter le langage, mais elle dépend étroitement de l'extérieur dans son fonctionnement même. L'externalisme signifie que tout objet n'est jamais souverain, indépendant, mais que la totalité qu'il crée, comme n'importe quel cors, est étroitement lié à un extérieur.
Dans le cadre de la psychologie, elle croit au fait qu'il existe un monde psychologique, alors que ce monde lui-même est tissé de part en part d'éléments réels, qu'il ne maîtrise donc pas. Les problèmes que l'on nomme physiques sont des maladies. Eh bien, abordons le monde de la psychologie de la même manière. Nous pouvons alors gager, de manière grossière et spéculative, que les problèmes psychologiques sont des maladies. Il doit même y avoir plus de maladies affectant le cerveau, du fait de sa complexité et de sa faculté à créer des distinctions et des nuances singulières, que de pathologies physiques.
On voit notamment le problème s'esquisser dans la découverte de plus en plus fréquente de maladies que l'on corrèle encore à des problèmes psychologiques, du fait d'anciennes habitudes consistant précisément à décrire le fonctionnement psychologique comme différent du fonctionnement physique, du fait de son indépendance (le fait qu'il existe un monde psychologique différent du monde physique et indépendant). Ainsi avec la sclérose en plaques, dont les problèmes pathologiques sont corrélées à des problèmes psychologiques, comme la dépression, fréquente. Ainsi des dégénérescences front-temporales, que l'on associe sans ciller à des délires comme la paranoïa.

mercredi 25 avril 2018

Le sens de la nécessité

Qu'est-ce que la nécessité? La liberté est ce qui suit la nécessité. qu'est-ce que la nécessité? Elle exprime l'idée selon laquelle il ne peut y avoir de non-être. Autrement dit, le réel est fait de telle texture qu'il est incompressible. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Parce qu'il n'est pas possible que la structure du réel disparaisse. Si on la recompose, elle est constituée de malléable. Or le malléable peut aller du minimum au maximum, se tendre ou se distendre, mais il ne peut se réduire à néant, car le minimum reste quelque chose qui au lieu de poursuivre dans la décroissance vers le rien rebondit vers du plus, comme un ressort. Il faudrait estimer que si un tel état advenait, ce qui ressortit de la reconstitution, il faudrait parler de contradiction. La contradiction s'avère indestructible, car incompressible. C'est dire que la contradiction signifie que l'on se situe dans l'impossible, c'est-à-dire la pensée de la destruction du réel.

dimanche 22 avril 2018

Le ressentiment du nietzschéen

Si vous critiquez un nietzschéen, il vous accuse de ressentiment, ce qui est très drôle, parce qu'il se réclame de la lucidité et du réalisme au sens premier du terme et qu'il se moque des marxistes qui considéraient qu'ils exprimaient l'objectivité scientifique, tandis que ceux qui n'étaient pas de leur bord exprimaient quant à eux l'erreur. Eh bien, le nietzschéen fait pareil, mais sans s'en rendre compte manifestement. Pour lui, tout individu qui le critique se roule dans la fange du ressentiment et du moralisme. Dans les deux cas, la critique n'est plus possible, parce que nos énergumènes pensent avoir atteint la vérité. Chez le marxiste, la vérité est historique, donc palpable (ce qui explique son échec assez rapide, les gens se rendant compte qu'il se trompe tout simplement). Chez le nietzschéenne, le mal est plus profond. Car il nie l'existence de la vérité au sens absolu. Il pense donc être dispensé de tous soupçons à ce sujet. Mais c'est l'inverse qui est vrai. Ce n'est pas parce qu'il pense que la vérité idéale et objective n'existe pas qu'il ne pense pas avoir raison. Dès lors, son mal est plus profond. Ne pouvant être contredit, il a toujours raison. Il suffit qu'il pense avoir raison pour avoir raison.

vendredi 20 avril 2018

Souvenirs de Clément Rosset

Après une éclipse de plusieurs mois, pour cause de travail universitaire, Koffi Cadjehoun revient animer son blog avec régularité.

La mort de Clément Rosset m'amène à noter en marge, comme il l'avait du reste fait pour Althusser son caïman d'Ulm, quelques réflexions sur quelqu'un que j'ai rencontré à plusieurs reprises entre 2003 et 2006. Certes, je lui dois beaucoup sur le plan philosophique, puisque je me suis remis à la philosophie grâce à ses livres. Mais non pas du fait de leur message, dont je n'avais pas bien saisi la teneur, ne gardant que mes préoccupations du moment, le fait qu'il écrivait bien, qu'il se montrait drôle, et qu'il estimait que l'on pouvait se montrer profond et écrire simplement.
Pour le reste, je n'avais pas compris quelle était la véritable philosophie de Rosset. Rosset avait un comportement qui était dangereux, surtout pour lui. Il buvait beaucoup, se voulait amoral, avait un côté que j'ai tout de suite trouvé très grand bourgeois cynique (alors qu'il m'a reçu avec une grande gentillesse et beaucoup de générosité). Quelque chose ne collait pas dans le personnage, quelque chose qui faisait peur. Avec le recul, je me demande s'il n'estimait pas que tout était permis dans l'existence à celui qui a compris que l'homme est la créature qui peut prendre tous les chemins, ainsi qu'il le définit dans le Réel. Sur ce point, je pense qu'on aurait pu le rapprocher d'Aristippe le cyrénaïque, dont le plaisir se montre volontiers totalitaire et pour cette raison inquiétant.
La joie de Rosset n'est pas une joie positive, optimiste. C'est une joie qui compose avec le tragique, c'est-à-dire qui entend naître de l'impossible. C'est dans cet esprit qu'il reprend la définition que Jankélévitch propose de la tragédie : alliance du nécessaire et de l'impossible. Rosset n'était pas un esprit très original. C'est aussi dans cet esprit qu'il se réclamait de Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche. A cet égard, ayant eu l'occasion d’assister à des cours de Christophe Bouriau sur Schopenhauer, j'ai pu constater que Rosset s'inspirait très souvent de Schopenhauer, au point où je me demande s'il ne lui est pas davantage tributaire qu'il ne l'est de Nietzsche lui-même, dont il fait pourtant sa figure tutélaire.
Adèle van Reeth déclare dans une récente émission des Nouveaux Chemins de la Connaissance que pour elle, Rosset était le plus grand philosophe vivant. Si c'est le plus grand philosophe français, ça se discute, vu que c'est un peu le désert en ce moment. Mais si c'est sur le plan international, je ne pense pas que ce soit justifié, à moins de considérer qu'il n'existe de philosophie que française, ce qui était un peu le cas de Rosset, qui avait sur la "philosophie analytique" les mêmes préjugés que l'inénarrable Deleuze et qui, bien qu'il se prétendît en butte aux autres philosophes universitaires français, partageait avec eux le préjugé selon lequel ce qui est adoubé par la philosophie académique française est véritablement ce qui a de la valeur en philosophie. 
D'une manière générale, je pense que Rosset représente plus une queue de comète que le sillage d'un courant philosophique important - en gros, ce qu'on appelle le spinozo-nietzschéisme. S'il a eu raison de tirer à boulets rouges sur Derrida le déconstructeur pédant et ratiocineur, lui-même est loin d'être exempt de pédantisme quand on l'écoute discourir sur la musique ou sur le vin. Il donne son avis, mais ce n'est pas très original. Il n'aime pas Brahms? Moi, si. Il n'aime pas le jazz? Moi aussi. Il aime le vin jaune? Moi aussi. Et alors??? Bref, il n'y a pas qu'en musique et en vin que son manque d’originalité transparaît. En philosophie, je pense que c'est aussi le cas et c'est ce qui empêche qu'on le considère pour autre chose qu'un philosophe mineur (ce qu'il savait d'ailleurs, à l'en croire). 
A ce sujet, je pense que je peux citer une anecdote qui m'apparaît révélatrice de sa lucidité à l'endroit de sa valeur philosophique. Une fois que j'étais passé à l'improviste dans son appartement parisien du cinquième arrondissement, je crois que c'était en 2004, il m'avait déclaré que sa philosophie manquait de solidité (c'est le terme qu'il a employé) et que le philosophe de l'après-guerre le plus important selon lui était finalement René Girard (toujours ce tropisme français...). Je pense qu'il était sur ce point sincère, en tout cas plus lucide qu'Adèle van Reeth ou Raphaël Enthoven sur la portée exacte de sa postérité. 
Le principal point de la critique qu'on pourrait lui adresser me semble-t-il porte sur sa définition du réel. Voilà un exemple de sa méthode empreinte de désinvolture et de superficialité (sans doute un hommage à Nietzsche, qui déclarait sans rire que l'on est superficiel à force de profondeur), qui à mon avis ne passera pas la rampe du jugement à venir. Lui défend, dans Tropiques je crois, le droit de ne pas définir le fondement de sa philosophie. Il invoque pour ce faire tous les grands philosophes, comme Platon ou Marx. Sauf que l'idéalisme ne peut définir son maître-concept, alors que ne pas définir le réel dans une optique immanente implique que l'on verse dans l'irrationalisme. La définition qu'il propose dans le Démon de la tautologie pose ainsi problème. Admettons que le réel se définisse comme A est A. Cela signifie que le réel est ce qui peut être nommé. Voilà une conception particulièrement réductrice et contestable du langage, qui n'amène rien au débat philosophique. D’autant qu'à d'autres endroits, Rosset estime que le réel est ce qui ne se définit pas, citant Mach ou la théologie négative, dans un sens détourné. 
Il faudrait savoir : soit Rosset propose une définition du réel, soit il n'en propose pas. Surtout, la conception à laquelle on aboutit est si flottante et vague que, finalement, son principal mérite est d'indiquer que Rosset a manqué son but, qu'on ne sait décidément pas ce que c'est que le réel après l'avoir lu et que ce n'est pas de cette manière qu'il faut philosopher. Si, malgré tout, on estime que le réel est ce qui peut être dit, connu et expérimenté, si le réel, c'est manger un bon camembert ou boire un verre de vin jaune (enfin, chez Rosset, une bouteille!), alors on peut se demander si Rosset n'a pas produit un certain art de vivre et ne s'est pas bien amusé en écrivant, mais sans faire œuvre philosophique.
Quand un journaliste raconte que Rosset est arrivé ivre mort à une conférence, provoquant l'hilarité générale des participants comme des autres conférenciers, il propose que l'on dise que Rosset était ivre de vie, sous prétexte que ce serait ça, la joie dionysiaque. Enthoven raconte une anecdote similaire dans son hommage sur Europe 1, Rosset serait venu servir du champagne et aurait fait deux ou trois plaisanteries sur Dieu. La belle affaire. 
Cela indique surtout à mon sens que Rosset était devenu people ces derniers temps, et que ce n'est pas bon signe d'être reconnu de journalistes à la mode comme Enthoven Jr. D'autre part, il est inacceptable de faire passer une addiction sérieuse, l’alcoolisme, pour la marque de la supériorité et du génie. Enfin, selon moi, cet alcoolisme mondain et mondanisé, qui n'est qu'une expression d'une manière destructrice et autodestructrice de vivre, en dit long sur la vraie nature de la joie que Rosset défend. Pourtant, Rosset lui-même estime que le bien-portant, l'homme en bonne santé, n'a pas besoin de drogues pour se guérir. On peut proposer le même raisonnement pour le joyeux, qui lui aussi n'a besoin d'aucun remontant pour éprouver de la joie - il l'est d'une manière surabondante. Devoir boire pour être joyeux, c'est précisément viser une joie perverse.
C'est ce que note Roland Jaccard, son ami de quarante ans et maître en frivolités, quand il rappelle, sur son blog je crois et en citant une lettre, que Rosset concevait le réel comme pervers. C'est assez inquiétant, comme conception, et cela en dit long sur la nature de la joie qui est ici promue. J'espère tout de même qu'au nom de l'abolition de la morale qui lui est si chère et dont il a fait la promotion à mon avis maladroite dans ses Cinq petites pièces morales, Rosset ne serait pas allé jusqu'à cautionner des déviances comme les aveux en pédophilie de son ami Polac dans son Journal intime
Quoi qu'il en soit, je noterai sur ce point qu'il peut apparaître tendance d'abolir la morale, de ne plus s'embarrasser de contraintes, mais certains exemples vous rappellent subitement que l'on ne peut vivre sans morale sans cautionner des solutions extrêmes. Là aussi, je pense que Rosset a commis une faute philosophique en confondant grossièrement la morale et le moralisme et que ses arguments ne sont justes que s'ils visent le moralisme. En d'autres termes, condamner le moralisme, oui; mais condamner la morale, c'est une autre affaire, et la confusion risque de se révéler rédhibitoire.
Une donnée positive chez Rosset : la qualité de ses anecdotes, qu'elles soient tirées de la vie ou des multiples œuvres qu'il a lues. Rosset n'est pas seulement quelqu'un de fort cultivé, c'est aussi quelqu'un qui sait faire profiter son lecteur de sa culture tout terrain si l'on peut dire. Certains semblent lui avoir reproché de citer dans le même paragraphe Hergé et Heidegger. Sur ce point, je suis certain qu'on se souviendra de Hergé dans quelques siècles; pour Heidegger, j'en suis nettement moins sûr, n'en déplaise aux idolâtres du maître qui avait lui aussi aboli la morale chrétienne, pour la remplacer par une morale de la destruction de calibre posthégélien (tout ce qui n'est pas de l’Être ici et maintenant doit être détruit). 
Une autre anecdote dont je me souviens concernant Rosset : une fois que je prenais avec lui l'apéritif dans son salon, à côté de son bureau de travail, je crois en 2006, il me déclara ex abrupto, avant de rejoindre un restaurant délicieux, italien je crois, qu'il était au fond un anarchiste de droite. Sur le coup, je n'ai pas compris l'affirmation et j'ai cru à une boutade, lui qui en était coutumier (et qui était d'ailleurs fort drôle). Par la suite, j'ai compris qu'il ne plaisantait à mon avis pas. Nietzsche était pour lui un anarchiste de droite et il estimait qu'il l'avait bien lu, contrairement à ceux qui l’avaient nazifié et comme à ceux qui l'avaient gauchisé. Là aussi, je suis d'accord avec lui. Nietzsche n’était ni un gauchiste, ni un nazi, mais bel et bien un anarchiste de droite, inégalitariste, dominateur, oligarque, avec cette spécificité que son approche se voulait esthétique et musicale, et non politique. Si l'on ajoute que Schopenhauer était un fieffé individualiste, lui aussi ultraconservateur et atrabilaire, on prendra la mesure des modèles intellectuels qui inspirèrent Rosset. 
On pourrait poursuivre sur le plus intéressant, qui porte sur le double et sur le néant. Mais je garde ces thèmes pour plus tard. Je remarquerai ici seulement que le double est une thématique nietzschéenne. Rosset n'a fait que l'examiner plus en détail, je pense en en faisant un usage mal compris. Quandt au néant, il est frappant de constater que Rosset, qui pense avoir rompu avec la métaphysique comme il a rompu avec la morale, tient sur le néant le même jugement que Descartes, ce qui rappelle à quel point il en reste au format moderne de la philosophie - tel que Descartes l'a inaugurée. 

En conclusion, je pense qu'il n'est pas exagéré de se montrer des plus sévères avec ce genre de philosophie pour happy few. Le problème est que Rosset a promu un mode de vie dangereux, né d'une conception perverse du réel. Il a été fidèle à la philosophie de Nietzsche en l'explicitant et en la rendant drôle. Mais derrière ce charme et ce style oscillant entre désinvolture et éruditions, on se rend compte que la joie en question est de texture mauvaise et que ce qui attend l'homme qui pratiquerait cette manière de considérer les choses seraient l'autodestruction et le fait de vivre dans une bulle de petit privilégié se croyant au-dessus des autres, parce qu'on est plus intelligent et plus riche. 
Là encore, il ne faudrait pas oublier la conception que Schopenhauer entretenait de la société. La plupart doivent vivre dans l'aveuglement, quand seulement quelques esprits supérieurs et libres peuvent affronter la vérité. Ainsi pour la religion et l'athéisme. Pour Nietzsche, c'est encore pire. Dans une lettre de jeunesse dont je ne retrouve plus la source, il déclare ainsi que la masse doit travailler pour que les grands esprits dont il fait bien entendu partie puissent prospérer. Rosset dans le droit fil de cette tradition si connotée entend promouvoir un mode de vie qui ne vaut ainsi que pour quelques-uns. Autrement dit, il fut un philosophe de coterie, au sens où les spinozo-nietzchéens et autres schopenhaueriens de la tradition la plus parisianiste ou balnéaire se retrouvèrent en son mode de vie. C'est ce qu'il voulait. N'être lu que par un petit nombre de lecteurs fidèles et passionnés, les autres ne valant pas tripette. Surtout, ne discuter qu'entre pairs. Ne pas fréquenter la plèbe, les gens du ressentiment, ne surtout pas argumenter avec les faibles. Socrate n'avait qu'à bien se tenir, Rosset fut un sophiste de tendance fin de cycle.